La sublime grimace de Quasimodo. Idéal moderne d'une esthétique du grotesque

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Dans la foulée de l’intérêt du XIXe siècle romantique pour l’époque médiévale, les textes de Rabelais et les tableaux de Bruegel l’Ancien, illustre peintre flamand, certains auteurs se penchent sur les mœurs de classes sociales subalternes. Leurs œuvres littéraires posent un regard attentif sur une forme de culture populaire — au sens général encore admis aujourd’hui, c’est-à-dire « l’ensemble des pratiques, des croyances, des productions symboliques des classes populaires » (Scarpa, 2000, p. 77).  Victor Hugo prend part à cet univers culturel qu’on redécouvre, en entraînant le lecteur, dès les premières pages de Notre-Dame de Paris (1831), dans le tourbillon d’une fête carnavalesque qui suscite l’agitation de tout le peuple urbain. D’ailleurs, la thématique du carnaval, comme les différents principes qui sous-tendent le scénario carnavalesque, sert de cadre narratif au roman dans son ensemble. 

Plus particulièrement, un événement de la fête des fous médiévale qui occupe tout le livre premier du roman de Hugo nous plonge au cœur de cette réjouissance populaire, soit le concours de grimaces organisé pour élire le pape des fous1. La pertinence de cet épisode tient sur deux plans : d’une part, il permet la rencontre de deux genres artistiques dans l’espace créé par la narration d’une forme de théâtralité, laquelle est étroitement liée à la carnavalisation du grotesque; d’autre part, il rend compte d’une réflexion de l’auteur sur l’art et la littérature, sur la vision romantique des êtres et des choses. Mais attachons-nous d’abord au concours de grimaces et à son contexte.

Carnaval et fête des fous

Notre-Dame de Paris s’ouvre sur la fête qui « met en émotion tout le populaire de Paris » (Hugo, 2002, p. 38) en ce 6 janvier 1482, jour de l’Épiphanie; événement qui marque la célébration à la fois du jour des Rois et de la fête des fous, et qui situe le lecteur en plein dans la période du carnaval, laquelle, selon certains ethnologues, commençait justement avec la fête des Rois et s’étendait du jour de l’Épiphanie au mercredi des Cendres, soit au début du carême. Plus qu’un simple divertissement, le carnaval se caractérise par une rigoureuse tradition et un ordre qui régissent ce cycle ponctué de fêtes et de rituels collectifs. Le déroulement de cette période est peut-être bien ordonné et planifié dans le calendrier, néanmoins les fêtes dégagent une tout autre atmosphère : joie exubérante et tapageuse, abondance, excès, rites concernant la morale sexuelle et conjugale ou marquant la relation aux morts sont en effet au programme. Jean-Marie Privat résume ainsi les traits majeurs du carnaval dans son ouvrage Bovary Charivari, où il s’intéresse précisément à la question du charivari dans Madame Bovary, de Flaubert :

La licence temporaire et rituelle des mœurs, le renversement codé de l’ordre établi, la personnification de Carnaval et de Carême, parfois par des êtres vivants (conformément à la pensée folklorique), le jugement et la mise à mort de mannequins de Carnaval anthropomorphes et féminins […] sont les éléments principaux du scénario carnavalesque. (Privat, 1995, p. 161.)

Également fêtée sous le signe du monde à l’envers, la période du carnaval est la seule de l’année où il est permis d’inverser toutes les représentations sociales : charivaris, déguisements, masques et chansons grotesques seront des moyens parmi d’autres de renverser momentanément certaines figures d’autorité comme de dénoncer des situations amorales aux yeux du peuple. Le principe d’inversion s’observe notamment dans la fête des fous elle-même. Célébrée, à l’origine, en toute légalité à l’intérieur des églises, la fête des fous a longtemps été semi-légale avant d’être officiellement interdite à la fin du Moyen Âge — elle a été, entre autres, abolie par le concile de Paris en 1212 et interdite par Charles VII dans les établissements collégiaux en 1445. On a donc dû la déplacer dans les rues. Intégrée aux réjouissances populaires du carnaval, c’est

en France que la fête des fous s’est manifestée avec le plus de force et de persévérance : travestissement parodique du culte officiel accompagné de déguisements, mascarades et danses obscènes. Le jour de l’an et de la Trinité, les réjouissances de la basoche étaient particulièrement débridées. […] Presque tous les rites de la fête des fous sont des rabaissements grotesques des différents rites et symboles religieux transposés sur le plan matériel et corporel (Bakhtine, 1970, p. 83).  

