Se raconter et après? La quête mémorielle dans Otro Mundo d’Alfons Cervera

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Né en 1947 au pied de La Serranía valencienne, Alfons Cervera publia dans ElLEVANTE-EMV pendant plus de 25 ans, mais également dans La Cartelera Turia1 et dans la revue littéraire Quimera2. Tout à la fois collaborateur régulier du journal en ligne Eldiario.es, poète et romancier, à qui la maison d’édition Montesinos assure une pleine liberté créatrice, Alfons Cervera entreprit le voyage de la mémoire dès 1995, avec El color del crepúsculo, premier opus d’un cycle de cinq romans publiés jusqu’en 2005 et réunis à présent en un seul volume intitulé Las voces fugitivas. Membre de cette « génération des fils » en quête d’une contre-mémoire, selon l’expression de Juan Vila (Bussière-Perrin 2001, 197-235), il ne manque pas une occasion de se démarquer des écrivains-phares de la Littérature de la Mémoire espagnole, parmi lesquels on compte Javier Cercas, Antonio Muñoz Molina, Andrés Trapiello ou Fernando Aramburu.

Si je choisis de qualifier de « personnel » son dernier cycle romanesque, soit les quatre romans publiés entre 2009 et 2017 (tout en ayant pleinement conscience de la connotation habituelle de ce même adjectif à partir du XVIIIsiècle), c’est pour proposer une alternative, dans le cadre limité de cette étude, aux tentatives de définition sibyllines et absolument tentaculaires du genre « autofictionnel ». Je ne citerai à ce propos qu’une phrase de Otro Mundo : « Je déteste, tu ne sais pas à quel point je les déteste, ces biographies romancées qui sont […] de vrais prodiges de Photoshop. Combien de vies maquillées parce qu’il est difficile de s’assumer parmi les trahisons familiales de notre jeunesse3 » (Cervera 2016a, 64).

Alors que les premiers romans d’Alfons Cervera proposaient la mise en récit de souvenirs fictifs, seul rempart contre le silence sans fin de son père et contre l’oubli imposé par l’histoire officielle, il s’agit, dans Esas vidas et tout particulièrement dans Otro mundo, de combler les trous d’une mémoire individuelle lacunaire.

L’écriture de ce roman naît de la découverte fortuite du jugement sommaire prononcé à l’encontre de Claudio, son propre père disparu sans avoir révélé son secret, et qui apparaît sur la photographie de la couverture. C’est à partir de ces deux déclencheurs de récupération de la mémoire, que sont la photographie et l’archive, et dans un cadre enchevêtrant données référentielles et fictionnelles, que le narrateur fantasme un monologue intérieur ou, plutôt, une tentative de dialogue d’outre-tombe avec son père.

À ce dialogue se superposent ceux qu’il établit par la citation directe avec une multitude d’écrivains, revendiquant alors sa filiation littéraire, ainsi que celui qu’il engage implicitement avec le lecteur, pourtant formellement absent d’un texte dont le narrataire unique reste son père, par le biais d’une série de maximes, dont il use et abuse. Enfin, ce métalangage mémoriel permet au narrateur, derrière lequel nous pouvons démasquer l’auteur, de rendre hommage aux siens. Mais face aux silences des absents, les processus d’écriture suffiront-t-ils à fournir une forme de réparation collective ou rendra-t-elle possible l’élaboration d’un sujet résilient? Dans cet autre monde qu’est la mémoire, rien n’est moins sûr.

1. Les empreintes de l’absence

1.1 Archives, lettres et photographies

L’allusion aux lettres et aux archives, souvent tenues hors de la vue du narrateur, cachées dans des boîtes, des armoires, ne ponctue que de rares séquences (Cervera 2016b, 34, 35, 52, 58, 60, 67, 81, 85) des quarante-deux qui composent Otro mundo. Néanmoins, la séquence centrale est entièrement dédiée à la découverte d’un papier timbré du Tribunal Militaire daté de 1952, deux feuilles jaunies condamnant le père, Claudio, alors âgé de dix-neuf ans, à douze années de prison (79-81). C’est cette découverte qui imposa à Alfons Cervera, de façon évidente et immédiate, l’idée d’écrire un roman centré sur la figure de son père, bien des années après sa mort. Cette découverte stupéfiante met quasiment fin aux aveux d’ignorance du narrateur, explicites dans les vingt premières séquences, à travers d’innombrables « je ne sais pas » et « peut-être4 ».

