« Vous avez joui ! » Les déflagrations de Féerie pour une autre fois

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Aux suites de la Deuxième Guerre mondiale s’est progressivement mise en place une idéologie de l’irreprésentable, en vertu de laquelle s’imposerait à chaque écrivain l’impossibilité de représenter les horreurs de cette catastrophe sans précédent. Ainsi, non seulement l’entreprise littéraire serait-elle vouée à l’échec, elle devrait rechercher cet échec afin d’obéir aux impératifs de la pudeur devant la douleur des victimes. Il y aurait lieu de se demander si, tout en ressassant la nécessité de la mémoire, on ne tenterait pas alors de se préserver des atteintes de celle-ci à travers une apparente résignation quant à la défaite des moyens de la représentation. Prendre le parti de l’irreprésentable, n’est-ce pas refuser d’aller jusqu’au bout de la mémoire?

À rebours de ce mouvement, Féerie pour une autre fois de Louis-Ferdinand Céline plonge le lecteur directement au cœur du désastre. Sans considération quant à la pudeur à laquelle contraindrait la douleur et non sans infliger à son lecteur une violence indéniable, Féerie refuse de corroborer l’idéologie de l’irreprésentable. Cette violence et cette impudeur profondes expliquent d’ailleurs, à mon sens, l’échec commercial et critique de Féerie, qui, dès sa sortie, fut confinée au rang d’œuvre irrecevable et y demeure encore à plusieurs égards. Philippe Muray analyse dans son essai consacré à Céline le rapport de l’écrivain à l’irreprésentable :

Les camps, les charniers, les continents basculant l’un après l’autre dans l’horreur dépassaient toutes les possibilités de représentation de l’enfer, a-t-on dit alors. Et devant ce qu’il faut appeler l’interdit de la représentation de l’ensemble qu’aura été le XXe siècle, beaucoup ont baissé les bras. Céline est de ceux qui n’ont pas cédé à la nouvelle loi qui disait : tu ne me prononceras pas, tu ne me calculeras pas et ne m’arpenteras pas, tu ne me dénombreras pas et ne me nommeras pas, afin que je continue à passer pour l’infini invisible. Il ne s’est pas courbé sous le commandement de l’abstraction. Il n’a pas obéi à la pleutrerie de la non-représentation de l’irreprésentable. Il n’a pas abstractisé, surréalisé, naturalisé, occultisé, psychologisé. (Muray, 2001, p. 24-25.)

Le rejet de la non-représentation est constitutif de la restitution de l’Histoire que l’ensemble du texte désire accomplir. Féerie s’approprie le devoir de mémoire et en fait même un de ses leitmotivs : « […] je dis! toute l’histoire! » (Céline, 1995, p. 202), « je vous dois l’Histoire! » (ibid., p. 415). Ce n’est qu’en assumant jusqu’au bout la nécessité de la représentation et en ne succombant jamais à l’économie des détails, affirme Ferdinand, qu’il est possible de parvenir à nous rendre l’Histoire. Avec toute la brutalité dont il est capable, Céline opère avec l’Histoire une confrontation directe qui procède d’une mise en contact de son lecteur avec les chairs abîmées, les déflagrations et les décombres. L’Histoire n’est plus une immense machine que l’on tient à distance. Elle est une affaire d’intimité. Dans un même mouvement, Céline met en relation l’histoire intime de Ferdinand, son lecteur — qu’il souhaite, de son propre aveu, saisir dans « l’intimité de ses nerfs! en plein dans son système nerveux! » (Céline, 2002, p. 99) —, et l’Histoire.

