L’écoute des silences dans Incendies de Wajdi Mouawad

Article au format PDF: 

 

JEANNE. On l’entend respirer.
SIMON. Tu écoutes du silence !...
JEANNE. C’est son silence1.
Wajdi Mouawad, Incendies

Le silence occupe une place centrale dans l’œuvre de Wajdi Mouawad2, qu’elle soit théâtrale ou romanesque, puisqu’il se fait tout à la fois espace de vacuité sonore et retentissement de la parole. Prenons à cet égard l’exemple de son roman Anima : le personnage principal, Wahhch, ne parvient pas à parler de l’abominable viol et du meurtre de sa femme. Le narrateur, un rat, s’exprime alors ainsi :

Depuis mon réduit, j’entends souvent les humains parler ensemble. Je les entends aussi se taire. Leur silence n’a pas toujours la même texture. Il y a des silences lourds et des silences vides. Le sien était plein de sa pensée. (Mouawad 2012, 167)

La contradiction est établie : il existerait « des silences lourds et des silences vides », ce qui laisse entrevoir les possibilités d’un dévoilement du sens et de la transmission d’une pensée dans l’acte même de se taire. Le silence serait ainsi plurifonctionnel dans l’esthétique mouawadienne : il représenterait aussi bien l’absence de connaissances, le dévoilement de vérités et l’éclosion d’une parole cachée, que la possibilité d’une réflexion. Il en va de même dans Incendies, pièce s’inscrivant dans la tétralogie Le Sang des Promesses, et mettant en scène deux jumeaux, Jeanne et Simon, accueillis après la mort de leur mère par Hermile Lebel, notaire et ami de la famille. L’ensemble du texte dramatique se construit autour du voyage identitaire des jumeaux. Sous l’autorité du testament maternel, ils devront effectuer la quête de leurs origines afin de retrouver leur père et leur frère, dont l’existence leur était inconnue. Cette recherche filiale les mènera à traverser l’espace d’une guerre civile – celle du Liban3, vécue par leur mère – et à se confronter aux violences politiques, sociales et mémorielles qu’un tel conflit engendre. Ils découvriront que leur frère, abandonné à la naissance, est en fait devenu le bourreau ayant torturé et violé leur mère des années plus tard, à la prison de Kfar Rayat. Leur naissance aura été le fruit de ces sévices sexuels.

C’est le testament maternel – ô combien bouleversant – de Nawal Marwan qui contient les éléments déclencheurs de l’intrigue théâtrale :

HERMILE LEBEL. […] Jeanne,
Le notaire Lebel te remettra une enveloppe.
Cette enveloppe n’est pas pour toi.
Elle est destinée à ton père […].

Simon,
Le notaire Lebel te remettra une enveloppe.
Cette enveloppe n’est pas pour toi.
Elle est destinée à ton frère. […]

Long silence. (Mouawad 2003, 18)

Les lecteurs.trices / spectateurs.trices assistent dès lors à un réel coup de théâtre, symbolisé par la didascalie « Long silence »Se taire souligne de manière implicite le fait que la vérité venant d’être dévoilée aux jumeaux leur était jusqu’alors inconnue. Ce mutisme marque également leur incompréhension et l’impossibilité de répondre à ces deux affirmations. La mère aura donc attendu de mourir avant de léguer cette mystérieuse parole à ses enfants, ce qui incitera très rapidement ces derniers à rejoindre le pays de leur mère, afin de retracer le chemin de leurs origines. Force est donc de constater que la dialectique parole/silence occupe le centre d’Incendies. Au sein de la pièce, les personnages devront construire leur propre discours en réponse aux secrets de leur mère, chargés de signification. C’est au cœur de ces réflexions que réside le plus grand – mais peut-être aussi le plus beau et le plus poétique – paradoxe de la pièce, soit celui voulant que le mutisme devienne une parole que les jumeaux devront apprendre à écouter et à interpréter s’ils souhaitent retrouver leur frère et père. L’intrigue se concentre en effet autour du refus de parole de Nawal – qui a pourtant des vérités à dévoiler – et se termine ainsi : « Jeanne et Simon écoutent le silence de leur mère » (132). Le silence, dès lors, cimente réellement le texte puisqu’il acquiert au fur et à mesure plusieurs fonctions dramatiques, donnant toute sa cohérence à la pièce.

