Imaginaire de l'écran. Prosperos Books, lecture de The Tempest

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Les relations entretenues entre le texte et l’image sont depuis longtemps à la base de conceptions particulières de la littérature, laquelle se constituerait, par exemple chez le formaliste russe Viktor Chklovski, par le développement d’une « pensée par images ». La littérature, dans cette perspective, actualise les objets du monde à l’aide des artifices du langage, non seulement en tant que représentation mimétique d’une réalité, mais aussi comme « [épreuve du] devenir de l’objet » (Todorov, 1965, p. 82). La tension entre le réel et l’imaginaire provoque une expérience artistique que la coopération entre le texte et l’image concrétise. Le poème Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897) de Stéphane Mallarmé, qui se confronte à l’épreuve du vide par la spatialité du texte littéraire — désormais image écrite —, explorait déjà, grâce à son appropriation de l’image, le support matériel du texte.

En intégrant une épreuve à la fois du vide et de l’objet au sein de l’œuvre cinématographique, la relation entre l’image et le texte dans le film de Peter Greenaway, Prospero’s Books (1991), appartient à une pensée de l’écran telle que la définit Anne-Marie Christin dans L’image écrite ou la déraison graphique (1995). Ainsi, l’« imaginaire de l’écran » ne désigne pas seulement le médium auquel a recours Greenaway pour le déploiement d’un imaginaire inspiré de Shakespeare; il présente la méthode cinématographique de Prospero’s Books qui investit les espaces laissés vacants dans la pièce de William Shakespeare The Tempest (1623) afin de fonder, à partir de l’image, un nouvel « espacement de la lecture » (Mallarmé, 1976, p. 405). Dans cette perspective, Prospero’s Books ne peut être interprété comme une simple adaptation cinématographique du texte de Shakespeare. Il devient, par les moyens du cinéma, l’actualisation d’une lecture singulière de la pièce de théâtre.

L’écriture, selon Christin, naît par la pensée du vide, pensée caractéristique de la configuration de l’image1. Cette épreuve du vide permet de construire un véhicule graphique à la parole. Prise au sein de superpositions complexes d’images, la textualité dans le film de Greenaway réinvestit sa valeur d’origine. La construction d’un univers métafictionnel, matérialisant à la fois le texte et l’image, élabore une « réflexion narcissique » (Hutcheon, 1984) sur sa propre démarche artistique. Le film développe une vision particulière de la textualité, que je considérerai d’abord à partir des deux premiers livres — the Book of Water et the Book of Mirrors —, qui apposent au sein du récit filmique les composantes initiales du pouvoir de Prospero. L’opposition entre le monde réel et celui de la fiction devient, dans l’univers de Prospero, une représentation graphique construite à partir des fragments désarticulés du monde que constituent les livres. Le passage à l'image du texte de Shakespeare, tel que l'effectue Greenaway, dévoile les mécanismes cachés de la fiction. L'exhibition des procédés du récit, par le biais de la décomposition de la structure littéraire, provoque du même coup un brouillage de la trame narrative qui génère une importante réflexion théorique sur les arts au sein du récit fictionnel.