Infamies

On connaît les démêlés de Louis-Ferdinand Céline avec la justice à la suite de la Libération. La nature précise des accusations portées contre Céline demeure toutefois un fait moins répandu. Ce dont est d’abord accusé Céline, c’est d’avoir trahi la France. La première partie de Féerie raconte, dans une chronologie fracturée, la période de l’Épuration des collaborateurs et l’emprisonnement de Céline. Elle se termine sur le début du bombardement de Paris par les Alliés pendant la nuit du 22 avril 1944, que la deuxième partie relate, pour sa part, dans ses moindres détails. C’est donc une période assez trouble de l’Histoire de la France que Céline entend décrire dans Féerie. Deux moments culminants de l’histoire intime de Ferdinand et de l’Histoire de France surviennent simultanément à la fin du premier volume : l’outrage de Jules contre Ferdinand et le début des bombardements sur Paris. Dans cette scène au cœur de mon analyse, Jules Larpente, l’artiste amputé qui se déplace grâce à une caisse à roulettes, s’engouffre, en pleine rue, sous la jupe d’Arlette, l’épouse de Ferdinand. Tandis que s’entame le « combat aux nuages », Arlette accorde à Jules des privautés. Il n’est pas anodin que les deux événements se produisent au même moment. Ils sont confondus. Ainsi, lorsque Ferdinand s’exclame : « Ah! remémorer ces forfaits! quel traquenard! » (Céline, 1995, p. 202), une incertitude demeure quant à la nature des forfaits annoncés. Évoquent-ils l’outrage contre Ferdinand? Ou les bombardements sur Paris seraient-ils plutôt désignés comme un crime commis contre la France? Il faut également s’interroger sur la nature du traquenard mentionné par Ferdinand. Il pourrait tout autant s’agir du piège qui risque de se refermer sur le narrateur par la remémoration de « ces forfaits » que d’un piège tendu au lecteur, pris à partie dans cette mise en récit de la mémoire.

De même, une indétermination se glisse dans le discours rapporté de la foule lorsque s’entame le « combat aux nuages » : « Les gens regardent pas, heureusement! Ils regardent en l’air! et ils s’injurient! ils se traitent de fias! d’aveugles! de sourds! qu’ils se laissent pas passer! que c’est infâme! que ç’a pas de nom!… » (Ibid., p. 203.) L’accusation d’infamie occulte la source de la parole. La voix de la foule est amalgamée à celle du narrateur. Nous ne sommes pas certains si l’infamie est une injure lancée par la foule ou si elle provient de Ferdinand, tout comme il nous est impossible de déterminer si ce jugement est posé sur le spectacle de la foule, sur le « combat aux nuages » ou sur l’étreinte de Jules et Arlette. Le qualificatif se substitue aisément à l’un ou l’autre de ces éléments. Le bombardement de Paris est ainsi rapproché de l’infidélité d’Arlette avec Jules.

La maîtrise des signes

Avant d’analyser plus profondément ce rapprochement, il importe d’étudier les personnages d’Arlette et de Jules. L’épouse de Ferdinand est d’abord définie par son art, le ballet, louangé par le narrateur à plusieurs reprises. Elle incarne ce que Ferdinand nomme sa « petite religion de la danse » (Ibid., p. 201). Elle est tout en muscles, en équilibre et en souplesse. Grâce à ces attributs, elle possède une maîtrise absolue des signes : « Oh, elle a les signes Arlette, heureusement!… les danseuses, les vraies, les nées, elles sont faites d’ondes pour ainsi dire!… […] C’est utile dans les heures atroces… hors des mots alors! plus mots! Les mains seulement! » (Ibid., p. 124.) Une telle maîtrise ne représente évidemment pas peu de choses pour un écrivain dont le rapport aux signes s’avère toujours conflictuel.

En plus d’accuser, dans le roman, l’insuffisance de la parole1, Céline y rappelle la tension insoluble que contient toute son œuvre entre la nécessité de la parole et la tentation du silence, condensée magnifiquement dans l’incipit de Mort à crédit :

Je pourrais moi dire toute ma haine. Je sais. Je le ferai plus tard s’ils ne reviennent pas. J’aime mieux raconter des histoires. J’en raconterai de telles qu’ils reviendront, exprès, pour me tuer, des quatre coins du monde. Alors ce sera fini et je serai bien content. (Céline, 1952, p. 14.)