Nous verrons ultérieurement comment le concours de grimaces (l’élection du pape des fous) s’inscrit dans cette tradition populaire des fêtes comiques du Moyen Âge.

Ce jour-là, dans Notre-Dame, la fête est marquée par trois événements qui se disputent l’intérêt des Parisiens : la plantation de mai à la chapelle de Braque, le feu de joie à la place de Grève et la représentation du mystère au Palais de Justice (suivie de l’élection du pape des fous). C’est d’ailleurs vers ce mystère, créé pour l’occasion par le poète Pierre Gringoire, que s’achemine la majeure partie du peuple, curieux d’y voir la « rustique cohue de bourgmestres flamands » (Hugo, 2002, p. 37), ambassadeurs invités à Paris dans le cadre de l’arrangement nuptial qui liera le dauphin à Marguerite de Flandre. Aussi est-ce la ruée dans la foule, parfait désordre dans ce peuple qui afflue et se bouscule en direction de la place du Palais, marée humaine qui déferle dans les avenues avec grand bruit et assourdissante clameur. Dans cette superbe confusion, le peuple semble lui-même s’offrir en spectacle et constitue pour bien des bourgeois l’attrait principal du jour. Les débordements sont observés plus particulièrement chez les jeunes écoliers, qui prennent bien soin de gratifier toute figure d’autorité d’attributs peu reluisants. Tous y passent : recteurs, électeurs, procureurs, bedeaux, théologiens, médecins, maîtres et dignitaires. Même lorsque le cardinal de Bourbon et son cortège font leur entrée dans la grand-salle du Palais, pendant la représentation de Gringoire, les étudiants profèrent leurs imprécations. « C’était leur jour, leur fête des fous, leur saturnale, l’orgie annuelle de la basoche et de l’école. Pas de turpitude qui ne fût de droit ce jour-là et chose sacrée » (Hugo, 2002, p. 69).

Triste tournure pour le poète, le mystère est plus d’une fois interrompu dans le tumulte occasionné par l’entrée de Son Éminence et des quarante-huit ambassadeurs flamands, et il a tôt fait d’ennuyer le public. C’est maître Jacques Coppenole, chaussetier à Gand et personnage plutôt vulgaire issu du peuple, qui propose à la foule de passer immédiatement à l’élection du pape des fous et de procéder à la flamande, soit par un concours de grimaces. Laissons-le s’expliquer :

Nous avons aussi notre pape des fous à Gand, et en cela nous ne sommes pas en arrière, croix-Dieu! Mais voici comme nous faisons. On se rassemble une cohue, comme ici. Puis chacun à son tour va passer sa tête par un trou et fait une grimace aux autres. Celui qui fait la plus laide, à l’acclamation de tous, est élu pape. Voilà. C’est fort divertissant. Voulez-vous que nous fassions votre pape à la mode de mon pays? Ce sera toujours moins fastidieux que d’écouter ces bavards. […] Il y a ici un suffisamment grotesque échantillon des deux sexes pour qu’on rie à la flamande, et nous sommes assez de laids visages pour espérer une belle grimace (Hugo, 2002, p. 82). 

À première vue d’un comique léger, ce chapitre s’avère d’une importance considérable dans le roman. C’est en effet à ce moment clé, lors de ce rite populaire carnavalesque, qu’est introduit Quasimodo, le sonneur de cloches de Notre-Dame : malheureux bossu, borgne, boiteux et sourd, et dont le physique, comme le nom, exprime l’à-peu-près, entre l’homme et la bête.