Le motif de la photographie comme support de transmission de la mémoire et trace tangible d’un héritage est un tour narratif qui me semble à ce jour presque usé jusqu’à la corde, bien qu’il reste efficace. Pour Nathalie Sagnes-Alem, il s’agit

d’une véritable mise en scène d’une généalogie assumée et revendiquée. La photographie est une fenêtre sur le passé, elle trouevéritablement le texte. L’ekphrasis saisit un moment révolu, pour lui permettre de traverser, intact, le temps et de faire partie intégrante du présent. (Sagnes-Alem 2015, 154)

L’ekphrasis au présent des portraits jaunis, de ces « récits peuplés de fantômes5 » (Cervera 2016b, 21), tente de pallier l’absence du père, en lui conférant une nouvelle corporalité : « Tu es debout, bien planté, avec une main reposant sur le dossier de la chaise6. » (20) Or cette image, tant elle est artificielle, ne délivre que peu d’indices sur son hors-champ. Pour remplir les blancs de son histoire (Martinez-Maler 2018), le narrateur se trouve réduit à émettre une hypothèse : « [le portrait] a peut-être été pris pendant une permission militaire »; « [j’ignore o]ù a été prise cette image. Tu parlais parfois de Séville. Je ne sais pas si c’était là-bas que tu écrivais à ma mère des lettres d’amour au dos des photographies7. » (Cervera 2016b, 20)

À cette quête d’un hors-champ répondent de nombreuses réflexions sur un « hors-temps » immortalisé par la photographie : « il se passe parfois des choses qui se produisent comme hors du temps8 » (20). Comme le rappelle Corinna Deppner, la photographie participe d’une conception benjaminienne de la mémoire qui appréhende à la fois et simultanément passé, présent et histoire (Deppner 2001). À travers cette constellation du temps qu’offre la photographie, l’actualisation du passé dans le présent modifierait le futur. Cependant, dans Otro Mundo, la photographie ne déploiera ses potentialités que pour mieux se heurter à l’écueil de l’absence et d’un temps stagnant, qui ne sont pas sans rappeler les lenteurs d’un Guillaume Apollinaire.

1.2 Les chemins du retour : de Gestalgar à Los Yesares

Ce temps lent est celui qui s’écoule sur les bords du fleuve Turia, au sein d’un « territoire » ou un « paysage » « moral » revendiqué par Alfons Cervera dans Les chemins du retour, un essai publié en français dédié à Alejandro Gandara, qui l’aida à « trouver les chemins de retour à la réalité de ses fictions » (Cervera 2015, épigraphe). Je retiendrai le terme de paysage au sens où l’a défini le géographe espagnol Eduardo Martínez de Pisón, car celui-ci dépasse une conception de l’espace fonctionnel du territoire pour considérer une configuration d’espaces et d’images élaborée à partir de la sensibilité de celui qui le décrit. Ce paysage est celui de Gestalgar, village de quelque 700 habitants, dans lequel reste fermement enraciné Alfons Cervera. Or, Gestalgar n’apparaît jamais dans ses romans et laisse place, depuis la publication de Color del crepúsculo, au village imaginaire de Los Yesares.

Los Yesares est un village qui n’existe pas et en cela s’affirme la certitude littéraire de sa nécessaire existence. Le village est là, au bord de la rivière Turia qui descend des montagnes de Teruel […]. À Gestalgar nous appelons Los Yesares un endroit situé de l’autre côté de la rivière, quand on traverse par le pont neuf. (32-34)