En ce sens, il sera question d’étudier le rôle du silence dans la pièce la plus lue de Wajdi Mouawad et d’en comprendre ses fonctions. Nous verrons que cette absence de voix est tout d’abord posée dans Incendies comme une antithèse : elle est une parole léguée que les jumeaux doivent accueillir et interpréter afin de finalement pouvoir« faire parler » leur mère. Le silence se révèlera ainsi comme une réponse à la violence, comme une expression de ce qui, justement, est indicible. Cependant, si le caractère mutique de la mère devient le moteur d'une quête filiale, il représente également un moyen de résistance, une façon de s’ériger contre l’injustice et la violence de l’Histoire. Se taire, pour Nawal Marwan, devient un acte social et politique, soit la seule réponse possible à l’horreur. Il pourrait de plus être perçu comme un moyen de permettre la pacification des esprits, à l’échelle de la fiction, mais aussi la consolation des spectateurs.trices, si chère aux yeux du dramaturge, aujourd’hui directeur artistique du théâtre de la Colline.

Héritage et quête de la mère : les paradoxes du silence

Il semble aisé de proposer une définition du silence : absence de bruit ou alors, comme le définit le Trésor de la Langue Française : « Fait de ne pas parler, de se taire. » Être silencieux se concevrait comme l’antithèse de la parole. Il serait fait de vide et d’absence là où le langage donne vie au verbe. Cependant, lorsque Mouawad s’exprime dans une interview à France Culture au micro de Laure Adler, le 22 juin 2016, ce dernier confie qu’une définition qui n’insisterait que sur la vacuité du silence serait insuffisante, voire erronée. Se taire, pour le dramaturge, représente un moyen détourné de s’exprimer ou peut-être de laisser apparaître une parole « oblique », qui rendrait possible l’extériorisation des douleurs, bien qu’elles ne soient pas pleinement verbalisées :

J’ai peu à peu compris qu’il y avait là des silences qui n’étaient pas dus à des silences tout simplement parce qu’on ne parlait plus, mais des silences qui étaient dus au fait qu’il y avait trop de honte, trop d’humiliations dues aux douleurs, aux souffrances vécues par mes parents et par la génération de mes parents et qu’il y avait une impossibilité de raconter à ma génération ce qui s’était passé(Adler 2016)

S’interroger sur le silence implique dès lors de s’interroger sur les limites du langage. Là où les expériences les plus traumatisantes et/ou les hontes les plus douloureuses ne peuvent être dites, le mutisme prend le relais. L’absence de langage marque ainsi ce défaut « transmissionnel »4que devrait pourtant contrecarrer le discours. Cependant, cette rupture dans la transmission peut tout de même être interprétée, ce que tente d’ailleurs de faire Wajdi Mouawad en employant la locution verbale : « J’ai peu à peu compris ». Le mutisme a bel et bien un horizon de significations que le sujet émetteur (tout aussi bien que le.la récepteur.trice) peut interpréter et tenter de déchiffrer. En ce sens, lorsque Hermile Lebel  annonce la mort de Nawal dans un monologue paraissant a priori incohérent, il interroge en même temps les lecteurs.trices / spectateurs.trices sur les raisons du silence du personnage et les invite à entrer dans l’intrigue. Cela laisse apparaître un suspense évident quant à l’histoire de Nawal Marwan : « Vous savez comment elle [Nawal Marwan] était, elle ne disait jamais rien à personne. Je veux dire bien avant qu’elle se soit mise à plus rien dire du tout […] » (Mouawad 2003, 14-15). Face à ces non-réponses, Simon, après s’être tu longtemps, s’exprime avec violence sur le mutisme maternel, mêlant tout à la fois langue française « standard » et langue plus familière :

SIMON. […] Cinq ans sans parler, c’est long en tabarnak! Plus une parole, plus un son, plus rien ne sort de sa bouche! Elle pète un câble, un plomb, elle pète une fuze si vous préférez et elle s’invente un mari encore vivant, mort depuis des lustres, et un autre fils qui n’a jamais existé, parfaite fabulation de l’enfant qu’elle aurait voulu avoir, de l’enfant qu’elle aurait été capable d’aimer, cette salope, et là, elle veut que moi, j’aille le chercher! (23)

Si la parole de Simon jaillit, c’est évidemment car sa mère – par voie testamentaire – l’invite à retrouver un frère dont l’existence lui était inconnue. L’animosité de Simon ne porte finalement pas tant sur ce que contient le testament que sur les motifs de ce mutisme, qui lui sont inconnus, mais qu’il sait devoir résoudre. En restant muette, la mère des jumeaux a détourné la transmission de la vérité et a alimenté la colère de ses enfants (exprimée par les injures de Simon) contre elle. Le silence, dans cet extrait, devient une marque de l’incommunicabilité familiale.