Prospero, narrateur et narrataire

L’univers du film se construit progressivement dans Prospero’s Book. La genèse du monde de Prospero se développe au cœur de l’enchaînement des images. Le film s’ouvre sur un silencieux écran noir. Ce vide se transforme au fil du film en une surface saturée — l’impression de surcharge touche à la fois l’image, le récit et la bande sonore —, et se clôt par un retour au néant à la suite de la destruction des livres de Prospero. L’histoire est d’abord brièvement exposée par un résumé visant à introduire le spectateur au récit de la vengeance de Prospero envers son frère. La mise en situation du film, à partir d’un texte qui défile à l’écran, remanie d’emblée la position de Prospero dans la version cinématographique : « [Prospero] begins to write a play about this tempest, speaking aloud the lines of each of his characters. It is the story of Prospero’s past, and his revenge…2 ». Prospero devient ainsi le narrateur de l’histoire et se voit conférer le statut de maître des voix du texte. Les premières images, représentant des gouttes d’eau qui tombent, sont liées à une citation de Shakespeare écrite à l’écran et lue par le narrateur : « Knowing I lov’d my books, he [Gonzalo] furnished me From mine own library with volumes that I prize above my dukedom » (Shakespeare, 1991, p. 60) 3. Le procédé de superposition du texte et de l’image apparaît dès l’ouverture et pose les principaux éléments de l’univers de Prospero’s Books. Les livres sont investis d’un pouvoir plus grand que celui du titre de duc. Prospero consacre davantage d’énergie à sa bibliothèque qu’aux devoirs imposés par son duché. Antonio profite du trop grand intérêt que dédie son frère à sa bibliothèque pour usurper son titre. La vengeance de Prospero tend à prouver que ses livres contiennent le véritable pouvoir de dominer et qu’il n’avait pas tort de s’y attarder.

Le livre confronté à sa matérialité, par le truchement des premières superpositions d’images4, expose une représentation forte du texte littéraire, à la fois comme objet, image et contenu. La mise en relation du texte littéraire et de l’image permet, selon Wendy Steiner, la création d’un au-delà du langage qui appuie le signifiant du texte dans sa relation extérieure avec les objets du monde : « While maintaining this quasi-magical relation to reality, pictures also emphasize the failure of language to achieve such presence, especially when word and picture represent the same object » (Steiner, 1982, p. 142). L’interrelation des deux éléments permet une élaboration sémantique plus large, le texte n’étant plus uniquement défini par l’appui des images, mais devenant lui-même image. La configuration graphique du texte de The Tempest devient aussi importante dans les images du film que sa configuration phonétique.

La bibliothèque de Prospero constitue, dans l’œuvre de Greenaway, le centre du récit. Bien qu’aussi présente dans la pièce de Shakespeare, elle n’y est pas décrite. La monstration du Book of Water, premier livre du film, se construit à partir de la superposition d’une image de ce livre et de la première scène de la pièce, dans laquelle le navire est pris dans la tempête invoquée par Prospero. Le narrateur présente le livre comme un « waterproof-covered book which has lost its colour by much contact with water. It is full of investigative drawings and exploratory text written on many different thicknesses of paper » (Greenaway, 1991). Ce livre recèle donc la particularité de pouvoir se marier avec l’eau sans être altéré, sauf par une légère décoloration. L’union du livre et de l’eau coordonne une série d’images apposées les unes aux autres, notamment celle de la goutte d’eau tombant sur les pages tournées du livre, qui impose le rythme de la scène. Ces images se superposent à celle de la main ouverte de Prospero qui stabilise les pages du livre ouvert, attestant de son pouvoir sur l’objet. Celles-ci disparaissent ensuite pour laisser place à l’image de Prospero nu dans une piscine parcourant les pages d’un livre à la surface de l’eau. Aux premiers cris de Prospero lisant « boatswain » s'associe l’image de l’autre Prospero, qui écrit le même mot, assis à la bibliothèque. La confrontation des deux images évoque simultanément les deux positions de Prospero, à la fois narrateur et narrataire de sa propre histoire. D’un côté, Prospero tient la plume créant la fiction, et de l’autre participe au monde de sa représentation fictionnelle. La fiction est entamée par le début du mouvement d’écriture. Le décor dépouillé de la piscine évoque une genèse dont l’eau constitue le premier élément de cette vie fictionnelle. Les artifices de l’écriture sont présentés explicitement. Dans la piscine, Prospero tient une maquette du bateau que l’on voit pris dans la tempête sur les pages du livre ouvert. À la voix du narrateur se joignent celles de tous les personnages, dont le capitaine de l’équipage, le maître, Gonzalo, Antonio et Sebastian, qui répètent le texte qu’un des Prospero écrit et que l’autre prononce.

