De l’imbécile congénital grand format: Le Dégoût de Horacio Castellanos Moya

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Dans un chapitre de À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Hervé Guibert consacre quelques pages à injurier avec une verve incroyable l’écrivain Thomas Bernhard : « Je haïssais ce Thomas Bernhard, il était irrémédiablement un meilleur écrivain que moi, et pourtant, ce n’était qu’un patineur, un tricoteur, un ratiocineur qui tirait à la ligne, un faiseur de lapalissalades syllogistiques, un puceau tubard, un tergiverseur noyeur de poisson […] » (1990, p. 214.) En prenant le parti de l’insulte, Guibert détruit à sa façon le style d’un écrivain qui l’a influencé. L’insulte, cette pratique odieuse, n’est-elle pas la seule façon de rendre hommage à un grand écrivain ? Même si elle demeure toujours des plus intimes, l’insulte littéraire opère un détachement envers l’insulté.

Le roman d’Horacio Castellanos Moya, Le Dégoût. Thomas Bernhard à San Salvator, construit, comme chez Guibert, une figure littéraire à partir de l’écrivain réel. La haine d’Edgardo Vega, le personnage principal du roman, est sienne. Elle n’est pas dirigée vers Bernhard, mais contre le San Salvador. Bien que de Bernhard il emprunte le style, la hargne et le nom1, Vega est l’être le plus dégoûté qui soit. Le San Salvator, sa terre natale, est la plus abjecte. Ce roman, qui reprend admirablement le style de Thomas Bernhard, du moins tant dans la traduction française de Moya que dans celle de Bernhard, s’empare de la haine du personnage principal pour l’ériger comme un absolu. Cette haine est pourtant plus universelle qu’elle semble l’être. Un lien se tisse entre l’Autriche détestée de Bernhard et le San Salvador maudit par Vega.

La haine que Vega voue à sa nation n’est pas gratuite bien qu’elle soit exagérée. Dans le San Salvador, on n’enseigne plus la littérature à l’université. L’art, comme la littérature, n’y a pas sa place. Le frère de Vega lui propose de quitter le Canada et de revenir au San Salvador pour profiter de ce manque. Il serait, ainsi, le seul professeur d’histoire de l’art du pays. Vega y décèle un piège. Son frère n’a rien compris. Il pense que l’art s’enseigne comme n’importe quel autre domaine et dans n’importe quelle condition : « Mon frère doit être un imbécile grand format pour croire que je pourrais être disposé à abandonner ma chaire d’histoire de l’art à l’Université McGill pour donner des cours dans des bauges infectes d’écoles maternelles qui se sont autobaptisées universités […] » (Ibid., p. 47.) Vega est là pour l’enterrement de sa mère et il retournera au Canada ensuite.

Cette haine toute portée vers le San Salvador est plus universelle qu’elle ne semble l’être. Elle est d’abord en résonance avec la haine de l’Autriche de Bernhard. Lorsque Vega s’attarde à décrire les particularités de l’imbécillité congénitale de ses concitoyens, ses descriptions pourraient étonnamment décrire bien d’autres pays.( Il s’emploie, par exemple, à démonter de quelle manière les termes relatifs à l’excrément s’inscrivent dans le discours de ses semblables :

Je n'ai jamais vu de gens avec autant d'excréments dans la bouche que ceux dans le pays, Moya, ce n'est pas pour rien que le mot « merde » est leur principal tic de langage, ils n'ont pas d'autre mot à la bouche que « merde », leur vocabulaire se limite au mot « merde » et à ses dérivés : merdique, emmerder, merdier. […] Juandro que je vois pour la première fois m'appelle « ma crotte » avec familiarité, je déteste avec une intensité toute spéciale qu'un quincaillier nègre que je viens de rencontrer me dise à tout bout de champ « ma crotte », qu'il m'appelle « ma crotte » comme si j'étais une portion d'excrément humain. C'est horrible, Moya, il n'y a que dans ce pays qu'il peut arriver de pareilles choses, [...] (Ibid., p. 90-91.)

Toute la haine et la hargne de Vega à l'égard de son ancien pays, le San Salvador, est inscrite dans cette merde. Il semble relier ce vocabulaire fécal à l'identité nationale de son pays, alors qu'au fond, le passage aurait pu être écrit par des habitants originaires d’autres contrées.

La scène finale du roman où Vega perd son passeport canadien dans un bordel avec son frère et Juandro expose l’exagération à la base du texte. Il méprise son pays mais, en même temps, Vega espère toujours que les habitants de ce pays se secouent. Sa haine exagérée, même si elle ne trouve jamais d’auditeur sinon un ami à Montréal, vise à faire bouger l'ordre du monde. Le dégoût idéaliste de Vega est bien plus philanthrope que misanthrope. L’entreprise rate sa cible. C’est peut-être justement dans l’échec de ce but inavoué qu’elle devient de la littérature.

 

Bibliographie

GUIBERT, Hervé. 1990. À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Paris : Gallimard, 267 p.

Moya, Horacio Castellanos. 2003. Le Dégoût. Montréal : Les Allusifs, 98 p.

 

Pour citer cet article: 

Paquet, Amélie. 2007. «De l’imbécile congénital grand format: Le Dégoût de Horacio Castellanos Moya», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/paquet-9> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Paquet, Amélie. 2007. «De l’imbécile congénital grand format: Le Dégoût de Horacio Castellanos Moya», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, p. 85-88.