Quasimodo, « la plus belle laideur »

Les dispositions nécessaires sont mises en œuvre pour exécuter ce théâtre des grimaces dans la grand-salle, sous la bienveillante supervision du grand Coppenole. Commence alors le défilé à la rosace au-dessus de la porte de la chapelle : tous les types de grimaces, certaines plus incongrues que d’autres, se succèdent comme un véritable « kaléidoscope humain » (Hugo, 2002, p. 85). Avec les rires obscènes qui s’élèvent dans la salle, l’ivresse devient générale et crée un effet tourbillon. Le théâtre des grimaces, comme un feu de folie alimenté de paille, prend peu à peu l’allure de bacchanales, voire d’un sabbat enivrant. La licence commune atteint son apogée lorsque apparaît enfin la vilaine figure de celui qui sera élu pape :

C’était une merveilleuse grimace, en effet, que celle qui rayonnait en ce moment au trou de la rosace. Après toutes les figures pentagones, hexagones et hétéroclites qui s’étaient succédé à cette lucarne sans réaliser cet idéal du grotesque qui s’était construit dans les imaginations exaltées par l’orgie, il ne fallait rien moins, pour enlever les suffrages, que la grimace sublime qui venait d’éblouir l’assemblée (Hugo, 2002, p. 88).

Les électeurs ont tôt fait de reconnaître dans cette perfection de la laideur la figure de Quasimodo. Aussi la stupeur générale fait-elle suite à l’acclamation du pape. Ce demi-géant, mélange harmonieux de force et de difformité, de vigueur et de monstruosité, ne peut qu’inspirer tant la terreur que le respect. C’est ainsi qu’est élu le pape de la fête des fous et que Quasimodo est affublé des attributs de la papauté, puis soulevé, monté sur un brancard et promené par delà les rues et les carrefours de la ville. Conformément à l’esprit carnavalesque qui l’anime, la procession défile dans une formidable cacophonie et attire dans ses troupes ce qu’il y a de plus maraud, vagabond et servile dans Paris. 

Carnavalesque, grotesque et théâtralisation

L’exemple analysé ici constitue une très belle scène carnavalesque sous le signe du monde à l’envers. Il y a en effet dans cette élection du pape des fous un renversement des représentations cléricales : sacralisation du profane ou profanation du sacré, l’ordre religieux est inversé. Comme est sacrée ce jour-là l’ignominie des écoliers, c’est maintenant le grotesque dans sa forme la plus pure, la plus sublime qui est sacralisé, mitré, chapé, crossé, élevé au rang de sommité religieuse. Quel renversement pour ce pauvre homme condamné par le sort, qu’on croit être le fruit d’une union entre une bohémienne et le diable! C’est du reste ce que Bakhtine considère comme un des éléments essentiels de la fête populaire, c’est-à-dire

la permutation du haut et du bas hiérarchiques : le bouffon [est] sacré roi; pendant la fête des fous on proc[ède] à l’élection d’un abbé, d’un évêque et d’un archevêque pour rire, et dans les églises placées sous l’autorité directe du pape, d’un pape pour rire. […] C’était la même logique topographique qui présidait à […] l’élection des rois et papes pour rire : il fallait inverser le haut et le bas, précipiter tout ce qui était élevé et ancien, tout prêt et achevé, dans les enfers du « bas » matériel et corporel (Bakhtine, 1970, p. 90).

Cet univers inversé s’appuie précisément sur la carnavalisation du grotesque. Et c’est ici qu’on peut observer une forme de théâtralité dans la narration : le grotesque, carnavalisé par le concours de grimaces, s’offre comme spectacle, au plus grand amusement du peuple, qui y répond par un rire des plus rabelaisiens. N’est-il d’ailleurs pas question, tout au long du récit, du théâtre des grimaces? La chapelle est bien choisie pour servir de scène, les grimaces apparaissent à travers l’ouverture d’un vitrail et défilent comme des masques de carnaval, et la dégradation d’une entité religieuse et politique s’avère tout à fait parodique. Bakhtine rappelle à cet effet que « des phénomènes comme la parodie, la caricature, la grimace, les simagrées, les singeries ne sont au fond que des dérivés du masque. C’est dans le masque que se révèle avec éclat l’essence profonde du grotesque2 » (Bakhtine, 1970, p. 49).