À l’inverse de Simon, Jeanne semble davantage réceptive à l’héritage de ce repli de parole. Elle tentera, sous les conseils bienveillants du notaire, de suivre le fil de ce repli afin de comprendre son origine et ce qu’elle implique. Parallèlement à cette quête, un nouveau personnage intervient, lors d’une scène ayant pour titre (sans que cela soit un hasard) « Silence » (45). Il s’agit d’Antoine, l’infirmier ayant veillé sur Nawal Marwan, muette dans ses dernières années de vie. Il avoue alors à Jeanne :

ANTOINE. Au cours de toutes ces années passées à son chevet, je devenais étourdi à force d’entendre le silence de votre mère. Une nuit, je me suis réveillé avec une drôle d’idée […]. J’ai apporté un enregistreur à cassettes. J’ai hésité. Je n’avais pas le droit. Si elle parle seule, c’est son choix. Alors je me suis promis de ne jamais écouter. Enregistrer sans jamais savoir. Enregistrer.

JEANNE. Enregistrer quoi?

ANTOINE. Du silence, son silence. […] J’ai enregistré plus de cinq cents heures. (46-47)

Commence dès lors pour Jeanne une véritable reconquête du silence maternel. Tout au long de son périple, elle écoute et réécoute les cassettes enregistrées par l’infirmier comme pour sonder l’âme de sa mère et y découvrir les méandres de la vérité. Les moments où Jeanne écoute Nawal se multiplient, comme l’indiquent les diverses didascalies5. La sœur de Simon tente ainsi de reconstruire l’histoire à partir de ce qui n’aura pas été dit (ou ce qui n’a pas pu être dit) jusqu’à en devenir muette elle-même, comme le lui reprochera Simon. Ce mimétisme semble ni plus ni moins servir la reconstruction d’un savoir et d’une vérité. En restant muette, Nawal aurait consciemment6refusé l’acte de parole – et aurait par là entravé l’accès de ses enfants à la vérité – imposant à sa fille l’expérience du silence afin de lui permettre d’accéder à ce qu’il cache. Jeanne mentionne d’ailleurs très rapidement, dans la pièce, le moment à partir duquel Nawal s’est tue : « À l’été 97. Au mois d’août. Le 20. Le jour de notre anniversaire. Elle rentre à la maison et elle se tait. Point. […] À l’époque, elle suivait une série de procès au Tribunal pénal international » (58). Le mutisme maternel serait donc directement lié à la naissance des jumeaux. En refusant de parler, Nawal conduit ses enfants à lever le voile de leur ignorance, puisqu’en rassemblant les différentes pièces du tabou maternel, ils pourront enfin comprendre leurs propres origines. C’est toutefois après plusieurs péripéties que Jeanne parviendra à reconstituer le passé de sa mère. Les lecteurs.trices / spectateurs.trices apprendront, au fil de la progression de l’intrigue, que Nawal a tout d’abord accouché d’un enfant qu’elle a été forcée d’abandonner avant d’apprendre que ce même enfant, des années plus tard, a été le chef d’une prison au sein de laquelle elle a été emprisonnée. Victime de viol et d’inceste, de toute l’atrocité dont peut être capable l’Histoire, Nawal, à la suite des violences sexuelles de son bourreau, a accouché des jumeaux; le trauma insoutenable la condamnera au silence. L’absence de parole prend bien sa source, dans Incendies, dans cette expérience de l’indicible. Ainsi, l’inavouable vérité à l’origine du secret remonte à la naissance du premier enfant, celle de Nihad (fils et bourreau), bien que Nawal n’avait que quatorze ans. De fait, si une indicible vérité est léguée, c’est précisément parce que l’expérience traumatisante de l’Histoire ne peut être expliquée, mise en mots par Nawal à ses jumeaux. La mère fait l’expérience des limites du langage, portant un passé qu’elle n’est pas en mesure de verbaliser, à savoir son séjour dans la prison de Kfar Rayat, où elle aura été victime de violences physiques, de torture, de viol et d’inceste. Autant d’horreurs qui pourraient justifier le long mutisme de Nawal de même que son impossibilité à assumer pleinement sa maternité. En effet, si ce silence condamne les jumeaux à n’être que les ombres d’une mère absente, il condamne également celle-ci à ressentir de la honte dans l’expérience de la maternité7.