Dans Féerie, Ferdinand souligne le péril dans lequel l’écriture nous entraîne : « Le roman est venu… J’ai continué, alas! alas! tout petits bénéfices d’abord et puis menottes! cachots! haines! n’écrivez jamais! » (Céline, 1995, p. 43.) Si elle s’impose comme une nécessité, l’écriture n’en devient pas moins un geste héroïque dans un tel contexte : « J’ai écrit tout ce qu’il fallait, j’ai donné tout ce que je pouvais. » (Ibid., p. 220.) Remarquons toutefois que cet héroïsme de l’écrivain n’est jamais que suggéré. La danseuse seule se voit gratifiée d’un héroïsme nommément désigné : « Elle a pas besoin de mes conseils! Je parle de ma bravoure, moi, faraud! mais alors Lili un petit peu! elle parle pas elle de sa bravoure, elle est, et c’est tout! » (Ibid., p. 312-313.)

Si la danse est qualifiée d’héroïque, elle n’expose toutefois pas aux mêmes dangers que l’écriture. Ce sont les mots qui provoquent les perditions : « Tous les malheurs viennent d’un mot de trop!… » (Ibid., p. 70.) La maîtrise des signes que possède Arlette lui octroie, de plus, une maîtrise dans son rapport au monde. Au contraire, Ferdinand souffre de sa propre maladresse à manipuler les signes. De là découle son malheur. Bien qu’ils ne soient pas mentionnés de façon explicite dans le roman, les pamphlets se profilent derrière les accusations que Ferdinand évoque, mais dont il ne précise jamais la nature à l’intérieur du roman. Après avoir relaté les innombrables menaces auxquelles il est confronté en raison de ces accusations, Ferdinand soutient cette défense :

En sorte surtout de la guerre 14! Pour ça que je me suis insurgé! que j’ai piqué la colère! la Nom de Dieu! que ça recommence pas! Je voulais empêcher l’Abattoir! Ah, merde alors qu’est-ce que j’ai pris! Il m’a montré l’Abattoir de quel bois il se chauffe! Si ça se dresse les évangélistes! mon petit stylo subversif! (Céline, 1995, p. 79.)

La faute de Ferdinand est ainsi rattachée à la colère qu’il a exprimée à l’aide de son « petit stylo subversif ». Deux éléments ressortent de cette défense : il a agi par pacifisme, afin d’« empêcher l’Abattoir », et il a échoué à contrôler les effets de ses textes. Ferdinand n’a pas su manipuler les signes pour ordonner, comme il l’espérait, le déroulement de l’Histoire.

Une classique

Une constante se dessine dans ce rapport antagoniste aux signes. Arlette posséderait toutes les habiletés qui font défaut à Ferdinand. Elle est constituée, à travers le discours de Ferdinand, comme une figure idéale :

Heureusement Arlette, raison même! Pas divagante, pas hystérique, jamais!… […] C’est une classique… elle a l’héroïsme comme elle danse et l’élégance et la gentillesse… La tenue suprême… Jamais à trouver maladroite hésitante au son de son cœur… (Céline, 1995, p. 123.)

Elle personnifie plusieurs vertus qu’on ne trouve ailleurs, dans Féerie, que dans le personnage d’Ottavio2, et qui demeurent très rares dans l’ensemble de l’œuvre de Céline. Dès Voyage au bout de la nuit3, l’impossibilité de l’héroïsme est décrétée, et les hommes se distinguent par une méchanceté irrévocable. Arlette est représentée comme l’unique gardienne de la raison contre l’hystérie collective.

La folie ne constitue plus la sanction portée contre quelques individus marginalisés. Elle est plutôt l’apanage de la collectivité, comme Ferdinand le stipule d’emblée au début du roman :

Le môme il oserait pas me buter, là tout de go! d’autor et plaff! […] Il a l’air sournois mais pas fou… Il faut être fou pour tuer un homme de face, bout portant… Ça demande un certain délire… il a pas le délire… Je le verrais… S’ils étaient venus à trois ou quatre ils auraient le délire… Tout seul, il est con, et c’est tout… con!… (Céline, 1995, p. 25.)