En outre, dans la scène, le peuple fait figure de spectateur, et son rire représente un élément des plus importants. Rire à la fois joyeux, gai, libre et interdit, obscène, irrévérencieux : il organise tout l’aspect public et populaire de la fête. Le théâtre des grimaces est à première vue une comédie, mais une comédie sous laquelle se dissimule une triste tragédie : Quasimodo, cet « enfant substitué, malformé, déformé, musicien sourd, âme emprisonnée dans le corps, corps emprisonné dans les pierres de la cathédrale » (Seebacher, 1975, p. 1067). La vilaine figure du bossu est en fait bien plus qu’un masque de carnaval. Comme un masque du théâtre antique, elle impose son mystère avec sa double face, exprimant à la fois la grimace comique et la monstruosité tragique3

Toute la théâtralité qui marque la description de cet épisode du concours de grimaces fait bien sûr écho à l’importance qu’occupait le théâtre dans les fêtes du carnaval urbain médiéval. Les théâtres et parades de rue se trouvaient au cœur des célébrations publiques; par leur fort caractère ludique, ils sont indiscutablement associés aux scénarios carnavalesques traditionnels. Tous les genres du théâtre comique du Moyen Âge — les débats, les cris, les monologues comiques, les miracles, les moralités, les mystères, les soties et surtout les farces — sont ainsi nés de l’écriture publique qu’a inspirée le théâtre de rue carnavalesque et ne peuvent être appréhendés dans toute leur subtilité que s’ils sont considérés dans ce contexte.       

La théâtralisation est du reste une problématique qui s’étend à l’œuvre en entier. Hugo, fasciné par l’idée du spectacle et de la vue, accorde une importance considérable au motif du regard dans son roman et joue beaucoup sur le vu, le non-vu, le désir de voir, le caché, le secret ou le dévoilé dans les différentes relations qui se tissent entre les personnages. Quasimodo est un monstre dont les femmes évitent la vue, de crainte d’être frappées par le mauvais sort. Inversement, la Esmeralda offre en spectacle sa danse de feu et son chant envoûtant, et attire la convoitise du bossu comme du capitaine, lesquels désirent poser sur elle bien plus que leur regard. Quant à l’archidiacre, Claude Frollo, combien de fois le lecteur le surprend-il à épier la Esmeralda, nourrissant sa passion secrète? De plus, dans la narration des événements spectaculaires du roman, l’auteur puise sa terminologie dans le champ lexical de la dramaturgie : spectacle, spectateur, théâtre, scène, épisode, rôle, sont autant de mots couramment utilisés. Et ces scènes — pensons non seulement au concours de grimaces, mais aussi au châtiment au pilori de Quasimodo, ainsi qu’au procès, à l’amende honorable et à l’exécution de la Esmeralda — se déroulent toutes dans des espaces publics. Au Palais de Justice, sur la place de Grève, sur le parvis de l’église : lieux des exécutions et des châtiments publics. Lieux également des rassemblements populaires, des soties, des mystères et des farces, où le peuple est toujours placé comme principal spectateur.

Revenons au concours de grimaces et allons plus loin dans notre réflexion. Dans l’univers théâtral déployé par le concours est mis en valeur un contraste attraction/répulsion résultant justement de la carnavalisation du grotesque : en soi, le spectacle attire le regard du spectateur en même temps qu’il le repousse. Cette double dynamique est une caractéristique à ne pas négliger, puisqu’elle est au centre de la pensée hugolienne sur l’esthétique romantique.

Idéal esthétique et harmonie des contraires

Bien plus que le concours de grimaces, Quasimodo lui-même concentre en son être cette dualité, comme nous l’avons entrevu plus tôt. Non seulement sa figure est-elle une grimace à la fois grotesque et sublime, mais

toute sa personne était une grimace. Une grosse tête hérissée de cheveux roux; entre les deux épaules une bosse énorme dont le contre-coup se faisait sentir par-devant; un système de cuisses et de jambes si étrangement fourvoyées qu’elles ne pouvaient se toucher que par les genoux, et, vues de face, ressemblaient à deux croissants de faucille qui se rejoignent par la poignée; de larges pieds, des mains monstrueuses (Hugo, 2002, p. 89).