Des silences et un fils

Les jumeaux, confrontés à cette absence de parole, devront apprendre à apprivoiser le silence, des heures entières, afin de comprendre l’énigme que leur mère leur a léguée. Car s’il est le déclencheur de leur quête originaire, il est de la même façon un moyen employé par Nawal Marwan tout au long de sa vie lorsqu’elle tente de retrouver le fils qu’on lui a enlevé. Cette dernière apparaît à trois âges différents dans la pièce grâce à de régulières analepses, qui créent un télescopage des époques, ce qui permet aux lecteurs.trices / spectateurs.trices (comme aux personnages) de faire des allers-retours entre le passé et le présent. L’intrusion du passé permet de découvrir Nawal à travers trois moments charnières : lorsqu’elle est enceinte, âgée de 14 ans; lorsqu’elle est adulte, à la recherche de son premier enfant; et plus âgée, quand elle a enfin reconnu son fils et qu’elle écrit ses lettres testamentaires, dans les dernières scènes de la pièce.

Le silence acquiert dès lors d’autres fonctions pour Nawal dans la longue et périlleuse recherche de son fils. Nous pouvons tout d’abord comprendre que la jeune Nawal utilise le fait de se taire comme une parole, lors de l’aveu de sa grossesse à Wahab :

NAWAL. Wahab! Écoute-moi. Ne dis rien. Non. Ne parle pas. Si tu me dis un mot, un seul, tu pourrais me tuer. […] Je vais me taire, Wahab, promets-moi alors de ne rien dire, s’il te plaît, je suis fatiguée, s’il te plait, laisse le silence. Je vais me taire. Ne dis rien. Ne dis rien.

Elle se tait. […]

J’ai un enfant dans mon ventre, Wahab! Mon ventre est plein de toi. […] C’est un gouffre et c’est comme la liberté aux oiseaux sauvages, n’est-ce pas? Et il n’y a plus de mots! Que le vent! (32-33)

Une fois de plus, le mutisme est ici proposé sous sa forme paradoxale : Nawal l’impose alors qu’elle fera tout de même acte de parole pour annoncer sa grossesse. Mais nous pouvons également comprendre le recours au silence comme ce moment de communion précédant une nouvelle qui anéantira les deux personnages, comme l’avoue Nawal quelques répliques plus tard : « Ils crieront […], ils injurieront » (34). L’union interdite de ces deux adolescents laisse apparaître le retrait de la parole comme seul espace de réunion des personnages, seul espace partagé qui leur permet d’assumer pleinement leur parentalité. Se taire devient, dans ces circonstances, une preuve d’acceptation : les deux adolescents scellent leur amour dans l’éternité d’une parole tue auquel se joint la dernière envolée lyrique : « Et il n’y a plus de mots! Que le vent! » (33). Dans cette tirade, Nawal transforme son amour en un cri silencieux. Le repli du langage est dès lors présenté aux lecteurs.trices / spectateurs.trices comme l’espace d’une possibilité, d’une union et d’une acceptation de la maternité qui seront, elle le sait, désavouées par sa famille. En l’obligeant à justifier sa grossesse, la mère de Nawal exige un retour de la parole de sa fille avant de la lui arracher à nouveau, ainsi que son enfant. Cela condamne Nawal à la brutalité du monde plutôt qu’à la poésie de l’amour. Ce chant silencieux arraché fait écho aux propos de Lise Gauvin lorsqu’elle commente ceux de Pasquali, dans Écriture Migrante / Migrant Writing : « Et ce silence opaque est aussi celui de l’enfance volée, de l’enfance impossible, de l’enfance à reconstruire à la manière d’un théâtre intérieur, par une parole aussi volée puisque non reçue […] » (Dumontet et Zipfel 2008, 119). De la même manière, le mutisme poétique de Nawal se meut en une voix volée, en un silence écrasé par une autorité maternelle qui oblige sa fille à s’agenouiller8 et donc, métaphoriquement, à se taire et à abandonner son enfant. Cet épisode condamnant en quelque sorte la vie de Nawal est d’autant plus important qu’il structure la pièce : les premières tensions entre parole et comportement mutique émergent de ce désaccord entre l’adolescente et sa mère. À la veille de l’accouchement, Nawal et Wahab échangent des mots pour la dernière fois :