Ce délire caractérise plus particulièrement la France de la Libération alors que l’épuration des collaborateurs est qualifiée d’« équarrissage public des traîtres » (ibid., p. 28), de règlement de compte qui s’apparente, tout autant que la guerre, à une boucherie. Le caractère dément de cette justice, selon l’interprétation qu’en fait Céline, est dénoncé explicitement : « Folie, cohue, les mêmes en Grève à l’équarrissage national! à l’arrachage des yeux des vaincus! Les grands orgasmes des Prudents! » (Ibid., p. 52.) Par une métonymie, la folie est rapportée à la Patrie : « […] la France est folle!… » (Ibid., p. 68.) La France est personnalisée sous les traits d’une hystérique.

Impuissance et vertu

Nous nous retrouvons ainsi en présence de deux femmes : la France, folle, et « Arlette, raison même! » Dans l’extrait qui relate l’outrage de Jules contre Arlette, et dont j’ai entamé plus tôt l’analyse, Arlette est également définie comme une figure maternelle, dont Ferdinand ne manque pas de souligner la vertu :

Il s’en prend donc à Arlette! […] qu’était comme une sœur en somme, ma femme, et pas gringueuse ni rien, gigolette, croche-cœur!… Oh là, non! seulement gentille avec lui, très gentille. — Pauvre Jules! Pauvre Jules! […] plus indulgente que moi, certes!… maternelle! je dirais… Sororale! Une sœur! […] la charité… (Céline, 1995, p. 202.)

Un glissement s’opère cependant, sur lequel Ferdinand ne revient à peu près jamais. À un moment précis, immédiatement après avoir plaidé pour la vertu d’Arlette, alors que Jules s’engouffre sous la jupe de cette dernière, Ferdinand remet en cause sa confiance en la vertu de son épouse : « Arlette peut pas bouger, remuer… elle peut!… elle pourrait!… elle est forte des cuisses!… elle pourrait y écraser le visage! » (Ibid., p. 204.) La vertu est ainsi réduite à une simple impuissance du sujet. En considérant la puissance des cuisses de la danseuse, nous en concluons que celle-ci consent délibérément à l’assaut de Jules. Lorsqu’un peu plus loin Jules demande à Arlette de poser nue pour lui, Ferdinand réitère son plaidoyer en faveur de la vertu de son épouse. Arlette hésite malgré l’insistance de Jules et n’accepte, apparemment, qu’après que Ferdinand lui a accordé la permission de le faire.

Une complicité avec Jules dans l’outrage contre Ferdinand s’établit cependant quelques instants plus tard. Au moment où Ferdinand s’apprête à attaquer Jules, Lili s’esclaffe :

J’y entrais entier dans la gueule!… Il relève le tarin… l’ouvre grande sa gueule! exprès!… exprès!… Il me défie!… […] L’Arlette sur le lit-cage, là, nue écartée… elle se met à rire! Ah mais à rire! rire!… les éclats!… et tous les deux!… rire! rire! […] Ah que je suis drôle! Ils gloussent esclaffent!… tous les deux!… (Céline, 1995, p. 212.)

Ce rire, qui les ligue contre Ferdinand, scelle leur complicité : « Ils m’ont assez vu tous les deux!… Ce qu’on a rigolé!… Oh oui! — Allez maintenant, carre! Il répète… là lui cul-de-jatte chiote!… sournois!… bon!… bon!… en effet! Je vois… ils sont d’accord… » (Ibid., p. 213.) Arlette devient ainsi complice des forfaits de Jules. L’outrage n’est plus dirigé contre elle, mais bien contre Ferdinand.

Une France idéale

À l’exception de cette scène centrale, la figure d’Arlette demeure quant à elle préservée de toute souillure. De même que la France est représentée comme une femme, Arlette possède certaines caractéristiques de la femme-nation, de la mère patrie, précisément par le caractère maternel que Ferdinand lui prête, mais également par son héroïsme. Elle se voit octroyer les attributs d’une France idéale : élégante, tout comme la langue française est qualifiée par Ferdinand de « royale » (ibid., p. 68), raisonnable et classique.