La seconde partie est inaugurée par le Book of Mirrors, séquence du film qui achève le naufrage du navire de la première scène de The Tempest. Les personnages de l’histoire que l’on entendait, à la scène précédente, sont représentés à l’intérieur du premier miroir du livre. Le narrateur décrit ainsi certains des miroirs : « Some mirrors simply reflect the reader, some reflect the reader as he was three minutes previously, some reflect the reader as he will be in a year's time, as he would be if he were a child, a woman, a monster, an idea, a text or an angel. » Par la décomposition du temps, ces miroirs exercent le pouvoir de réfléchir un nombre considérable d’images au lecteur — du plus abstrait au plus concret — qui se voit confronté au livre. L’arrivée des miroirs provoque l’ajout d’images dans l’univers de la fiction qui était jusqu’alors dépouillé. Des serviteurs tiennent un grand miroir à côté de Prospero dans la piscine, alors que ce dernier poursuit sa lecture. Dans le reflet du miroir se profilent les personnages prisonniers du bateau qui sombrent dans la tempête. Le texte du générique défile ensuite à l’écran en s’insérant à la trame narrative, vingt minutes après le début du film et sans qu’il n’y ait de générique à la fin. Alors que la caméra entame un long travelling suivant la marche de Prospero dans son palais, les noms des artisans du film couvrent des parties de l’écran. Le plan lent et progressif détaille l’ensemble des images que l’arrivée des miroirs a ajouté à l’univers de Prospero. À l’inventaire du palais se superpose la liste exhaustive de tous les participants du film qui intègrent la trame narrative de l’œuvre de fiction. Le générique poursuit ainsi le travail de remplissage de l’image qui se déploie depuis l’arrivée des miroirs. Dans un plan très important à la fin du générique, les deux Prospero, narrateur et narrataire, s’opposent. Au moment où ils se croisent, celui en bleu lit et écrit dans la bibliothèque, tandis que l’autre, en rouge, poursuit sa marche à travers une tempête de feuilles de papier. La juxtaposition des images de Prospero, à travers le collage du début du film, réfléchit, grâce aux miroirs, les deux Prospero l’un à côté de l’autre.

Un monde métafictionnel à construire

Les livres de Prospero renferment des composantes du monde, qui apparaissent dans la construction fictionnelle de Prospero suivant l’exploration de la bibliothèque. Le constat que pose Gilles Thérien à l’égard du film Tous les matins du monde est ainsi complètement déjoué par la réalisation cinématographique peu traditionnelle de Greenaway. Alors que Thérien affirme que « le spectateur est dans la même situation que le sujet face au monde. Son regard est tourné vers l’objet. Il n’a pas un monde à construire, il n’a qu’un monde à percevoir » (Thérien, 2000), l’assertion ne fonctionne plus dans Prospero’s Books, où le spectateur, comme le lecteur d’un livre, ne peut se contenter de percevoir et doit sans cesse élaborer de nouvelles constructions à partir des éléments désarticulés de l’image. Le Book of Love, comme le Book of Water et le Book of Mirrors, illustre bien les changements opérés par les livres sur le monde de la fiction. Alors que Miranda feuillette un herbier nommé le End-plants, assise à côté de son père, Prospero, apparaît Ferdinand dans un champ de hautes herbes. Cette scène, qui constitue la reprise du texte de la fin de la deuxième scène du premier acte, est interrompue, au milieu des dialogues entre Miranda, Ferdinand et Prospero, par l'arrivée du Book of Love, qui engage la poursuite du récit où Miranda et Ferdinand tombent amoureux l’un de l’autre. Le Book of Love instaure l’amour dans un monde en construction et dans lequel ce sentiment n’existait pas encore, comme l’Alphabetical Inventory of the Dead admet dans son univers la mort par l’apparition d’une image de la femme décédée de Prospero, Susannah, un personnage qui n’existe pas dans la pièce de Shakespeare.