VOIX DE WAHAB. […] [L]orsque tu mettras cet enfant au monde, dis-lui mon amour pour lui, mon amour pour toi. Dis-lui.

NAWAL. Je lui dirai, je te jure que je lui dirai. Pour toi et pour moi. Je lui soufflerai à l’oreille : « Quoiqu’il arrive, je t’aimerai toujours. » Je retournerai moi aussi au rocher aux arbres blancs, je dirai, moi aussi, au revoir à l’enfance, et l’enfance sera un couteau que je me planterai dans la gorge. (Mouawad 2003, 39)

Si Nawal a été arrachée à la parole, elle promet néanmoins à Wahab de dire les choses :non pas pour elle, mais pour lui. La parole devient immédiatement une promesse faite à l’Autre, un geste vers l’altérité, une façon de s’exprimer pour celui qu’elle aime. Nawal, elle, se condamne au silence, tel qu’exprimé par la métaphore du couteau planté dans la gorge, qui revient de manière récurrente dans la pièce. Nawal fait la promesse de parler à nouveau une fois son fils retrouvé : se taire devient ainsi le stigmate d’une blessure, d’une « brûlure » (33), comme elle le dit elle-même, mais également un moyen de résistance – peut-être –, face aux mots meurtriers de sa mère que Nawal se refuse de répéter à d’autres.

L’héroïne part dès lors en quête de son fils en faisant la promesse de s’arracher à la misère dont elle est issue. C’est pourquoi elle promet à sa grand-mère d’apprendre à lire, à écrire, à compter et à parler. La langue de Nawal, souvent métaphorique, mais explicite, se déploie alors. Le personnage n’a de cesse d’apprendre et de faire apprendre la langue de son pays, notamment à Sawda, amie et réfugiée. La tenue du procès permettra à Nawal de témoigner devant les juges dans un long monologue et de poursuivre dans sa volonté de parler pour rendre justice. Elle y dénoncera les actes de son fils, le père, enfin reconnu de ses enfants :

NAWAL. Madame la présidente, mesdames et messieurs le jury. Mon témoignage, je le ferai debout, les yeux ouverts, car souvent on m’a forcée à les tenir fermés. Mon témoignage, je le ferai face à mon bourreau, Abou Tarek. Je prononce votre nom pour la dernière fois de ma vie. […] À travers moi, ce sont des fantômes qui vous parlent. (101-102)

Encore une fois, et à l’image de la promesse faite à Wahab, Nawal parle au nom des autres tandis qu’elle se promet au silence. Elle le sous-entend lorsqu’elle avoue prononcer le nom de son violeur pour la dernière fois. Cependant, confrontée à l’horreur, Nawal livre une dernière bataille en témoignant des crimes commis contre elle, mais également contre tous ceux subis par les prisonnières de Kfar Rayat. La voix de Nawal se fait porteuse du mutisme de toute une communauté abusée et violée : ces fantômes qui, ayant échappé à la mémoire collective, ne peuvent plus témoigner. C’est alors dans un double rapport au silence – tantôt un devoir de dénonciation qu’elle a reçu de ses codétenues, tantôt un devoir auquel elle s’est promise – que Nawal fait jaillir cette dernière parole comme un espace de droit : « Mon témoignage est le fruit de cet effort. Me taire sur votre compte serait être complice de vos crimes » (104). La parole apparaît bel et bien comme un effort, la mobilisation d’une rhétorique acerbe pour rendre justice et ensuite revenir au silence originel : celui de son amour avec Wahab. Après cette confrontation devant la justice, Nawal décide d’ailleurs de se taire à l’été 97. Elle ne reprend réellement la parole que dans les dernières scènes de la pièce lorsqu’elle s’adresse tantôt à son bourreau, tantôt à ses enfants. Dans sa lettre au père, Nawal écrit à son bourreau, Abou Tarek :

