De la litterature à la danse, quelques enjambées. Déroutes de Mathilde Monnier

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L’art est le passage du silence à l’acte.

Michel Camus, Proverbes du silence et de l’émerveillement.

Depuis quelques années, plusieurs chorégraphes contemporains, que ce soit en France ou au Canada, s’inspirent de textes littéraires pour créer leurs pièces. Qu’il s’agisse de poèmes, de nouvelles, de récits légendaires, de pièces de théâtre ou de romans, ces artistes ne cachent pas leur intérêt pour la littérature et pour divers auteurs qui font partie intégrante de leur processus de création. Au Québec, José Navas, pour sa chorégraphie Adela, mi amor, présentée à l’hiver 2004, révèle s’être inspiré du personnage d’Adela de La maison de Bernarda Alba, de Frederico Garcia Lorca. De même, Jocelyne Montpetit, pour créer sa Femme des sables (automne 2002), dit s’être penchée sur les textes de Abé Kôbô, de Yukio Mishima et de Jun’Ichiro Tanizaki. Estelle Clareton, quant à elle, travaille souvent à partir de l’œuvre d’Eugène Ionesco, et Jane Mappin à partir de celles de Rainer Maria Rilke et de Virginia Woolf. Enfin, Laurence Lemieux, à l’hiver 2003, a présenté Les Pauvres gens, pièce inspirée du texte de Fiodor Dostoïevski. Elle a alors déclaré chercher à reproduire et à transmettre le mouvement textuel, celui des mots et du souffle de cet auteur.

Ce passage d’une écriture (littéraire) à l’autre (chorégraphique, car rappelons qu’étymologiquement le chorégraphe est « celui qui écrit la danse ») constitue donc une problématique actuelle importante. Avec la pièce Déroutes, de la chorégraphe française Mathilde Monnier, inspirée de la nouvelle « Lenz », de Georg Büchner, nous tenterons de cerner comment s’effectue le passage du texte à la danse. Qu’est-ce qui permet une telle traversée? Comment, à travers le mouvement et la construction signifiante du texte, les enjambées se pressentent-elles entre les deux formes artistiques? Simplement, nous parcourrons la nouvelle, puis la pièce, et de l’une à l’autre nous verrons à entrer dans la danse.

« Lenz » ou l’infini du texte

Georg Büchner est né en Allemagne en 1813 et est mort en 1837. Reconnu entre autres pour ses pièces Woyzeck et La Mort de Danton, il est décédé avant de terminer sa nouvelle « Lenz », qui est donc restée inachevée. Ce récit explore l’errance, à la fois physique et psychique, l’ascension vers la folie du poète et dramaturge Jakob Lenz (1751-1792), dont les œuvres les plus célèbres sont Le Précepteur et Les Soldats. Büchner, pour écrire sa nouvelle, s’est par ailleurs inspiré du journal du pasteur Frédéric Oberlin, chez qui Lenz a vécu durant l’hiver 1778, période qui occupe la presque totalité du récit de Büchner.

Ce qui ressort à la lecture de ce texte inachevé (dont certains passages du brouillon laissé par l’auteur à sa fiancée se sont avérés illisibles), outre la singularité du personnage errant dans la nature allemande et qui sombre dans la folie, est le style, le rythme singulier de la narration, les longues phrases — parfois entrecoupées —, les descriptions détaillées et les nombreuses personnifications du paysage, comme si celui-ci devenait parfois le sujet même du texte. Le récit suit et décrit la dérive à la fois physique et psychique de Lenz. L’importance accordée à l’espace et au déplacement continuel du personnage s’inscrit dans la narration, au cœur de l’énonciation. Le texte apparaît à la fois « réaliste », assumé par un narrateur hétérodiégétique qui porte un regard rigoureux et relativement objectif sur les choses, voire naturaliste1; mais aussi empreint de poésie, de métaphores et d’autres figures de style qui font bien sentir la complexité des sentiments et des rapports humains, et qui créent un contraste avec un ton plus neutre. L’organisation narrative, par son déséquilibre (entre de très longues et de très courtes phrases notamment), renvoie à ce mouvement physique de la marche comme au mouvement psychique de Lenz en proie à des angoisses, des doutes, des réflexions philosophiques complexes.