Les images découlent ainsi de compositions visuelles qui font l’inventaire des fragments constituant la structure du monde. Elles permettent, à un premier niveau, la révélation d’un savoir entourant les mécanismes physiques et biologiques derrière les éléments du monde réel. L’arrivée dans la trame narrative du Vesalius’s Loft Anatomie of Birth fait apparaître littéralement le ventre de la mère enceinte, Susannah, et explique en même temps l’origine de Miranda. La jonction la plus explicite du monde réel et du livre apparaît dans le Bestiary of Past, Present and Future Animals, où les animaux représentés par l’iconographie des pages marchent sur le livre. De l’escargot à la tortue en passant par le crabe, ils éprouvent la matérialité d’un livre qui détient les secrets de leur composition. Ce reflet mimétique se substitue progressivement à un second niveau, alors que l’enchaînement des livres de Prospero s’obscurcit en dévoilant davantage les structures qui composent le monde de la fiction. Les artifices que requiert l’élaboration du récit sont complètement découverts par l’image. Les analepses dans le récit de Prospero sont délimitées par des signes solides qui ne permettent pas la méprise. Lorsque Prospero raconte à Miranda la trahison de son frère, des cadres délimitent clairement les événements du passé en créant une frontière entre eux et le présent de l’énonciation. Le contrôle qu’exerce le narrateur sur les autres personnages est représenté par le pouvoir de Prospero, seul personnage du film détenant la possibilité d’une parole; les voix de tous les personnages passent par la sienne. Lorsque Prospero entre voir Miranda parce qu’il entend ses pleurs, l’utilisation d’un plan panoramique suivant la marche de ce dernier autour du lit de sa fille insiste sur cette domination du narrateur dans le récit. Des sons semblent sortir de la bouche de Miranda, bien que les lèvres de celle-ci restent closes et qu’elle paraisse même dormir. Une voix féminine se mélange à la voix du narrateur lorsqu’il lit les passages de la pièce attribués normalement à Miranda. Les voix disent : « O, I have suffered With those that I saw suffer: A brave vessel, Who had no doubt some noble creature in her!, Dash’d all to pieces. » (Shakespeare, 1991, p. 44) 5 À l’arrière du lit où Miranda dort toujours apparaît l’image de la maquette d’un navire sombrant dans un aquarium où des humains se débattent pour remonter à la surface. Dans cet univers issu de l’écriture de Prospero, rien n’est magique, tout ce qui a pour origine le langage s’explique par les images, tel le ventre de Susannah s’ouvrant pour raconter la naissance. Ainsi se dévoile le vrai sujet de Prospero’s Books. Selon l’affirmation de Michel Foucault, la littérature « n’a plus alors qu’à se recourber dans un perpétuel retour sur soi, comme si son discours ne pouvait avoir pour contenu que de dire sa propre forme » (Hutcheon, 1984, p. 13). Le personnage d’Ariel, qui est dans la pièce un « airy Spirit », ne vole jamais réellement; les câbles qui le retiennent ou le ballon sur lequel il marche sont toujours exposés au spectateur. Les mécanismes de la fiction sont affichés exactement comme la suspension d’Ariel, levant le voile sur la structure de ses formes. Ils représentent l’enjeu majeur du récit.