Au sein de Los Yesares, le lieu le plus fréquemment cité dans Otro Mundo (quinze fois en tout) sont les berges du Turia, appelé Paseo de los Chopos, où le père fut pris d’une crise cardiaque qui se révéla fatale. Cet événement, traumatique et fulgurant, se déroule dans un lieu doublement métaphorique, celui du chemin longeant le fleuve9, lieu ouvert, propice aux relations, mais également allégorie du pèlerinage vital de l’homme. Véritable chronotope, au sens où l’entendait Mikhaïl Bakhtine (1978, 384-386), il « se présente donc comme l’un des centres organisateurs des principaux évènements contenus dans le sujet du roman » (391) et par conséquent, ici, du sujet de l’écriture, tant le narrateur que le narrataire. Car dans l’ensemble de l’œuvre d’Alfons Cevera, comme dans La buena letra de Rafael Chirbes, les souvenirs sont toujours associés à des lieux, des rues, des paysages, qui ont constitué les strates les plus intimes de sentiments éprouvés par plusieurs générations. L’analyse de José María Izquierdo à propos de l’œuvre de Julio Llamazares pourrait tout aussi bien s’appliquer à celles d’Alfons Cervera ou de Rafael Chirbes. Ces écrivains de la Mémoire nous livrent leur propre « expérience métaphysique de perte de l’être, de sa progressive dissolution, de son déracinement. Ils nous parlent d’une race éteinte car son Paysage, sa Culture et son Temps ont disparus. Ils nous parlent d’une race annihilée par l’Histoire10 » (Izquierdo 1998, 351).

2. Les expressions du silence

2.1 La quête mémorielle à travers les écritures du Je

La nostalgie liée à ces pertes impose alors leurs romans comme des « lieux de résistances », pour reprendre une formule de Catherine Orsini Saillet (2007). Je souhaite ici éviter un commentaire hypertrophié sur le positionnement éthique d’Alfons Cervera quant à la Mémoire Historique ou aux violentes critiques qu’il profère contre « le paradis des symétries » et « l’équidistance » dénoncées également par Secundino Serrano dans ses columnas (condensées dans Las heridas de la memoria). Cet engagement éthique et politique à contre-courant, qui dépasse les limites du consensus, a déjà été magistralement étudié par Anne-Laure Bonvalot dans sa thèse intitulée Formes nouvelles de l’engagement dans le roman espagnol actuel. Je me limiterai à dire que, si les « écritures du moi » et ses avatars sont sans conteste les voies les plus empruntées par la critique depuis la Transition, c’est sans doute qu’elles répondent à un besoin d’ordre, de mémoire, et à une forme de transcendance. Lorsqu’Alfons Cervera rapporte ce qu’il a vécu et perçu comme insignifiant, éphémère ou aléatoire, il confère à ces événements du passé la place et la portée qu’ils méritent au regard de ceux qui ont suivi.

Par le biais de « l’autofiction biographique », pour reprendre l’étiquette commode de Manuel Alberca dans son dernier ouvrage, La Máscara o la vida. De la autoficción a la antificción, les écrivains disposent d’un récit dans lequel « prédomine une manière de récupérer le passé avec la véracité et la sincérité propre à l’autobiographe, mais avec la liberté formelle et imaginative du romancier11 » (Alberca 2017, 270).

2.2 Les regards des absents

Le premier obstacle que rencontre le narrateur de Otro Mundo à l’heure de renouer avec le passé familial est le silence qui règne en maître absolu au sein de la famille. Silence imposé par un père en proie à l’angoisse – au sens où la psychiatrie l’entend, soit « un état affectif dominé par le sentiment d’imminence d’un danger indéterminé », et qui nait du traumatisme de la répression franquiste, révélé au narrateur a posteriori. Ce même traumatisme, soit la trace visible d’une violence isolée ou répétée, piège d’ailleurs la plupart des personnages dans un espace-temps horizontal, ou une sorte de « temps à l’envers » si l’on adhère aux affirmations du psychiatre français Robert Neuburger, pour qui

il n’y a plus de futur, mais des modes de survie où la méfiance règne face à une autre catastrophe toujours possible. Le pessimisme devient le mode de défense le plus fréquent avec ses conséquences : tuer l’espoir pour ne pas être blessé, ne pas aimer pour ne pas risquer d’être abandonné. (Coutanceau et Bennagadi 2015, 11)