La mise en relation du personnage d’Arlette et de ce patriotisme soudain produit une figure idéale de la France, ancrée dans l’âge classique. Ferdinand exprime sa nostalgie de la monarchie :

Avant l’ère des Libérations un prince vous sortait de cellule d’un mot! un Noël! Maintenant! allez voir! Ah la situation est toque! Le roi Oluf, là d’où je me ronge, il pourrait pas me sortir d’un mot! Il se ferait fesser par la foule si il lui venait la moindre fredaine. (Céline, 1995, p. 36)

La Révolution française et la Libération de la France sont confondues en une expression : l’ère des Libérations. Elles poursuivent toutes deux un même processus de déchéance par rapport au classicisme. Arlette représente par ailleurs tout un registre esthétique tendu entre l’Antiquité — Ferdinand se qualifie lui-même d’Athénien (ibid., p. 24) — et le classicisme français. L’esthétique à laquelle s’associe Arlette est définie par son élégance, sa force et son équilibre. Arlette voltige au-dessus du désastre sans s’y abîmer à aucun moment.

Tout jouissant d’être affreux

À l’extrême opposé de ce classicisme se situe le personnage de Jules Larpente, l’artiste à moitié amputé, satyre autant par sa lubricité que par sa constitution physique. Une caisse à roulettes qui lui permet de se déplacer remplace la partie inférieure de son corps et se substitue aux pattes de chèvres que possèdent habituellement les satyres. La comparaison mythologique, loin d’être farfelue, restitue très bien le ton donné dans les descriptions de Jules. Celui-ci nous situe d’emblée dans le mythe. La féerie évoquée dans le titre acquiert ainsi le sens d’une mythologie qui réunit sans distinction les univers mythologiques antiques, bibliques et modernes. Sous plusieurs aspects, les personnages de Féerie se rapprochent davantage des acteurs du mythe que du roman. Ils sont préservés de toute tendance psychologisante, possèdent un caractère typé et sont également confrontés à un événement d’une grandeur sans égal4.

Parallèlement à cette dimension mythique, Jules est caractérisé presque exclusivement par son art, sa lubricité, son alcoolisme et son caractère abject. Ferdinand le décrit « tout jouissant d’être affreux » (ibid., p. 184). Jules n’est d’ailleurs pas le seul! Un large cercle d’admirateurs gravite autour de lui, et les élèves d’Arlette se bousculent à sa porte pour poser nues pour lui. Ferdinand lui-même déploie une verve déroutante pour décrire dans ses moindres détails l’abjection de Jules. Il témoigne d’une inventivité et d’une passion impressionnantes dans les insultes proférées contre lui. L’abjection de Jules lui procure une source de jouissance inégalée. Ferdinand jouit véritablement des êtres affreux, de l’abjection des autres — de celle de Jules, plus que tout autre —, et de la sienne propre.

La condition physique de Jules, loin de lui être défavorable, est un outil de séduction auprès des femmes. Ferdinand désigne « son malheur [comme] son terrible atout!… » (ibid., p. 202). Bien plus important encore, ce malheur de Jules autorise précisément sa jouissance. La question du prix à payer parcourt Féerie, de même que l’ensemble de l’œuvre de Céline. Selon la conception célinienne du monde, chacun doit payer de sa vie et de son œuvre. Jules possède cette condition exceptionnelle qui, l’ayant amené à rembourser sa dette, lui permet de jouir désormais sans limite. Il est affranchi d’avance de toute culpabilité.

Ce qui n’empêche pas Ferdinand d’inculper Jules, lequel se voit conférer la fonction d’instigateur de la catastrophe. Dans la scène qui nous intéresse plus particulièrement, la déclaration de Jules à Arlette remplit la fonction d’une déclaration de guerre. Immédiatement à sa suite s’entament les bombardements :

— Je t’aime! Je t’aime! Pars pas Arlette! Pars pas! Je t’adore.

La déclaration. Il l’enserre, l’enserre dans ses bras… sur le trottoir que ça se passait… vous voyez!…

— Attends chérie! Attends! Attends!