Cette métafiction est d’ailleurs déjà inscrite dans le texte de Shakespeare. Après avoir appelé Juno, Ceres et Iris, Prospero divulgue le caractère fabriqué de la représentation :

(You do look, my son, in a moved sort, As if you were dismayed: be cheerful sir). Our revels now are ended… These our actors, (As I foretold you), were all spirits, and Are melted into air, into their air, And, like the baseless fabric of this vision The Cloud-capped towers, the gorgeous palaces The solemn temples, the great globe it self, Yes, all which it inherit, shall dissolve, And, like this insubstantial pageant faded, Leave not a rack behind: we are such stuff As dreams are made on; and our little life Is rounded with a sleep… (Shakespeare, 1991, p. 224) 6

La mise en scène que réalise Greenaway de ce passage de la pièce approfondit la métafiction déjà introduite par le texte. Une fois les danseurs tombés sur le sol, Prospero déclame le texte en marchant, avec à sa suite Ferdinand et Miranda, dans un long corridor de miroirs. Un rideau se ferme derrière lui. Le signe, pour François Récanati, oscille entre la transparence et l’opacité; il « est comme un miroir qui donne à voir autre chose que lui-même, ou bien encore il est comme une vitre transparente qui laisse voir autre chose qu’elle-même » (Récanati, 1979, p. 33). Les objets du monde de Prospero’s Books, en tant que signes, sont à la fois des miroirs et des vitres, s’offrant au regard tout en montrant autre chose qu’eux-mêmes. Dans ces mouvements des signes :

aussi bien le miroir que la vitre ont la propriété de s’opacifier, c’est-à-dire qu’ils peuvent cesser de se dérober pour au contraire s’offrir à la considération, à la vue de l’esprit; un objet peut cesser d’être considéré comme signe, et être considéré comme chose : le résultat c’est qu’il cesse alors d’être lié à la chose signifiée, il retrouve son indépendance de chose, il cesse de détourner les regards de lui-même et se présente à eux. (Récanati, 1979, p. 33)

Le passage du signe à la chose, et de la chose au signe, est constamment mis sous tension par les images du film. Le jeu entre les déguisements et les dévoilements souligne les contours des artifices de la fiction. Le signe révèle, comme l’étoffe du rêve, par sa transparence ce qui est habituellement absent, mais provoque aussi sa dissolution, en brouillant le récit de la vengeance de Prospero, à l’origine pourtant de celui-ci. Ce paradoxe des signes est un enjeu majeur de Prospero’s Books, dont le principal récit de la fiction n’est que réflexion sur elle-même. Bien que le texte de Shakespeare possède des éléments qui permettent d’entrevoir cette démarche narcissique, ceux-ci ne sont jamais autant actualisés que dans le film de Greenaway. En se présentant comme un monde à construire, et non à percevoir, il se double d’un deuxième paradoxe propre à la métafiction : « The text’s own paradox is that it is both narcisistically self-reflexive and yet focused outward, oriented toward the reader » (Hutcheon, 1984, p. 7). L’exposition des procédés de la fiction dans Prospero’s Books, par le truchement même du regard qu’il pose sur soi, développe une ouverture vers une coopération avec le spectateur, qui, pour comprendre l’histoire de la vengeance de Prospero, doit reconstruire un réseau sémantique à partir des fragments disloqués que l’image et le texte lui offrent.

L’image, valeur originelle de la textualité

La monstration des livres de Prospero, qui se déploie dans toute la durée du film, élève le texte littéraire comme entité. Le texte acquiert, par la nouvelle spatialité que lui attribuent les images de Prospero’s Books, une texture qui le rapproche de l’objet. Ce statut lui confère paradoxalement sa qualité d’entité que concrétise le narrataire Prospero dans le monde de sa représentation. Caliban, qui connaît le pouvoir des livres, sait que, pour reprendre son île, il ne doit pas attaquer directement Prospero, mais plutôt les livres de celui-ci, tel qu’il l’explique à Trinculo et Stephano : « Remember, First to possess his books; for without them He’s but a sot, as I am; nor hath not One spirit to command: they all do hate him, As rootedly as I… Burn but his books » (Shakespeare, 1991, p. 188) 7. Des images de livres détruits précèdent la première apparition de Caliban dans le film. Une main déchire les pages; puis des œufs, de l’urine et des excréments tombent sur le livre. Ces images introduisent un rapport matériel entre Caliban et les livres et elles s’inscrivent dans une brutalité primitive. Caliban connaît pourtant le langage de Prospero : « You tought me language, and my profit on’t, Is, I know how to curse: the red-plague rid you For learning me your language » (Shakespeare, 1991, p. 80) 8. Ce texte, prononcé de la bouche de Prospero, est doublé d’une autre voix, qui semble provenir de Caliban. Alors que les lèvres de Prospero ne bougent pas, le texte écrit apparaît à l’écran, se superposant à l’image des personnages. Caliban ne maîtrise cependant pas totalement les éléments du langage, ou alors qu’en ne les travestissant. Il ne parle en réalité jamais à Prospero, sauf par une danse étrange qu’il exécute sur une roche. Le langage de Caliban, communiqué par le biais du corps, est physique comme le devient le texte de Prospero par une prise de possession de l’image.