Pour Claudio, la détention devient synonyme de mort civile et affective. L’univers connu, rassurant, s’écroule au profit d’un « autre monde » où règne l’arbitraire, l’injustice et l’imprévisible. À cette peur du non-familier propre à l’angoisse s’ajoute la frustration des désirs brisés, quant à elle propice à une forme de mélancolie. Claudio rêvait en effet de « brûler les planches », mais sa condamnation alors qu’il n’avait que vingt-trois ans, commuée en assignation à résidence, stoppa net ses élans de comédien et son projet de s’embarquer dans une troupe. Alors que le temps est « aveugle […] comme les crapauds sur le bitume par une nuit d’orage12 » (Cervera 2016b, 80), le père soustrait continuellement son regard à celui de l’autre, de son fils en particulier, dans un mouvement de repli sur soi propre à de très nombreux personnages cerveriens. C’était déjà le cas de Teresa, qui se brûle les yeux à force de regarder le vide après l’assassinat de son mari par les phalangistes, ou de Silverio dans Aquel invierno, qui réapparait après son enlèvement avec « un regard aveugle et vide, comme celui des morts, avec cette tristesse que l’on ne trouve que dans le regard des oiseaux13 » (Cervera 2005, 101).

2.3 Les dialogues d’outre-tombe

Dans Otro Mundo, le tour narratif à l’œuvre pour faire surgir la parole du néant est alors de créer, par le biais du discours rapporté, une forme de dialogue entre le narrateur et son père. Comme le percevait déjà Georges Gusdorf dans les années 1940, ce « jeu de la mémoire expose l’incessant dialogue entre le passé et le présent (soit entre l’absence et la présence) et dont l’enjeu est l’histoire d’une vie personnelle. » (1991, 11) Les paroles attribuées au père ont certes toujours été proférées avant le temps de la narration, souvent dans l’enfance du narrateur, mais les multiples reproches (« tu ne m’as jamais parlé de rien », « tu me traitas de bon à rien14 »), les interjections, questions (« Et la révolution, père, que nous reste-t-il à toi et à moi de ta vieille révolution […]. Que nous reste-t-il15? ») et mises en gardes proférées par ce dernier s’adressent bien à un père présent, même sous forme spectrale, dans le présent de l’écriture. Si, lorsqu’il était petit, il semblait chercher le regard de son père, le temps de la narration est parsemé de « ne me regarde pas comme ça16 », grâce auxquels le père semble se matérialiser. La photographie de couverture reproduit cette quête quasi obsessionnelle, mais toujours vouée à l’échec. Cette image authentique en noir et blanc du père d’Alfons Cervera donne l’illusion de capter sur le vif une scène jouée lors d’une représentation théâtrale17. Pourtant, même présenté de face, son regard dépasse largement l’objectif du photographe pour fixer l’horizon.

L’invocation de figures spectrales était déjà un élément caractéristique de Las voces fugitivas, où apparaissaient plusieurs « narrateurs limites » en charge de « récits impossibles18 », soit, dans ce cas, des narrateurs narrant leur propre mort en train de survenir, puis les sensations immédiatement postérieures. Ce procédé s’insère dans une recherche critique plus vaste, européenne, menée par Jacques Derrida ou Avery F. Gordon et pour laquelle l’apparition du spectre (haunting) marque l’intrusion d’un passé traumatique dans le présent, à partir de laquelle le premier vivrait dans le second. Les textes dits de la mémoire fonctionnent eux-mêmes comme un espace fantasmagorique puisqu’ils sont peuplés par les disparus du franquisme, qui nous rappellent sans cesse la dette que la démocratie espagnole n’a pas encore soldée. Dès le début du roman, nous lisons : « À présent il y a un défilé spectral derrière les souvenirs19 » (Cervera 2016b, 16) ou « […] nous avons peur de découvrir ce qu’il y a derrière les souvenirs20 » (13). Le narrateur de Otro Mundo relate d’ailleurs à plusieurs reprises un événement mémorable de son enfance, lorsqu’une nuit apparût un fantôme à la vue duquel son frère et lui prirent immédiatement la fuite. S’ils pensent d’abord à une hallucination, dans le présent de la narration, Alfons Cervera soupçonne en fait son père de s’être caché sous un drap blanc. Cependant, cette nouvelle interprétation ne donne pas lieu à de plus amples commentaires de la part du narrateur : pour le père comme pour le fils, la tendresse reste toujours du côté de l’indicible.