Attirant le regard, voire l’admiration, des uns et repoussant celui des autres, Quasimodo atteint une forme de perfection dans la disgrâce et incarne l’harmonie des contraires. L’embrassement des contraires est d’ailleurs la problématique principale qui sous-tend le roman, et le grotesque comme le sublime y prennent des proportions élargies — songeons seulement à la complémentarité des personnages de Quasimodo et de la Esmeralda. Ce principe d’harmonie des contraires nous ramène bien sûr à la caractéristique carnavalesque du monde inversé. Il est alors intéressant de voir comment un rituel associé à une fête populaire — le concours de grimaces et, par extension, le carnaval lui-même — peut illustrer un idéal esthétique développé par l’auteur et qui trouve son expression culminante dans ce roman.

En effet, tel que vu précédemment, la situation d’inversion carnavalesque engendrée par le concours de grimaces, dans le cadre de l’élection du pape des fous, s’appuie sur le motif du sublime grotesque. Non seulement cette question est-elle fondamentale dans le roman, mais elle fait écho à toute l’esthétique romantique chez Hugo — la féconde union du sublime et du grotesque —, laquelle repose sur la théorie hugolienne de l’art moderne. C’est d’ailleurs dans la préface de Cromwell (1827) que l’écrivain pose les bases d’une réflexion redéfinissant l’art, c’est-à-dire qui définit l’art moderne par rapport à l’art classique. Rédigé quelques années après cette préface et fondé sur ce nouvel idéal romantique, Notre-Dame de Paris se veut donc un roman de la modernité, et le grotesque peut y être appréhendé comme esthétique moderne. Il représente ainsi une application littéraire d’une réflexion qui s’inscrit dans la pensée artistique de son époque, soit la première moitié du XIXsiècle. 

Préface de Cromwell : romantisme et art moderne

Dans cet écrit, qui a créé un précédent dans l’histoire de la littérature, Hugo tente d’abord de retracer l’évolution de l’art, de la poésie, à travers les trois principaux âges de l’humanité, soit « les temps primitifs, les temps antiques, les temps modernes4 » (Hugo, s.d., p. 11). À ses yeux, les temps primitifs sont marqués par la jeunesse et le lyrisme du poète, qui mène une vie nomade et pastorale, et dont la religion s’exprime par la prière, et la poésie, par l’ode. Et cette ode, c’est la Genèse : un commencement, le début de la création.

Les temps antiques, quant à eux, marquent le passage de la poésie des idées à la poésie des choses. L’instinct nomade est maintenant remplacé par l’instinct social. Les nations se développent, se déploient, se hiérarchisent et s’ouvrent sur le monde : les peuples migrent, voyagent. La poésie devient alors le reflet de ses empires, de ses siècles. « Elle devient épique, elle enfante Homère. » (Hugo, s.d., p. 13.) L’épopée est en effet l’expression de cette nouvelle civilisation et culmine avec la tragédie. La poésie est ici caractérisée par sa grandeur, voire sa monumentalité. Rien de toute l’Antiquité n’est plus majestueux et solennel que son théâtre épique. Et la nature n’y est étudiée que sous un point de vue : l’idéal du Beau. L’art antique n’a effectivement d’autre but que d’imiter le Beau.

La venue d’une nouvelle religion spiritualiste, à l’origine de la civilisation moderne, marque toutefois la fin de la société antique. Cette religion

enseigne à l’homme qu’il a deux vies à vivre, l’une passagère, l’autre immortelle; l’une de la terre, l’autre du ciel. Elle lui montre qu’il est double comme sa destinée, qu’il y a en lui un animal et une intelligence, une âme et un corps; en un mot, qu’il est le point d’intersection, l’anneau commun des deux chaînes d’êtres qui embrassent la création, de la série des êtres matériels et de la série des êtres incorporels, la première partant de la pierre pour arriver à l’homme, la seconde partant de l’homme pour finir à Dieu. (Hugo, s.d., p. 15.)