Peu à peu, à travers la construction du récit, s’accentue la folie de Lenz; une folie en lien avec l’impossibilité de dire et de rendre compte des choses, des phénomènes psychiques, mais aussi physiques, extérieurs à lui. Le poète, ici, vise une coïncidence ou une fusion avec la nature, dans l’espoir de voir surgir une vérité, de voir s’estomper cette faille entre les mots et les choses dans laquelle il se perd. En quelque sorte, il cherche à s’inscrire dans une histoire, un lieu et un temps donnés. Il se raccroche à ce qui l’entoure — les descriptions laborieuses en rendent compte —, et l’anxiété le guette lorsqu’à la nuit tombée tout semble disparaître et n’être plus qu’un rêve :

Mais vers le soir, il fut pris d’une étrange anxiété, il eût voulu courir après le soleil. À mesure que les choses s’enfonçaient dans la nuit, tout lui parut illusoire, tellement écœurant […] Sa peur grandissait, et à ses pieds guettait la monstrueuse Folie : la pensée que tout n’était que son propre rêve l’acculait au désespoir. Il se raccrochait à n’importe quoi. (Büchner, 1998, p. 23.)

Sa démence a sans doute à voir avec cette impossibilité de dire, ce grand vide qu’il perçoit et ressent. Le texte est d’ailleurs criblé d’expressions telles que « vide terrifiant », « terreur sans nom », « ne peut parler », « indicible angoisse ». Plus la folie le gagne, plus l’univers semble se dérober : une béance s’ouvre, devant laquelle Lenz ne peut presque plus rien formuler :

L’univers dont il attendait le secours était lézardé de haut en bas. Il n’avait plus haine, ni amour, ni espoir. Rien qu’un vide terrifiant. […] Livré à lui-même, il se sentait si atrocement seul qu’il parlait sans arrêt à haute voix, poussait des cris […] Souvent, en pleine conversation, il s’arrêtait brusquement, saisi par une terreur sans nom, et incapable d’achever sa phrase : il s’imaginait alors qu’il fallait reprendre le dernier mot et le redire sans cesse […] Au hasard d’une pensée, son mécanisme mental restait parfois bloqué. (Büchner, 1998, p. 71.)

Son discours s’avère de plus en plus troué, rompu, brisé. Dans ce contexte où toute symbolisation paraît vaine, l’imaginaire débordant du personnage se déchaîne et ne rencontre plus la barrière du réel :

Les choses s’embrouillaient dans son esprit, et en même temps son imagination était poussée par l’irrésistible besoin d’en user à sa guise avec le monde environnant, tant avec la nature qu’avec les êtres, opérant à froid et comme en rêve — Lenz n’en exceptait qu’Oberlin. C’est ainsi qu’il s’amusait à faire basculer les maisons sur leur toit, à dévêtir et à rhabiller indéfiniment les gens, à inventer les facéties les plus abracadabrantes. Parfois, il lui prenait une envie terrible d’exécuter ce qu’il lui passait justement par la tête, et il se mettait alors à grimacer d’horrible façon. (Büchner, 1998, p. 71-73)

Le poète sombre, et le récit se « termine », laissant pressentir le vide qui s’ouvre en lui. La nouvelle, dans son organisation même, met au jour cette ronde sans fin et sans nom dans laquelle l’être est pris, cette impossibilité de dire qui génère toutefois la nécessité de dire, ce silence à partir duquel tout sujet est appelé à parler, toute œuvre à s’articuler. L’inachèvement de ce texte reflète bien, « en bout de ligne », ce mouvement infini qu’est aussi et toujours celui de l’écriture.

Circulation

Texte de la traversée des frontières, du déplacement de l’être, « Lenz » constitue le point de départ de la pièce Déroutes, signée par Mathilde Monnier. Dans le programme du spectacle, la chorégraphe explique :

La narration büchnérienne procède à proprement parler du corps vivant du marcheur et du paysage dans lequel il s’inscrit. Paysage intérieur et extérieur qui ne serait que la projection de son esprit. C’est dans cette circulation que s’élabore le déplacement du spectacle — écriture du déplacement. […] Le soubassement qu’offre Lenz dans sa marche ouvre des figures importantes, d’abord celle de la frontière, celle du passage « de l’i-é-migré » tentant de traverser les frontières, celle de la difficulté d’avancer, de passer, de comprendre le chemin. C’est une mise en réseau de ces différents passages — passage de la voix, du geste, du son, de l’espace — qui nous intéresse, développant ou refaisant le voyage de Lenz. (Monnier, 2004, n.p.)