NAWAL. […] Les enfants que nous avons eus ensemble sont devant vous.
Que leur direz-vous? Leur chanterez-vous une chanson?
Ils savent qui vous êtes. […]
Bientôt vous vous tairez.
Je le sais.
Le silence est pour tous devant la vérité. (126)

Si la vérité jaillit dans la parole (tandis qu’elle avait été dissimulée aux jumeaux), elle ne condamne pas moins Abou Tarek au silence. C’est du moins ce que suggère Nawal en employant le futur, à valeur presque prophétique : il sera obligé de se taire face à la vérité qui se présente à lui et ne pourra plus parler ni chanter, comme le signifient les modalités interrogatives ironiques. Avant de signer sa lettre, Nawal termine par une phrase à valeur proverbiale : « Le silence est pour tous devant la vérité » (126). Elle insiste sur les limites du langage à pouvoir exprimer une douleur insondable. Plutôt que de condamner son bourreau à ne plus s’exprimer, il semblerait qu’elle veuille partager ceci comme une expérience commune à tout homme : le langage n’est plus en mesure de donner ses vérités. Michel Foucault, dans L’Ordre du discours, va d’ailleurs en ce sens, énonçant : « S’il faut bien le silence de la raison pour guérir les monstres, il suffit que le silence soit en alerte, et voilà que le partage demeure » (1971, 15). Pouvons-nous voir dans le silence que Nawal impose à Abou Tarek un possible retour à la raison visant à guérir le monstre que la guerre aura fait de lui? Sans nul doute car, si le discours a été pendant toutes ses années de détention un symbole de pouvoir et de castration, Nawal, en privant son bourreau de la parole, l’oblige au silence de la raison, de l’introspection, et lui interdit alors d’employer le langage de l’hybris. Les rôles de pouvoir s’inversent, et Nawal Marwan retrouve peut-être son rôle maternel. En employant son propre discours comme un interdit, elle condamne la parole de son fils, le contraignant à s’incliner devant l’autorité et la justice morale, juges des crimes commis.

De la transmission des silences, consolation et pacification des esprits

Toutes les quêtes sont à présent terminées : Jeanne et Simon ont compris les origines du mutisme de leur mère tandis que Nawal a retrouvé son bourreau, lui ôtant le langage devant l’innommable vérité. Nous pouvons ici penser aux propos de Marianne Hirsch, théoricienne de la notion de « postmémoire », qui étudie dans son essai la bande dessinée Maus, dans laquelle se déploie l’absence d’une voix maternelle :

Her legacy was destroyed and Maus itself can be seen as an attempt to reconstruct it, an attempt by father and son to provide the missing perspective of the mother. Much of the Maus text rests on her absence and the destruction of her papers, deriving from her silence its momentum and much of its energy. Through her picture and her missing voice Anja haunts the story told in both volumes, a ghostly presence shaping familial interaction – the personal and the collective story of death and survival9. (Hirsch 1997, 34)

Il est également question d’un héritage détruit, mais à reconstruire dans Incendies ou, s’il n’est pas détruit, incomplet, puisque l’absence de voix de Nawal traduit bien cette « missing perspective » énoncée par Hirsch. C’est cependant bien à l’image de la voix d’Anja – figure maternelle dans Maus – que la présence absente de Nawal va tisser les liens familiaux, puisqu’en investissant et reconstruisant le passé maternel, les jumeaux vont parvenir à retrouver leur(s) identité(s) et leur(s) origine(s). C’est en tout cas ce que signifie leur mère dans la dernière lettre post mortem qu’elle adresse tout d’abord à son fils Nihad :

NAWAL. Je t’ai cherché partout.
[…] [L]à où il y a de l’amour, il ne peut y avoir de haine.
Et pour préserver l’amour, aveuglément j’ai choisi de me taire. […]
Au-delà du silence,
Il y a le bonheur d’être ensemble. (Mouawad 2003, 127-129)

Puis finalement à ses deux jumeaux :