Une des difficultés centrales de la mise en image, autant dans le médium cinématographique que dans les arts visuels et même en littérature, est d’éviter d’imposer des illustrations trop précises qui étouffent toutes les possibilités de polysémie. Selon Gilles Thérien, la création d’images est, dans le texte littéraire, une étape de l’acte de lecture :

Je ne pourrais poursuivre la lecture d’une œuvre sans mettre en place, c’est-à-dire en mémoire, par mon imagination les lieux, les personnages et les actions nécessaires au déroulement de l’acte de lecture qui me permet d’investir dans un mouvement qui va de l’intérieur vers l’extérieur mes images sous les mots du texte. Quand je lis, j’exerce le pouvoir et la liberté du monde imaginal. J’incarne les mots. (Thérien, 2000, p. 273)

Cette perspective de l’incarnation des mots permet au film de Greenaway de développer une lecture singulière du texte littéraire. En redonnant au récit d’origine une place double à la fois au sein de la voix et de l’image, Prospero’s Books prend à rebours la tendance dominant les adaptations cinématographiques qui vise à effacer le texte. La finesse du film, qui incarne les mots de Shakespeare sans contraindre le spectateur à un sens unique du récit, tient dans la mise en scène d’une spatialisalion et d’une matérialisation naturelles à l’écriture. Anne-Marie Christin remet en question, dans L’image écrite ou la déraison graphique, la conception de la naissance de l’écriture à partir de la phonétique du langage :

l’écriture est née de l’image et, que le système dans lequel on l’envisage soit celui de l’idéogramme ou de l’alphabet, son efficacité ne procède que d’elle […]. Elle n’a pas pour corollaire que l’on doive faire abstraction du langage : au contraire, cette proposition n’a d’intérêt que parce que l’écriture y est comprise dans son sens strict de véhicule graphique d’une parole. (Christin, 1995, p. 5)

Si l’on adopte la position de Christin, les mots écrits par Prospero redeviennent, tels qu’ils l’étaient au départ, eux-mêmes des images par leur superposition à celles du film. Le cinéma efface habituellement, par la rigidité de ses images, d’importantes dimensions du texte, à qui il doit pourtant une bonne partie de son origine. Prospero’s Books, par une prise en considération aiguë des textures de l’écrit, réinvestit cette « structure de l’écriture [qui] est sa mixité : parce que son système s’appuie sur deux registres à la fois celui du verbe et celui du graphisme, mais aussi parce que ces deux registres sont eux-mêmes foncièrement hétérogènes l’un à l’autre » (Christin, 1995, p. 11). Ainsi, par cette prise en possession de la page écrite, le film de Greenaway fonde ce qu’Anne-Marie Christin nomme un imaginaire de l’écran. Elle conçoit l’écran en tant qu’« espace abstrait, prélevé arbitrairement sur l’apparence du réel, que détermine la double convention d’une étendue continue et d’observateurs situés tous à une distance égale de sa surface » (Christin, 1995, p. 17-18). La réflexion du récit sur lui-même, coordonnée par la métafiction, s’instaure dans la complexité d’un imaginaire de l’écran. En présentant le texte comme espace, lieu de jonction de l’image et du langage, Prospero’s Books parvient à montrer pleinement le film dans sa cinématographie, grâce au dévoilement des simulacres auxquels il a recours habituellement pour obtenir une apparence de réel.