Mathilde Monnier dirige le Centre chorégraphique de Montpellier Languedoc-Roussillon depuis 1994. Reconnue, saluée et récompensée mondialement pour sa vitalité et son apport au monde de la danse contemporaine, elle a créé de nombreuses pièces depuis les années 1980, dont Chinoiseries, Pour Antigone, L’atelier en pièce, Les lieux de là, Allitérations, Slide, 8 mn et Déroutes. Le plus souvent, la chorégraphe explore les différents rapports humains, le métissage, les relations qu’entretient l’individu avec la communauté. Elle aime en outre travailler les figures de l’empilement, du désordre et de la désagrégation. Autant d’intérêts, de recherches qui fondent une poétique2 singulière. De même, plusieurs écrivains ont accompagné et accompagnent encore la chorégraphe au long de son processus de création. Par exemple, pour la pièce Les lieux de là (2001), elle dit s’être inspirée des œuvres de Samuel Beckett et d’Elias Canetti, particulièrement en ce qui a trait à la problématique de l’errance et à celle de l’absence ou de l’effacement de l’être dans certains récits.

Présentée pour la première fois dans le cadre du Festival d’Automne au Théâtre de Gennevilliers en décembre 2002, Déroutes a par la suite été représentée à quelques autres occasions, notamment au Centre Georges Pompidou à Paris en juillet 2004. Treize danseurs (ou interprètes, car ce ne sont pas tous des danseurs professionnels) se déplacent sur une scène profonde, large, ouverte de part et d’autre et relativement dépouillée. Ils vont et viennent, contournent des objets à la fois usuels et hétéroclites : des tubes métalliques, des tuyaux d’arrosage colorés, des matelas gonflables, un immense congélateur, des blocs de glace, soit des objets qui connotent tous plus ou moins le passage d’un souffle, une mise en circulation ou une mise en réseau.

Le plateau ouvert, où les interprètes sont appelés à entrer, passer, courir, rester, sortir, revenir, évoque aussi un passage, permettant un dialogue entre l’intérieur et l’extérieur, le dedans et le dehors, une traversée des frontières. Dans le même ordre d’idées, l’éclairage se tourne à certains moments vers les spectateurs, les convoquant alors sur le plateau et accentuant cet effet de circulation. La chorégraphe parle ainsi de cette mise en scène :

Interpénétration des espaces, le dehors s’arc-boute sur le dedans, confusion des sons, confusion des espaces. Le plateau profond ou large, avec des possibilités d’ouverture sur l’extérieur, le dehors est ressenti, il est pénétrant, prêt au déversement, l’intérieur et l’extérieur entrent en dialogue, des objets-liens émergent, activant l’espace en perpétuel mouvement, le réseau se constitue en lignes, dessine frontières et passages, se gonfle, essouffle, se glace et fond. (Monnier, 2004, n.p.)

Finalement, le musicien eriKm, qui cosigne cette pièce, est présent sur scène. Il s’agit d’une musique en train de se faire, de se composer, disons en acte, toujours en mouvement. Elle constitue, à cet égard, une sorte de réabsorption continuelle des sons du plateau (les pas des interprètes, leurs cris, leur souffle, le bruit des objets, etc.) afin que ceux-ci soient ressentis telle une matière mouvante. Comme le formule Gérard Mayen dans sa critique de la pièce, la danse est partout, nulle part précisément, tout à fait déroutante.