Le christianisme est né. Avec lui s’introduit dans l’esprit de l’homme la mélancolie, sentiment inconnu jusque-là, résultant d’une méditation sur la triste ironie de la vie et de l’humanité. Parallèlement à cette nouvelle religion grandit une poésie nouvelle : éclairée par le christianisme, la poésie se rapproche de la vérité et touche à la dualité des êtres et à celle des choses. L’art reflète désormais cette double appréhension de la vie et cherche à imiter les deux faces de la nature, soit le beau et le laid.

Le propre des temps modernes est donc la prise de conscience en art « que tout dans la création n’est pas humainement beau, que le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière » (Hugo, s.d., p. 19). La poésie est maintenant le fruit d’une création résultant du mariage de ces oppositions, de l’union des contraires. Conformément à ce nouveau principe artistique, le génie créateur se manifeste en effet dans « la féconde union du type grotesque au type sublime » (Hugo, s.d., p. 21). Le grotesque revêt dès lors un caractère des plus importants et est observé tant dans le difforme ou l’horrible que dans le comique ou le bouffon. C’est le grotesque qui nourrit le génie, l’imaginaire moderne, et qui s’exprime dans sa création. Hugo précise à cet effet qu’une certaine forme de grotesque était présente dans l’art aux époques précédentes, mais que l’apanage du romantisme repose sur l’intimité qu’il a conçue dans l’enlacement du grotesque et du sublime, ainsi que sur l’acte de création qu’il a puisé dans cette intimité.

Suivant la pensée hugolienne, l’harmonie des contraires donne lieu à un mariage fécond, suivant lequel le sublime est incomplet sans le grotesque, et inversement. Fécond aussi dans la mesure où le grotesque, au contact du sublime, est plus riche, plus multiple, plus présent; au contact du grotesque, le sublime est plus pur, plus sublime encore. Le contraste fait rayonner davantage les oppositions et permet au grotesque de rafraîchir la source à laquelle puise l’art moderne. Celui-ci peut alors s’épanouir dans une forme de vérité en miroitant fidèlement l’essence de la nature. 

Enfin, Hugo explique comment de cette nouvelle esthétique jaillit un genre littéraire important, à savoir le drame. Le drame représente l’expression la plus juste du troisième âge de l’humanité, en ce qu’il reflète la nature elle-même, sans compromis, sans artifice. Manifesté avec le plus de génie, selon l’auteur, chez Shakespeare, « le drame, c’est le grotesque avec le sublime, l’âme sous le corps, c’est une tragédie sous une comédie » (Hugo, s.d., p. 67).

Bien avant Hugo, l’esthétique grotesque propre à l’ère moderne pouvait déjà être observée, à des degrés divers, dans la dramaturgie de Shakespeare et les récits de Cervantès. Elle est aussi devenue un phénomène considérable du romantisme allemand avant d’évoluer vers le romantisme français. Courant qui trouve ses origines dans la sensibilité des écrivains et penseurs de la seconde moitié du XVIIIe siècle (William Blake, Jean-Jacques Rousseau, Goethe, Schiller), le romantisme imprègne toutes les expressions artistiques de la première moitié du XIXe siècle, pénétrant aussi bien le champ des idées et des œuvres littéraires que celui des représentations plastiques ou musicales — principalement en Europe occidentale. Le discours de Hugo sur l’art moderne doit donc être lu ouvertement et interprété comme une réflexion globale touchant la plupart des formes de création. Il doit évoquer dans l’esprit du lecteur tant les romans allemands de Bonawentura, de Jean-Paul et de Hoffmann que la poésie et les romans français de Gautier, de Hugo, de Nerval, de Nodier et de Bertrand, ou certaines œuvres picturales de Géricault, de Delacroix et de Goya — voire, même si l’auteur n’aborde pas la question du romantisme en musique, certaines œuvres de Beethoven, de Schubert, de Berlioz et de Liszt. 