NAWAL. Simon,
Est-ce que tu pleures?
Si tu pleures ne sèche pas tes larmes
Car je ne sèche pas les miennes.
L’enfance est un couteau dans la gorge
Et tu as su le retirer. […]
Jeanne, Simon,
Pourquoi ne pas vous avoir parlé?
Il y a des vérités qui ne peuvent être révélées qu’à la condition d’être découvertes.
Vous avez ouvert l’enveloppe, vous avez brisé le silence.
Gravez mon nom sur la pierre
Et posez la pierre sur ma tombe.
Votre mère. (130-132)

Au sein de ces deux lettres, Nawal explicite son absence de parole et met un point d’honneur à démontrer qu’il n’a pas été un frein à l’amour qu’elle porte pour ses enfants. Cette parole ultime a pu surgir, puisque tous ont à nouveau su compléter l’identité de la mère, celle de sa voix. Ainsi Nawal explique-t-elle à Simon qu’il peut ôter le couteau de sa gorge et retrouver la parole, tout comme elle explique aux deux jumeaux qu’une fois le silence brisé, la parole peut à nouveau resurgir. La dialectique silence/parole est réaffirmée, mais trouve peut-être sa solution : l’expérience du mutisme doit être surmontée au prix d’une réunification, d’une nouvelle fusion familiale. Il est également important de souligner le fait que Nawal retrouve par l’épitaphe sur sa pierre tombale (qu’elle refusait auparavant) une identité. La figure maternelle est désormais rétablie et comprise, puisque le secret a été dévoilé. En revanche, si la parole est à nouveau possible, force reste de constater que les jumeaux décident de se taire à la fin de la pièce :

SIMON. Jeanne, fais-moi encore entendre son silence.

Jeanne et Simon écoutent le silence de leur mère.

Pluie torrentielle. (132)

Le silence constitue le réel héritage maternel, l’espace de la réconciliation, et surtout de la consolation – espace si cher à Wajdi Mouawad –, puisque cette consolation donne à nouveau un visage à chacun des personnages d’Incendies. Nous retrouvons dans cette parole tue, autrefois partagée par Nawal et Wahab lors de leur prime adolescence, un mutisme au sein duquel se construit la famille, puisque les mots, synonymes de violence, ne peuvent que transmettre des malédictions ou des désenchantements. C’est d’ailleurs, à n’en pas douter, ce silence que souhaite entendre Simon, lui dont le discours a tant été brisé par la violence de son histoire, puisqu’il a su, dans sa juste mesure, pardonner à sa mère. Ainsi cette pièce trouve-t-elle son dénouement dans la transmission d’une parole tue qui devient un partage fraternel, tout à la fois poétique et réconciliateur, permettant aux jumeaux de faire le deuil de leur mère, mais également de lui accorder leur pardon.

L’exercice de la catharsis, vers une consolation des spectateurs.trices

Si le silence de Nawal Marwan est légué à ses enfants, Mouawad le transmet également à son public :

Lorsque j’ai présenté Incendies en France, certains directeurs de théâtre sont venus me dire qu’il s’agissait d’une pièce dangereuse, par la catharsis finale qu’elle provoquait, et cela dans un texte contemporain : le public au complet comprend la même chose au même moment et ressent la même chose au même moment. […] On attend [pourtant] de l’art contemporain qu’il disperse les émotions et les réactions, qu’il les partage, les démocratise, les rende multiples, mais pas qu’il les rassemble. […] Le miracle auquel je crois, c’est celui de la réconciliation : je crois que, même au seuil de la mort, il est possible, peut-être, que la réconciliation se fasse par un geste ou un pardon. (Diaz 2017, 70-72)