Un pas vers la déroute

La danse articule l’indicible, l’irreprésentable dans l’espace. Quoi de plus difficile, dans ces conditions, que de parler de ce qui ne se dit pas ou de ce qui semble se dire en ne se disant pas, en se passant de mots? À travers le silence éloquent des gestes, Déroutes « parle » du mouvement infini de l’être, de son déplacement dans l’espace physique mais aussi psychique, dans la mesure où toute perception, sensation, action ou réaction révèle toujours et déjà la manière d’être d’un sujet. Le mouvement de base de la chorégraphie est le pas. La marche constitue ici ce mode de présence singulier au monde, une forme de trace, d’écriture dans l’espace scénique. Chaque danseur s’avère porteur d’un style, de traits corporels, d’une gestuelle particulière. Certains répètent les mêmes gestes, sautent, tombent; quelques-uns entrent et sortent constamment; un homme se transforme, se déguise; un autre s’entortille dans les tuyaux. Tout cela manifeste de nombreuses façons d’être, d’aller, d’écrire, de s’écrire dans l’espace et le temps du spectacle. De cette façon, « l’écriture […] s’engage, dans et par le corps du danseur, par ses savoirs » (Louppe, 2000, p. 73). Mathilde Monnier joue sur cette complexité des voies, cette déroute, et les spectateurs se laissent, de ce fait, entraîner au hasard des chemins. L’espace se compose et se recompose indéfiniment à travers le corps signifiant du marcheur, et cette dialectique participe de l’écriture chorégraphique. Le danseur se déplace dans un espace qu’il invente, mais aussi qui l’invente. La marche, dans toute sa singularité, dans ce qu’elle met au jour, s’inscrit dans une recherche infinie de soi, de sa voie.

Puisque, selon Monnier, « le parcours de chacun [des interprètes] est aussi lié à sa posture aujourd’hui dans la danse, sa réflexion sur le mouvement » (Yokel, 2002), la chorégraphe a élaboré avec chacun une partition distincte. Le danseur évolue dans l’espace de la scène comme dans son propre espace mental : « L’espace rendu visible par le mouvement apparaît selon certains comme l’extériorisation du “paysage intérieur”. » (Louppe, 2000, p. 189.) Toute pensée s’avère, en ce sens, indissociable de la marche, de ce mouvement du danseur dans l’espace scénique. La chorégraphe travaille divers états de corps, et les danseurs, pris dans leur propre « histoire » (ou « traversée »), se croisent, s’évitent, se cognent, se quittent. Le déplacement s’effectue dans un rapport à l’autre — des trajets se superposent ou s’entrecoupent, des liens se tracent —, lien nécessaire qui assure une place au sujet : il se situe par rapport à cet autre (se voyant à la fois semblable et différent) puisqu’il lui est impossible d’occuper le même point géographique que celui-ci. Ainsi, pas de déplacements possibles, d’inscription de soi dans l’espace et le temps sans une certaine forme d’altérité. Ce sont ces rapports complexes entre l’espace singulier et l’espace collectif, entre arrêt et échappée, que la chorégraphe explore au fil des pas. Il est donc question de circulation, de passages, d’obstacles, d’une traversée des interprètes dans un rapport primordial à l’autre. Tout mouvement devient alors porteur d’une subjectivité, d’un dire : quoique silencieux, il laisse des traces et ouvre des voies. La marche, comme point de départ, comme entrée dans la danse, amène le sujet à se déplacer et renvoie à une manière d’être, révélant un style3. Conçue comme trace corporelle dans l’espace, elle procède de l’écriture chorégraphique, d’un souffle « textuel ». Dans la mise en scène, elle constitue un acte d’énonciation, témoignant de la relation du sujet au monde. Somme toute, la danse ici n’illustre rien, ne commente pas non plus ce rapport du sujet à l’espace; elle articule plutôt cette expérience de l’être en mouvement. Elle est trace, dire, autre manière de dire.

Traversées

Dans une entrevue accordée à Nathalie Yokel, Mathilde Monnier explique que le récit de Büchner a été un point de départ pour sa création. La pièce ne constitue ni une interprétation ni une réplique exhaustive du texte, la chorégraphe ayant surtout travaillé sur le moment où Lenz traverse la montagne avant d’arriver chez le pasteur Oberlin, ce qui ne représente environ que les cinq ou six premières pages de la nouvelle. La figure du poète, sa marche, sa dé-marche, sa traversée, sa façon de voir et d’appréhender le monde, ainsi que la résonance entre ses pensées et les éléments de la nature ont particulièrement capté l’attention de Monnier. Du texte à la danse, l’artiste s’interroge sur cette question du déplacement de l’être, et il semble qu’une traversée s’opère de façon nécessaire.