C’était chouette pour les gens de l’avenue! Heureusement ils regardaient en l’air, y avait juste un combat aux nuages! Enfin, on croyait… (Céline, 1995, p. 203.)

Les forfaits et l’infamie perpétrés par lui ne sont cependant pas tout de suite associés explicitement au cataclysme qui secouera Paris. L’imputation à Jules de la responsabilité de ce désastre ne provient au départ que de la simultanéité des deux actions et de la confusion entre les deux événements. Ferdinand rappelle cependant plus tard à quelques reprises que Jules « commandait » la scène (ibid., p. 208 et 209).

Compromissions

Un autre processus d’inculpation traverse le roman par le biais de l’intégration et de la mise en scène du narrataire. Une des premières évidences qui nous frappent à la lecture de Féerie repose dans cette interpellation constante du lecteur qui, sans être nouvelle5, prend une forme et occupe une fonction radicalement différentes de celles qu’elle avait pu remplir jusqu’à maintenant. Les relations avec le lecteur étaient jusque-là demeurées relativement courtoises. Féerie transforme quelque peu cette approche. Ferdinand ne se contente pas de s’adresser à son lecteur, il le fait parler en lui prêtant un ton le plus souvent accusateur : « Vous avez les droits du plus fort, lecteur vengeur! Vous dites “Ce faraud nous induit”! […] Eh bien, dites donc alors Augsbourg! » (Ibid., p. 56.) Le lecteur est de ce fait associé à la foule enragée des accusateurs, dont la représentation violente et grotesque nous conduit plutôt à vouloir nous en dissocier.

Un autre procédé plus étonnant se déploie dans les insultes proférées par Ferdinand contre le lecteur : « […] d’abord y a votre ignoble façon de lire… vous retenez pas un mot sur vingt… vous regardez au loin, fatigués. » (Ibid., p. 227.) Utilisant un ton provocateur, il va même jusqu’à le défier : « Mon style vous heurte? » (Ibid., p. 227.) Une telle approche surprendrait si nous postulions que Ferdinand tente de se disculper aux yeux du lecteur vengeur, institué comme juge. Je l’affirmais cependant plus haut, sa révérence occasionnelle devant le lecteur relève plutôt d’un jeu. Ferdinand porte plainte devant un tribunal qui outrepasse le lecteur6. Il peut alors à sa guise invectiver ce dernier.

Ferdinand choisit donc d’exercer une violence plutôt qu’une séduction à l’égard du lecteur. Il tente de le faire passer aux aveux, de le faire parler. Et il le fait d’ailleurs, concrètement. Ferdinand fantasme la parole du lecteur, il l’incorpore au texte. On ne peut manquer de remarquer le caractère totalitaire du procédé, qui impose d’avance au lecteur une parole. L’humour qui y est associé ne change rien à son effet pragmatique. Ferdinand tente également d’arracher des aveux, et c’est là toute l’action du texte, de soutirer au lecteur l’aveu de sa jouissance et de sa fascination. Le premier dialogue imaginé entre le lecteur et Ferdinand repose d’ailleurs sur l’exhortation à l’aveu de la jouissance :

— Vous avez joui!

— C’est possible!

— Vous avez raison!

— Quel mérite?

Grand bien leur fasse! (Céline, 1995, p. 32-33.)

Il est difficile d’identifier l’instigateur de ce premier aveu. Une confession du partage de la jouissance découle de cette indétermination.

Un long processus d’extraction de l’aveu de la fascination est également mis en place, particulièrement dans le deuxième volume du texte. Les innombrables évocations du caractère esthétique saisissant des bombardements ne procèdent pas, à mon sens, à une exaltation de la beauté de la guerre comme l’affirme Denis Ferraris dans son article « La guerre en ses atours : esthétique du charivari » (1986). Elles tentent explicitement en quelques occasions d’entraîner le lecteur dans le partage de l’éblouissement :

[…] un jour jonquille, d’un vif, d’un vif!… tout l’air! tout le ciel!… les toits… tout Paris! si vous seriez éblouis!… rien que les toits! le miroitement des tuiles!… bijoux! diamants!… les bombes éclatent là-dedans en fleurs! rouges! rouges! en œillets! (Céline, 1995, p. 253.)