3. Écriture et réparation

Bien que dans ce roman, comme dans Esas Vidas, Alfons Cervera abandonne la polyphonie et la multiplicité des points de vue qui étaient devenus sa marque de fabrique, au profit de l’équivalence auteur-narrateur, grâce à ces dialogues fantasmatiques, l’oralité reste l’une des cartes maîtresses de ce texte animé. Or pour Nathalie Noyaret, cultiver l’oralité, notamment par le passage au discours direct ou par la représentation de la voix et du regard évoquée précédemment, c’est suggérer « la permanence d’une mémoire vive » (Noyaret 2005, 165-178). La permanence de cette mémoire si longtemps contrainte au silence devient, pour les descendants directs ou contextuels des victimes de traumatismes, le support de l’identité d’une communauté (terme que je préfère à celui de génération) composée de « ceux d’en bas » et « des plus humbles » auxquels Alfons Cervera s’identifie, notamment lorsqu’il affirme dans une de ses columnas qu’il « fai[t] partie des méchants21 » (Cervera 2016a). La mémoire est un élément constitutif de l’identité (individuelle et collective) parce qu’elle pallie l’absence pour faire affleurer un sentiment de continuité, de pérennité et de cohérence au sein du sujet, mais aussi entre le sujet et la communauté.

3.1 Filiations littéraires

À la différence des romans précédents, dans Otro Mundo, cette communauté est également une communauté littéraire. Alfons Cervera esquisse une Mémoire de la culture, dans un espace intertextuel modelé par une galerie extrêmement fournie d’écrivains auxquels le narrateur rend hommage, comme Kafka, Faulkner, Onetti, Caballero Bonald, Chirbes et plusieurs autres.

Notons qu’il n’hésite pas, avec la radicalité qui le caractérise, à exclure de cette communauté ceux qu’il ne considère pas dignes d’y prendre part (parmi lesquels je citerai seulement Céline, Ezra Pound, Heidegger ou Ernst Jünger). À leur propos, il affirme – non sans ironie – qu’« [i]l y a de ces écritures qu’il aurait mieux valu laisser sur les bords des livres22. » (Cervera 2016b, 88) En saturant son texte de noms propres, Alfons Cervera offre un lieu de commémoration des victimes du franquisme en faisant du roman lui-même un des « lieux de mémoire » (Nora 1984) d’une certaine gauche espagnole.

Dans Otro Mundo, la mémoire est donc celle d’une connexion ininterrompue de textes (« écrire c’est lier ce que nous écrivons avec d’autres écritures23 ») qui n’est pas sans rappeler celle d’un classique de la Transition, El cuarto de atrás24 de Carmen Martín Gaite (Premio Nacional de Narrativa en 1978). Ce texte autofictionnel est écrit entre 1975 et 1978, soit les années exactes de la Transition espagnole vers la démocratie. Dans ce roman, C. (la protagoniste et écrivaine), au cours d’une nuit d’insomnie, reçoit la visite d’un « homme en noir » avec lequel elle entame une série de réflexions sur la mémoire (individuelle et collective) et sur la littérature. Ces réflexions la replongent non seulement dans les rues de Salamanque, mais également dans l’espace fictionnel de l’île de Bergai.

3.2 Usage et abus de la maxime

Malgré ce continuum, Alfons Cervera ne prétend pas faire preuve d’une forme d’universalité, mais plutôt dessiner les contours d’une communauté de valeurs, dans laquelle s’insère sa propre histoire familiale. Communauté dans laquelle il engage également le lecteur, formellement absent du texte, mais néanmoins toujours sollicité, notamment – comme je l’ai souligné – à travers l’usage (et l’abus) de maximes, fruits d’un savoir instinctif ou empirique. Ces maximes, maillons d’une longue tradition péninsulaire, dépassent largement le cadre de la diégèse en se signalant par le recours au présent gnomique et en participant à lafonction « didactique » et « morale » de la Littérature chère à l’auteur. Je relève ici celles qui me paraissent pertinentes mais qui, isolées de leur socle, peuvent sembler quelque peu – voire tout à fait – emphatiques : « Les défaites ne se racontent pas25 » (Cervera 2016b, 19), « La mémoire ajoute des détails que la réalité n’accepterait pas26 » (17), « Les photographies sont un récit peuplé de fantômes27 » (21), « Ce que nous sommes réside dans ce que nous écrivons28 » (24), etc. Par ailleurs, ces maximes n’admettent jamais de réplique, ce qui ne va pas sans poser problème tant elles semblent contredire une déclaration de l’auteur, qui résonne comme une profession de foi : « J’essaie de proposer des dilemmes éthiques dans mes romans, quelque chose qui n’est pas à la mode aujourd’hui29 » (Cervera 2012).