Plusieurs « enjambées » ont lieu pour aboutir dans ce cas-ci à un spectacle qui n’en est pas moins autonome. En effet, la nouvelle de Büchner s’inspire du journal d’Oberlin, qui à son tour s’inspire et relève des bribes de la vie d’un autre écrivain, soit Jakob Lenz. Une sorte de filiation littéraire s’établit, comme si un certain souffle textuel se transmettait d’une écriture à l’autre. L’écriture constitue une forme d’adresse et implique en quelque sorte un appel, une réponse. L’écriture engendre toujours et déjà l’écriture : toute parole s’inscrit dans un rapport à l’autre, et c’est précisément cette dialectique qui permet au sujet de trouver sa voix, de se situer dans la chaîne signifiante et de créer. En outre, le fait que la nouvelle soit restée inachevée témoigne de ce mouvement infini de l’écriture, de cette idée de transmission. Pour reprendre la pensée de Maurice Blanchot, l’œuvre naît de son perpétuel inachèvement : « Écrire est maintenant l’interminable, l’incessant. » (Blanchot, 1955, p. 20.)

Du texte à la danse, plusieurs avenues paraissent possibles. Michel Bernard, dans De la création chorégraphique, consacre un chapitre à ce lien qui unit la danse et le texte littéraire. Il distingue cinq approches du texte littéraire par le chorégraphe. Brièvement, il différencie l’approche sémantique (le texte étant appréhendé en fonction des significations qu’il véhicule), l’approche esthétique (concernant « le plaisir même du texte », pour renouer avec la formule de Roland Barthes), l’approche poétique ou fictionnaire (le texte s’avérant catalyseur d’images et porteur d’une force imageante), l’approche pragmatique (focalisant sur les dimensions grammaticale et performative du texte en tant que pouvoir actantiel), et finalement l’approche rhizomatique (reprenant l’idée du rhizome développée par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux notamment). Selon Bernard, cette dernière approche serait combinatoire, le texte étant alors abordé comme une matérialité dynamique, un devenir, un « continuum de variations » langagières et rythmiques, une forme de pulsation, un espace de tension, d’agencements, un mouvement ininterrompu.

Bien que certains chorégraphes se penchent avec plus d’attention sur un aspect particulier du texte (un personnage, une image forte, le plaisir qu’ils ont ressenti à la lecture, etc.), il semble qu’on ne puisse départager de manière aussi arbitraire, dans le cas de Déroutes du moins, ces cinq approches. C’est pourquoi l’approche rhizomatique évoquée par Bernard apparaît la plus cohérente ou la plus valable, dans la mesure où elle regroupe un peu toutes les autres, faisant intervenir les différentes dimensions du texte en tant qu’elles forment un mouvement, qu’elles participent d’un sens, d’un style. Par exemple, la marche du personnage de Lenz fait partie de la trame du récit, mais marque aussi la structure textuelle, la narration puisque le texte se déploie comme un tout, un mouvement complexe. L’intérêt de l’écriture et de la lecture réside dans le fonctionnement du récit en tant que matérialité langagière, en tant qu’acte d’énonciation, en tant que faire. Ainsi, du texte à la chorégraphie, la danse continue, un mouvement se poursuit. Rappelons rapidement que la chorégraphie fonctionne aussi par phrases, empreintes d’un phrasé, c’est-à-dire d’une qualité dynamique, d’une certaine ponctuation. C’est donc le mouvement de l’écriture littéraire, son rythme, sa manière d’articuler un dire, qui fait son chemin vers l’écriture chorégraphique, qui prend au corps et qui prend forme dans l’espace scénique. Il s’agit, somme toute, du passage d’« un acte corporel d’énonciation » (Bernard, 2001, p. 133) à un autre.

À cet égard, dans une entrevue accordée à Stéphane Lépine, Mathilde Monnier dit être souvent attirée par les « couleurs », le ton de différents écrivains. Elle ne travaille pas sur des thèmes spécifiques, se penchant plutôt sur le mouvement de l’écriture. De cette façon, l’organisation du texte, l’articulation rythmique et poétique du récit de Büchner, le mouvement de la narration au gré des pas du poète Lenz ont suscité l’attention de la chorégraphe dans son travail avec les danseurs et tous les autres artisans de la danse.