En témoignant de sa propre fascination, Ferdinand réussit plus efficacement à contraindre le lecteur à confesser la sienne, soulignant, du coup, leur complicité :

[…] la Butte est plus qu’un cratère en pleine éruption! on peut pas dire que c’est laid… non!… même moi qui suis pas peintre du tout, je suis éberlué des coloris!… je me dis : c’est une somptuosité!… ça arrive pas tous les jours!… je me dis : quelle violence! et quels frais!… je regarde aux frais… (Céline, 1995, p. 257.)

Sans lui assigner une position précise, le narrateur entraîne le lecteur à s’emparer de la position que lui-même occupe, à devenir ainsi à la fois un spectateur et un acteur de cette féerie.

Au-delà de l’aveu de la jouissance et de la fascination, la compromission générale du lecteur apparaît comme le principal enjeu de ces procédés :

— Mais vous m’aidez pas non plus! vous me laissez étouffer, râler!… et sous quoi? je sais plus!… sous les locataires? sous les meubles?… vous me tirez de rien!… et vous imitez rien non plus!… pas un seul brroum!… je suis obligé de faire tout tout seul! cyclones!… phosphores!… jusqu’aux passes magiques du Jules!… ses fantasmagories mimées… je ferais sa gondole un peu plus!… vous découragez le chroniqueur le chroniqueur… de mèche!… de mèche! y aura plus de récit! et voilà! y aura plus d’Histoire!… […] vous aurez été complices! […] Ah, souvenirs! si vous en foutent! vous m’aiderez pas à rien retenir!… je vais tout perdre! tant pis! vous voulez pas être compromis? vous avez tort!… (Céline, 1995, p. 391-392.)

La compromission est énoncée comme le seul mode de lecture envisageable. Voilà le sens des innombrables invitations à acheter Féerie, à l’intérieur même du texte, soutenues notamment par le convaincant slogan « Qui lit Féerie dîne! Qui lit Féerie n’a plus faim! Jamais! » (Ibid., p. 158.) Stéphane Zagdanski démontre fort bien dans son essai Céline seul (1993) la rivalité entretenue par Céline avec la Bible. Ainsi, le récit de Céline ne doit pas seulement s’imposer contre les autres récits portant sur la Deuxième Guerre mondiale. Il doit surpasser l’ensemble des autres récits, et d’abord le récit fondateur de la civilisation dans laquelle il évolue. C’est là le geste le plus violent posé contre à la fois le judaïsme et le christianisme, dont il intègre les textes pour mieux les liquider. Il ne reste plus alors au lecteur qu’à absorber le Livre, à le manger, comme l’auteur de l’Apocalypse (Ap 10,8-10). Si l’auteur doit payer de ses livres et de son existence, le lecteur doit, quant à lui, payer de ses lectures et de son existence. Il doit de son existence payer ses lectures.

Une drôle de fête

Un refrain traverse le roman : « Faut-il dire à ces potes que la fête est finie? » Féerie marque simultanément l’apogée et la fin de cette fête. Alors que le début de la Deuxième Guerre avait été désigné comme la drôle de guerre, cette nuit des bombardements telle que la représente Céline pourrait être nommée la drôle de fête. Cette figure, apparue dans Voyage au bout de la nuit, caractérise la représentation de la guerre dans l’ensemble de l’œuvre célinienne :

On avait remarqué ça nous autres, une nuit qu’on savait plus du tout où aller. Un village brûlait toujours du côté du canon. On en approchait pas beaucoup, pas de trop, on le regardait seulement d’assez loin le village, en spectateurs pourrait-on dire, à dix, douze kilomètres, par exemple. Et tous les soirs ensuite vers cette époque-là, bien des villages se sont mis à flamber à l’horizon, ça se répétait, on en était entourés, comme par un très grand cercle d’une drôle de fête de tous ces pays-là qui brûlaient devant soi et des deux côtés, avec des flammes qui montaient et léchaient les nuages. (Céline, 1996, p. 29.)

