La passion de disparaître: À propos de L’Art, le suicide, la princesse et son agonie, de Bernard Lamarche-Vadel

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Rassemblement d’une dizaine de courts textes hétéroclites remuant une matière où le beau se mêle à l’odieux, et la grandeur à la médiocrité, L’Art, le suicide, la princesse et son agonie, de Bernard Lamarche-Vadel, est l’expression d’une étroite relation entre l’art et la mort. Plus précisément, si l’on en croit le préambule que constitue le premier chapitre, l’œuvre est le fruit d’une expérience médicale consistant à arracher un écrivain sans talent, et de surcroît suicidaire, à ses élans autodestructeurs en transformant son désir de mort en une authenticité artistique mue par l’esthétisation de l’abject. Le raisonnement du praticien est simple : confronté à « un objet où le Beau et la mort, l’exquis et l’agonie, la curiosité et l’hémorragie à jamais se confondraient » (Lamarche-Vadel, 1998, p. 18), le patient, par mimétisme, éprouverait le besoin d’investir sa propre pratique artistique de l’infernale mécanique de sa maladie, purgeant de facto ses plus funèbres affects dans la production d’une œuvre d’art authentique. En l’occurrence, l’objet est un album composé de 442 photographies d’une princesse désarticulée, agonisant au sein des décombres de sa voiture écrasée contre le treizième pilier du souterrain de l’Alma. Inspiré de ces abominables portraits, le patient rédige, en quelques semaines seulement, l’œuvre que nous connaîtrons sous le nom de L’Art, le suicide, la princesse et son agonie.

D’emblée, l’authenticité de l’art est envisagée hypothétiquement comme synthèse irréductible du beau et de l’abject : l’art n’est véritablement art que dans la mesure où sa mise en œuvre procède d’une expérience accrue de la mort. Si l’hypothèse n’est pas des plus insolites, ses prémisses, au contraire, sont plutôt étonnantes. En fait, la genèse de l’expérience thérapeutique menée à l’endroit du patient suicidaire prend la forme d’un double constat : d’une part, une série d’articles publiés dans le Quotidien du praticien confirme que la France ne compte plus, en quelque discipline que ce soit, aucun artiste qui ne soit parvenu à s’imposer durablement, et ce, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale; d’autre part, une éminente étude médicale, malheureusement demeurée interdite de publication, rend compte d’une inquiétante homologie entre le nombre d’artistes ratés recensés chaque année par les organisations qui les encadrent et le nombre de suicides avérés la même année par l’administration française. Plus encore, le praticien en relate que « le nombre des formes de suicide des Français recoupe, chiffre par chiffre, le nombre des modes d’expression généralement reconnus pour leur appartenance à une pratique artistique dans l’Hexagone » (Lamarche-Vadel, 1998, p. 15). Or, l’extravagante adéquation des nombres de suicidés et d’artistes manqués n’illustre que trop bien l’espace qui les sépare : d’un côté, ceux qui optent pour leur propre disparition; de l’autre, ceux qui tentent en vain de s’imposer durablement par la voie de l’art. En revanche, les résultats favorables de l’expérience du praticien viennent souligner et appuyer l’idée selon laquelle la valeur de l’œuvre artistique ne devient manifeste qu’à travers une relation directe et synthétique entre la pulsion de mort et le désir d’affirmation du sujet dans et par la pratique de l’art.

En dépit du constat négatif qu’il exprime à l’égard de la production artistique de la seconde moitié du XXe siècle, L’Art, le suicide, la princesse et son agonie met de l’avant un raisonnement qui nous paraît souscrire entièrement à cette formule lapidaire de Maurice Blanchot rendant compte d’une préoccupation majeure des artistes de cette époque : « Je suis, je suis seulement parce que j’ai fait du néant mon pouvoir, parce que je puis ne pas être. » (1973, p. 215.) Entretenant un rapport paradoxal au nihilisme postmoderne, l’œuvre de Lamarche-Vadel inscrit la spécificité de l’art contemporain dans une problématique de la dépossession de soi que l’on nommera, à l’instar d’Enrique Vila-Matas, la passion de disparaître (Vila-Matas, 2006, p. 98) : elle fait de la tentation du néant l’unique voie vers l’authenticité de l’art, et de la mort du sujet la condition même de ses plus retentissantes manifestations d’affirmation.

 

Bibliographie

BLANCHOT, Maurice. 1973. L’espace littéraire. Paris : Gallimard, 382 p.

LAMARCHE-VADEL, Bernard. 1998. L’art, le suicide, la princesse et son agonie. Paris : Éditions méréal, 141 p.

VILA-MATAS, Enrique. 2006. « Écrire pour disparaître ». Magazine littéraire, hors-série no 10, octobre-novembre, p. 98.

 

Pour citer cet article: 

Duriez, Shawn. 2007. «La passion de disparaître: À propos de L'Art, le suicide, la princesse, et son agonie, de Bernard Lamarche-Vadel», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/duriez-9> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Duriez, Shawn. 2007. «La passion de disparaître: À propos de L'Art, le suicide, la princesse, et son agonie, de Bernard Lamarche-Vadel», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, p. 33-35.