Penser, peser

Si un tel passage apparaît possible, c’est que l’écriture, même si elle est portée par le mouvement de la pensée, a aussi à voir avec le corps. La pensée s’inscrit toujours dans l’expérience du corps vécu. Tout texte, dans sa structure énonciative, rend compte, en quelque sorte, de cette problématique. Comme le souligne Jean-Luc Nancy dans sa correspondance avec Mathilde Monnier, publiée sous le titre Dehors la danse, « la pensée, donc, ne pense rien si elle n’est au dehors : dans des gestes ou dans des mots; il n’y a pas de pensée qui ne soit immédiatement elle-même quelque mouvement, même infime, du corps » (Monnier et Nancy, 2001, n.p.). La pensée a lieu dans l’acte de penser, elle est toujours et éminemment physique, relevant d’un travail, d’un bouleversement du corps. Étymologiquement, « penser » vient de « peser »; il s’avère par conséquent impossible de dissocier le mouvement de la pensée d’une réalité physique, car elle est affaire de pesée. Elle est « rythmique, espacement, battement, donnant le temps de la danse, le pas du monde » (Nancy, 2000, p. 100). Ce sont cette pe(n)sée, l’expérience du corps vécu, une certaine gestualité, un travail sur la langue en tant que matérialité qui fondent le processus de création, l’écriture en tant qu’« acte corporel d’énonciation », pour reprendre l’expression de Michel Bernard.

Par ailleurs, le mouvement singulier de l’énonciation, l’organisation d’un dire, le style même du texte (ce qui dépasse largement ce que le texte dit) marquent ce passage, nécessaire pour certains, du texte à la danse. La danse devient l’expérience de l’appropriation et la mise en espace d’une pensée, d’une pesée « jusqu’au dessin — et au dessein — d’une chorégraphie » (Monnier et Nancy, 2001, n.p.). À travers l’ébranlement des corps, l’écriture se poursuit au gré des pas. La danse, comme le texte, s’inscrit alors comme un faire, un acte d’énonciation dans l’espace et le temps de la pièce.

D’un silence à l’autre

Dans « La littérature et le droit à la mort », Maurice Blanchot affirme que la littérature commence là où elle devient un doute. Elle met sans cesse au jour ce décalage entre le langage et les choses, cette faille de l’être. D’une certaine façon, elle ne se pense pas en dehors du silence essentiel qu’elle articule, et qui la motive aussi. Il y a trace possible justement parce qu’il y a écart, espace ouvert : une béance qui « appelle » un dire. Dans le mouvement de l’énonciation s’élabore la recherche d’une parole, d’un lieu et d’un temps laissant la parole surgir, d’un dire qui semble toujours et déjà échapper à l’être mais qui fonde l’écriture.

Ce qui conduira Lenz peu à peu vers la folie est l’impossibilité de dire, l’insaisissabilité du monde. En proie à des frayeurs « sans nom », il préconise un retour aux choses premières, une fusion avec la nature pour parer à ce vertige, cet indicible qui le guette et se fraye un chemin en lui, autour de lui, partout. Ses pas font écho à ses réflexions comme s’il cherchait une place — la sienne —, une voie — sa voix —, et c’est ce que la narration, le rythme du récit révèlent. L’écrivain se trouve pris dans ce mouvement incessant, cette tentative de nommer l’indicible. C’est au cœur de cette dynamique qu’un dire s’articule, que quelque chose se donne à entendre et à voir. De toute évidence, lorsqu’on lit un texte, on ne se rappelle pas mot à mot ce qu’il raconte : on retient davantage son rythme particulier, le mouvement de l’énonciation qui fait trace dans le corps, l’espace et le temps. De même, le corps dansant ne dit rien ou, comme le pense Nancy, il dit à la limite, « il s’énonce, en s’empêchant comme énoncé » (Nancy, 2000, p. 99). En retrait de la signification, il ne révèle pas moins un dire bien « vivant », une vérité. Ainsi, « l’augmentation ou la diminution de la texture musculaire et nerveuse […] la moindre crispation, le moindre passage émotif travaille, fait vibrer, ou effondre. Et tout cela fait sens. Et tout cela compose. » (Louppe, 2000, p. 159.) Le chorégraphe français Jean-Claude Gallota, dans une entrevue rapportée dans le film Grand écart, soutient que la danse raconte une histoire en enlevant ce qui est raconté. Il en reste une vibration, une trace essentielle. C’est dans l’articulation de ce dire, dans la composition, que se situe le sens, la vérité dans la perspective où l’emploie Jacques Lacan. Pour le psychanalyste, le statut de la parole, celui de la vérité, ne relève pas de ce qui est dit, mais de ce qui se donne à entendre dans son mouvement même, à travers le temps et l’histoire. De ce fait, « celui qui écrit ne touche pas sur le mode de la saisie » (Nancy, 2000, p. 19), parce qu’« écrire n’est pas signifier » (Nancy, 2000, p. 12).