3.3 Métalangage mémoriel et reconstruction de soi

Bien que mon approche se distingue de celle du sociologue ou du psychologue, les interrogations de Marie-Madeleine Million-Lajoinie, qu’on trouve dans son ouvrage Reconstruire son identité par le récit de vie, me serviront ici de point de départ afin de cerner la dernière étape du processus dynamique visiblement à l’œuvre dans Otro Mundo :

[...] s’agit-il pour l’écrivant de faire retour à ses racines, de se « reterritorialiser » après une période déjà longue d’éloignement ou d’« errance » (Maffesoli)? Cherche-t-il au contraire à conjurer en quelque sorte une identité plus ou moins « encombrante »? À moins qu’il ne vise à unifier, à rassembler « les » identités quelque peu dissemblables ou même contradictoires qui ont pu jalonner son histoire. Il cherche en tout cas à sa manière, à répondre à l’inépuisable question "qui suis-je". (Million-Lajoinie 1999, 16-17)

Dans Otro Mundo, les identités (du narrateur et du narrataire) sont « le fruit d’une vie examinée » (Ricoeur 1991, 356). C’est bien le récit qui plonge le narrateur dans le passé, muni des outils intellectuels, affectifs et mentaux qui le caractérisent dans le présent. Je n’entrerai pas ici dans des considérations à propos d’un possible sujet résilient et n’évoquerai pas le concept de hardiness, tant ces termes ont été dévoyés par la critique. Dans les premières séquences, il semble que l’auteur puise dans sa genèse les ressources nécessaires pour exiger une forme de « réparation », mais très vite, c’est un sentiment d’échec, l’échec de celui qui arriverait trop tard, qui contamine le métalangage de la mémoire. Les comparaisons qui mettent en jeu cette mémoire en attestent. Cette dernière est « un lumineux brouhaha de souvenirs », puis « un trou noir30 » (Cervera 2016b, 14), « une roche pleine de trous31 » (29) ou encore « un pistolet32 » (34).

Pour clore ce raisonnement, j’opposerai deux réponses contradictoires que fournit l’auteur à l’interrogation lancinante de Claudio quant à « l’utilité » de ce qu’écrit son fils. Dans un premier temps, le narrateur répond : « Ça me sert à moi. Je ne sais pas si ça sert à quelqu’un d’autre. Ça me sert à mettre des mots dans ce lieu qui t’appartient et qui est le silence33 » (89). À la fin du roman, cependant, il ne peut que constater la faillite de son entreprise à travers une dernière question indirecte qui restera sans réponse :

Je sais que ce qui me reste maintenant, c’est une sécheresse de pierre, la certitude toujours fragile de celui qui arrive à connaître la vérité trop tard, cette drôle de sensation qu’il est impossible de récupérer pleinement ce qui n’a jamais été raconté. […] Que puis-je faire maintenant avec ton histoire. Si tu t’es tu, qu’est-ce qui me donne le droit de la raconter alors que je raconte des fictions34. (145)

Quinze années après la publication de El color del crepúsculo, l’intention perlocutoire du langage d’Alfons Cervera n’est plus à démontrer, mais elle semble avoir atteint ses limites dans ce dernier roman personnel, sans que cela ne remette en question l’acte d’écriture lui-même. « Conscient de l’inutilité de la mémoire, j’écris35 » (113-114), martelait Jordi dans une lettre adressée à Chose, l’Amante de Fragmentos de abril, publié en 1985 : « C’est précisément cela, la fiction littéraire transmuée en histoire réelle ou vice-versa, la seule chose qui importe36. » (115) Dès lors la source d’où jaillit l’écriture cerverienne est intarissable. Preuve en est, son dernier roman en date, La noche en que los Beatles llegaron a Barcelona (2017), promet de renouer avec un cycle de la mémoire, celle d’autrui, que l’on aurait pu croire épuisé.

 

Bibliographie

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Pour citer cet article: 

Lesouef, Marina. 2018. « Se raconter et après? La quête mémorielle dans Otro Mundo d'Alfons Cervera ». Postures, no. 28 (Automne) : Dossier « Paroles et silences : réflexions sur le pouvoir de dire ». http://revuepostures.com/fr/articles/lesouef-28 (Consulté le xx / xx / xxxx).