La drôle de fête n’est pas tout à fait une fête. Elle n’en est déjà plus une. Elle est le lieu d’une jouissance angoissée, devant son objet et devant sa fin. La posture de Ferraris, que j’examinais plus haut, m’apparaît inexacte dans la mesure où elle fait commodément l’économie de cette angoisse qui saisit le lecteur à la lecture de Féerie pour une autre fois, ainsi que de l’ambiguïté profonde qui la structure. De même que le ferait une lecture axée sur le carnavalesque, l’analyse de Ferraris opère un renversement du négatif vers le positif, des horreurs de la guerre vers la beauté, tandis que le texte de Céline maintient, au contraire, la dialectique entre la beauté et l’horreur, l’exaltation et l’angoisse.

Cette drôle de fête est indissociable de l’infect qui touche tous ses participants. Ici, comme partout dans l’œuvre de Céline, l’infect a tout à voir avec l’infection. Muray a d’ailleurs relevé l’importance du motif de la contamination dans l’ensemble des textes de Céline, de sa thèse de médecine Semmelweis, en passant par ses pamphlets, son œuvre romanesque, jusqu’à sa correspondance. Dans Féerie, l’infection se déploie dans tous les sens. Elle concerne à la fois la foule « en rut d’atrocités » qui désire la mort de Ferdinand (Céline, 1995, p. 74), la figure abjecte de Jules, « chef d’orchestre » des bombardements (ibid., p. 277), et le lecteur que Ferdinand tente de compromettre en l’entraînant au cœur de la catastrophe. Elle prend également la forme de ces corps qui se heurtent et s’amoncellent, sous l’effet des déflagrations, se mêlant aux décombres de l’édifice effondré. Cette masse compacte de corps est sans doute la représentation la plus achevée de la fête, où s’abolissent toute individualité et, peut-être, toute humanité, mais dont tente de s’extraire un corps, celui de Ferdinand, afin de nous livrer l’Histoire, dira-t-il.

 

Bibliographie

Texte étudié

CÉLINE, Louis-Ferdinand. 1995 [1952, 1954]. Féerie pour une autre fois. Coll. « Folio », Paris : Gallimard, 633 p.

Textes de référence

CÉLINE, Louis-Ferdinand. 2002 [1955]. Entretiens avec le professeur Y. Coll. « Folio », Paris : Gallimard, 124 p.

CÉLINE, Louis-Ferdinand. 1952 [1936]. Mort à crédit. Coll. « Folio », Paris : Gallimard, 622 p.

CÉLINE, Louis-Ferdinand. 1996 [1932]. Voyage au bout de la nuit. Coll. « Folio », Paris : Gallimard, 542 p.

CLICHE, Anne Élaine. 2005. « Féerie pour un temps sans mesure. Louis-Ferdinand Céline, chroniqueur du désastre ». Chap. in Des fins et des temps. Les limites de l’imaginaire, sous la dir. de Jean-François Chassay, Anne Élaine Cliche et Bertrand Gervais, p. 59-113. Coll. « Figura », no 12, Montréal : Centre de recherche Figura sur le texte et l’imaginaire.

FERRARIS, Denis. 1986. « La guerre en ses atours : esthétique du charivari ». Revue des sciences humaines, vol. 75, no 204, p. 5-21.

MURAY, Philippe. 2001 [1981]. Céline. Coll. « Tel », Paris : Gallimard, 252 p.

ZAGDANSKI, Stéphane. 1993. Céline seul. Coll. « L’infini », Paris : Gallimard, 127 p.

 
Pour citer cet article: 

Boulanger, Julie. 2007. «"Vous avez joui !" Les déflagrations de Féérie pour une autre fois», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/boulanger-9> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Boulanger, Julie. 2007. «"Vous avez joui !" Les déflagrations de Féérie pour une autre fois», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, p. 19-31.