Dans l’entrevue accorée à Stéphane Lépine, Mathilde Monnier dit ne jamais travailler sur le message du texte, mais bien sur le mouvement du langage, dans toute sa matérialité. L’œuvre forte, selon elle, se passe de message, d’explication, mais déploie une sorte de vision et fait même résonner une voix. N’est-ce pas ce que fait le texte littéraire, c’est-à-dire donner un espace à la langue, lui insuffler un élan qui va au-delà de la signification? L’écrivain semble bouger sur place (ou dans l’espace de la langue qu’il façonne), et ce retournement continuel marque le texte, l’empreint d’une gestuelle qu’est le mouvement de l’énonciation, ce « comment dire », cet élan qui compose le sens. À cet égard, parlant de poésie, Bernard Noël affirme que « dans le poème il y a du gestuel. Alors qu’il n’y a pas de geste. Un peu comme une arabesque… » (Noël, 1998, p. 33.) Ainsi, « la langue est toujours en déséquilibre » (Fiat, 1998, p. 92). L’écriture est tension, elle articule ce déséquilibre dans l’espace textuel; alors, celui qui ne danse pas ou qui ne peut danser « retrouve la danse en écrivant » (Nancy, 2004, p. 69).

L’intérêt du texte littéraire ne se situe pas dans ce qui est dit, mais dans ce qui se donne à entendre au cœur même de cet indicible qui impose la nécessité d’une parole. À cette fin, il apparaît pertinent d’établir un parallèle avec la danse, qui donne à voir, mais aussi à entendre, une certaine manière d’être, une gestuelle et donc une « parole » singulière s’articulant dans l’espace du corps en mouvement, puis dans l’espace scénique : « La danse et la musique sont muettes, tout en touchant à la parole, et même peut-être tout le temps » (Monnier et Nancy, 2001, n.p.). Comme le soutient Mathilde Monnier, la richesse du mouvement réside dans le fait qu’il parle sans avoir besoin de parler : il compose sans cesse un dire dans ce « je ne parle pas ». Il ne s’agit plus alors de comprendre ce que « dit » la pièce, mais de « lire » et de ressentir ce mouvement dans la grandeur de son silence, d’éprouver « le voyage [de ce] corps qui aborde aux rives de son dire » (Louppe, 2000, p. 29). C’est, au fond, ce que fait la chorégraphe lorsqu’elle se penche sur un texte et qu’elle vibre au gré des mots, des phrases, des métaphores, de la ponctuation. Entre le récit et la danse, entre un silence et l’autre, il n’y a parfois qu’un pas à faire.

Élan

À travers le rythme du récit, la foulée du personnage de Lenz traversant la montagne, la chorégraphe trouve une matière riche, discerne une manière de dire, d’être et de se mouvoir qui apportera un souffle à sa propre création. Les danseurs adoptent diverses postures, se déplacent, et leur corps devient alors « le tracé, le tracement et la trace » (Nancy, 2000, p. 76) dans l’espace scénique, déployant des chemins et donnant lieu à des rencontres. Dans cette composition, la chorégraphe fait appel à une scénographie, à une musique et à un système d’éclairage qui tiennent de cette mobilité infinie de l’être, d’un style, d’une poétique. Bref, à partir du silence du texte prend forme une œuvre et peut-être aussi un désir, celui d’écrire, de s’élancer, de créer.