Conclusion           

L’hybridité de Prospero’s Books, issue d’un mélange complexe entre la littérature et le cinéma, confère une nouvelle dimension à la fois au médium cinématographique et au texte littéraire. Le film transpose sur une autre scène le texte théâtral de Shakespeare. Ce déplacement engendre une nouvelle lecture qui se confronte directement avec le corps de son objet d’étude. En tant qu’expérience totale d’une concomitance des deux arts, le film de Greenaway explore un domaine que le cinéma a tenté plusieurs fois d’investir. Bien qu’un film comme Pierrot le fou (1965) de Jean-Luc Godard présente assez fortement le caractère littéraire du scénario filmique, l’intégration que nécessite le passage du texte à l’image se paie au prix de sa propre désintégration. Le texte est aussi utilisé dans la composition des images de Pierrot le fou, mais il n’atteint jamais la matérialité que réussit à acquérir le texte de Prospero’s Books. Le brouillage de la trame narrative est un des facteurs importants permettant à Prospero’s Books de sortir de la fiction et d’ajouter à la création une réflexion théorique sur les arts. Les images composant la séquence de la mort de Ferdinand se suffisent à elles-mêmes pour raconter le déroulement de son suicide. Le découpage en images d’un des programmes narratifs de Prospero’s Books ne pourrait pas exposer aussi explicitement l’action du récit. Cette impossibilité de la représentation dans les images du film s’inscrit dans une problématique relative aux conséquences de l’actualisation symbolique de la littérature par la création d’images dans l’acte de lecture. Le passage vers la métafiction de Prospero’s Books développe ainsi la possibilité de jonction entre les discours du texte littéraire et du film, celui-ci devenant une transition nécessaire afin d’éprouver pleinement la matérialité des deux médias et d’atteindre une réflexion théorique qui dépasse les cadres traditionnels de la fiction.

 

Bibliographie

Christin, Anne-Marie. 1995. L’image écrite ou la déraison graphique. Paris : Flammarion, 243 p.

Hutcheon, Linda. 1984. Narcissistic Narrative. The Metafictional Paradox. New York : University Paperbacks, 168 p. 

Mallarmé, Stéphane. 1976. Igitur., Divagations. Un coup de dés. Paris : Gallimard, 443 p.

Récanati, François. 1979. La Transparence et l’énonciation pour introduire à la pragmatique. Paris : Seuil, 21, p. 

Shakespeare, William. 1991. The Tempest /La Tempête. Paris : GF, 282 p.

Steiner, Wendy. 1982. The Color of Rhetoric. Chicago : The University of Chigaco Press, 263 p.

Thérien, Gilles. 2000. « Les images sous les mots ». dans Eva Le Grand (ed.), Aux frontières du pictural et du scriptural, Montréal : Note bene, 341 p. 

Todorov, Tzvetan. 1965. Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes. Paris : Seuil, 322 p.

Filmographie

Prospero’s Books (Peter Greenaway, 1991).

Pierrot le fou (Jean-Luc Godard, 1965).

 

Pour citer cet article: 

Paquet, Amélie. 2005. «Imaginaire de l'écran. Prospero's Books, lecture de The Tempest», Postures, Dossier «Arts, littérature: dialogues, croisements, interférences», n°7, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/paquet-7> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Paquet, Amélie. 2005. «Imaginaire de l'écran. Prospero's Books, lecture de The Tempest», Postures, Dossier «Arts, littérature: dialogues, croisements, interférences», n°7, p. 32-45.