Lointain parachèvement des formes primitives, l’art moderne permet donc la renaissance du type grotesque et du genre comique, nouveauté qui redéfinit l’art par rapport à ce qui se dégage du passé5. Ici réside l’apport de Hugo dans l’évolution des genres littéraires : il établit cette différenciation entre l’art moderne et l’art antique et, du même coup, entre la littérature romantique et la littérature classique. En publiant Cromwell, Hugo devient en quelque sorte l’initiateur de la pensée moderne dans l’art et véritablement le chef de file des romantiques français. Il théorise une nouvelle esthétique littéraire en revisitant la nature et le rôle de l’art, en marquant son mouvement dans l’histoire des sociétés.

Pour Hugo, la particularité de la modernité reste encore à exploiter : « Il y aurait, à notre avis, un livre bien nouveau à faire sur l’emploi du grotesque dans les arts. On pourrait montrer quels puissants effets les modernes ont tirés de ce type fécond sur lequel une critique étroite s’acharne encore de nos jours » (Hugo, s.d., p. 23), admet-il dans sa préface. Aussi est-il dans l’ordre des choses de le voir publier, quatre ans plus tard, une œuvre romanesque dont la principale problématique repose sur cet idéal esthétique du sublime grotesque. N’est-ce pas ce que Hugo cherche à illustrer, d’une manière littéraire, en publiant Notre-Dame de Paris? Il ne fait aucun doute que le recours au grotesque dans l’œuvre provoque de puissants effets — le sonneur de cloches ne laisse personne indifférent. Et comment ne pas reconnaître, dans les seuls traits physiques de Quasimodo, les grandes lignes de la théorie de son créateur sur l’esthétique romantique?

Le « grotesque avec le sublime, l’âme sous le corps, [la] tragédie sous une comédie » (Hugo, s.d., p. 67), tout cela, c’est Quasimodo. Mi-homme, mi-animal, être tourmenté par la dualité de sa condition humaine, il est drame, mais il est aussi poésie. Plus que le roman dans son ensemble, plus que l’exemple particulier du concours de grimaces, Quasimodo lui-même est le fruit de cette réflexion hugolienne sur l’art et la littérature, sur le romantisme et la modernité qu’il a enfantée.

 

Bibliographie

Bakhtine, Mikhaïl. 1970. L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance. Coll. « Tel ». Paris : Gallimard, 471 p.

Fabre, Daniel. 1992. Carnaval ou la fête à l’envers. Coll. « Découvertes Gallimard Traditions ». Paris : Gallimard, 160 p.

Hugo, Victor. Sans date. Cromwell. Coll. « Œuvres complètes de Victor Hugo ». Paris : Nelson, 561 p.

_____. 1975. Notre-Dame de Paris : 1482. Les Travailleurs de la mer. Textes établis, présentés et annotés par Jacques Seebacher et Yves Gohin. Coll. « Bibliothèque de la Pléiade ». Paris : Gallimard, 1749 p.

_____. 2002. Notre-Dame de Paris. Coll. « Folio classique ». Paris : Gallimard, 702 p.

Privat, Jean-Marie. 1995. Bovary Charivari : essai d’ethnocritique. Coll. « CNRS littérature ». Paris : CNRS, 314 p.

Scarpa, Marie. 2000. Le Carnaval des Halles : une ethnocritique du Ventre de Paris de Zola. Coll. « CNRS littérature ». Paris : CNRS, 304 p.

Souriau, Maurice. 1902. « Le concours de grimaces de Notre-Dame de Paris et ses sources ». Revue des cours et conférences, vol. 10, no 1 (30 janvier), p. 560-568.

 

Pour citer cet article: 

Dumoulin, Sophie. 2005. «La sublime grimace de Quasimodo. Idéal moderne d'une esthétique du grotesque», Postures, Dossier «Arts, littérature: dialogues, croisements, interférences», n°7, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/dumoulin-7> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Dumoulin, Sophie. 2005. «La sublime grimace de Quasimodo. Idéal moderne d'une esthétique du grotesque», Postures, Dossier «Arts, littérature: dialogues, croisements, interférences», n°7, p. 90-103.