Du livre à la scène, l’espace change. Or, il n’en demeure pas moins que tout l’intérêt de l’art réside dans le mouvement silencieux mais signifiant de l’être, dans l’élaboration d’un espace et d’un temps d’énonciation investis singulièrement par un sujet. C’est pourquoi Jean-Luc Nancy écrit : « Je suis, chaque fois que je suis, la flexion d’un lieu, le pli ou le jeu par où ça (se) profère. Ego sum cette inflexion locale, telle et telle chaque fois, singulièrement […], voire cet accent ou ce ton. » (Nancy, 2000, p. 26.) Par le biais du style, dans l’articulation d’un dire, l’art pose la question du sujet, de l’être. Question à laquelle chacun répond comme il l’entend et d’où il l’entend. Ainsi et toujours, l’écriture se poursuit. Il n’importe pas de comprendreLacan explique que comprendre, c’est en quelque sorte rater le sens. Dans ses séminaires, adressés aux psychanalystes, dont le matériau même de travail est la parole, il dit ceci : « C’est toujours le moment où ils ont compris, où ils se sont précipités pour combler le cas avec une compréhension, qu’ils ont raté l’interprétation qu’il convenait de faire ou de ne pas faire. Cela s’exprime en général en toute naïveté par la formule — Le sujet a voulu dire ça. Qu’est-ce que vous en savez? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il ne l’a pas dit. » (Lacan, 1981, p. 31.) , ce qui implique une forme d’arrêt, une pensée figée et fermée : la « tête » comprend (intellectuellement, rationnellement), mais le corps sait, le corps sait dire. La danse et la littérature relèvent d’un indicible, d’un acte, d’une « parole en train de se faire » (Armand Gatti, cité dans Michel Bernard, 2001, p. 134), de cet « aller être » (Michaud, 2001, p. 7), et c’est au cœur de ce mouvement qu’il y a passage, transmission possible.

Et entrer dans la danse

Actuellement, de nombreux débats ont lieu autour de la question des limites de la danse et de la non-danse. Certaines chorégraphies contemporaines semblent en effet se refuser à la danse, ne présentant plus de mouvements dansés repérables, de figures de danse connues (encore faudrait-il définir ce qu’est une figure de danse dans toute sa spécificité, ce qui n’est pas chose faite, bien que plusieurs s’y acharnent). Déroutes, cette pièce qui s’élabore à partir d’un mouvement quotidien, voire banal, soit la marche, ne se trouve pas en reste. Dans ce contexte d’ambiguïté, et comme solution à la problématique « danse vs non-danse », Gérard Mayen pose la question suivante : « Par où la danse? » (Mayen, 2004, p. 118.) En regard de la chorégraphie de Mathilde Monnier, son interrogation s’avère tout à fait pertinente. Alors que la danse se remet en question dans ses structures les plus profondes, il apparaît que ce qui importe désormais est ce passage, cette façon de percevoir la chorégraphie tel un texte où se tracent diverses voies (ou voix), ce mouvement par lequel chacun est appelé à entrer dans la danse, dans cet espace d’énonciation singulier. Le pas, comme mouvement primordial, connote et permet cette continuelle entrée dans la danse. Par où la danse? Par ici, par là, sans doute à travers les liens qu’elle entretient de plus en plus avec d’autres formes artistiques (le théâtre, le cinéma, la peinture, la musique, la littérature). D’ailleurs, plusieurs chorégraphes y sont amenés par le biais d’autres formes d’art (Jean-Claude Gallota par les arts plastiques, Daniel Léveillé par l’architecture, Paul-André Fortier par la littérature, etc.). La danse crée des chemins, des passages que quiconque est libre d’emprunter à sa manière. Elle ouvre un espace d’énonciation où s’articule un « dire ». Il s’agit d’une écriture bien vivante, prenante, infinie. Somme toute, entre la littérature et la danse, plusieurs traversées sont possibles, toujours au sein d’un échange silencieux qui n’a pas fini de faire du bruit.

 

Bibliographie

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Pour citer cet article: 

Fontaine, Ariane. 2005. «De la littérature à la danse, quelques enjambées. Déroutes de Mathilde Monnier», Postures, Dossier «Arts, littérature: dialogues, croisements, interférences», n°7, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/fontaine-7> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Fontaine, Ariane. 2005. «De la littérature à la danse, quelques enjambées. Déroutes de Mathilde Monnier», Postures, Dossier «Arts, littérature: dialogues, croisements, interférences», n°7, p. 72-88.