Wajdi Mouawad propose une création théâtrale contemporaine qui se détache de ce que les spectateurs.trices pourraient attendre. En proposant une illumination finale, le dramaturge prend le pari de consoler l’ensemble des spectateurs.trices grâce à la dynamique cathartique du théâtre. Projet utopique, comme il l’avoue lui-même, mais qui n’est pas pour autant dénué de sens. En effet, la parole ne parvient plus à rendre compte d’une réalité concrète et s’évertue à défaire les liens familiaux (dans une double lecture : à l’image d’Incendies, mais également à l’image des familles libanaises détruites par la guerre civile), ainsi que les liens politiques et sociaux. De fait, Mouawad souhaite trouver de nouvelles solutions pour faire réagir et réfléchir les lecteurs.trices / spectateurs.trices quant aux défis de l’Histoire et du langage. Le silence paraît alors être l’un des importants espaces de transmission possibles qu’un dramaturge puisse aujourd’hui offrir à son public. Nous pouvons penser aux propos de Katia Haddad qui, s’exprimant sur le théâtre de Mouawad ainsi que sur les littératures francophones du Machrek, énonce que « [c]ertains auteurs de la génération de la guerre ont d’ailleurs fait de cette littérature de la douleur et du cri, aux limites de l’inarticulé » (Haddad 2008, 153). Si la création de Mouawad représente un cri, il s’agit d’un cri silencieux, à la manière d’une parole  inarticulée, puisque avortée avant même d’avoir pu se construire. Et ce sera cette parole inarticulée qui sera léguée aux spectateurs.trices comme un espace de réflexion et de réconciliation. Wajdi Mouawad a d’ailleurs créé Incendies en réfléchissant au motif de la consolation, comme il l’avoue lui-même dans la préface de la pièce : « Alors, avant même qu’une ligne ne soit écrite, nous [les comédien.nes et lui-même] avons parlé de consolation. La scène comme un lieu de consolation impitoyable » (Mouawad 2003, 10). Le dramaturge aime à poser la question de la consolation : « Comment fait-on pour se consoler de l’inconsolable? » (Mouawad 2009, 22) D’ailleurs, ce motif théâtral constitue le fil d’Ariane de sa création littéraire et dramaturgique. Selon le philosophe Michaël Foessel, la notion de consolation constituerait

de part en part, un apprentissage de l’altérité. D’abord parce qu’il n’y a de véritable consolation que dans un rapport à l’autre. […] Ensuite, la consolation est une promesse d’altérité : elle ôte à la souffrance son apparence de destin. […] On console pour lui [l’affligé] donner les moyens de regarder autrement ce qui l’afflige, de telle sorte que la désolation du présent ne sature pas le champ des possibles10. (Fœssel 2015, 25)

Par le prisme de cette définition, nous pouvons aisément comprendre que (se) consoler, c’est apprendre à connaître l’autre, mais également à accepter de mettre en perspective son expérience par rapport à celle d’autrui, et ce, par le biais de l’empathie et de la parole. Le théâtre apparaît dès lors comme la manifestation artistique la plus propice à cet échange, puisque les spectateurs.trices sont frontalement confronté.es à l’expérience des personnages et peuvent, grâce à la nature mimétique du théâtre, s’y reconnaître. Nous pouvons, en ce sens, émettre l’hypothèse, à la lecture d’Incendies, que si l’horreur et son caractère impardonnable ne peuvent être entièrement consolé, un silence partagé à l’intérieur du théâtre – soit dans une expérience de l’altérité – pourrait mener citoyens.nes de demain vers une conscientisation des rapports de pouvoir, d’autorité à l’œuvre dans la société, et les mener éventuellement à une plus grande conscience collective. Aller au théâtre pourrait donc induire des transformations politiques et sociales. Wajdi Mouawad a tenté de le démontrer en faisant des dernières scènes d’Incendies une « hypoténuse » (Diaz 2017, 73), c’est-à-dire ce trait, ce voyage qui relie deux côtés que tout oppose. L’hypoténuse d’Incendies, pourrions-nous dire, est la transmission de ce repli de la parole, reliant à un même texte autant d’individualités éparses et diffuses et promettant de ne pas faire de la désolation une saturation du champ des possiblesIncendies contiendrait alors un espace de réflexion politique en ce qu’il invite à la pacification des esprits et à l’émergence d’un espace collectif de paix.

Force est de constater que le silence traverse bel et bien la pièce (et plus largement l’œuvre) de Wajdi Mouawad, permettant tout à la fois quête et reconquête d’une identité, résistance et espace de consolation. Les personnages sont constamment tiraillés entre exister par le verbe ou être en refusant de parler, ce que dénote Wajdi Mouawad lui-même : « Il est impossible pour les personnages que je crée de parler, mais il ne leur est plus possible de se taire. Ils sont écartelés entre ces deux impossibilités et, comme tout écartèlement, c’est une torture » (2017, 75). Renouvellement d’un dilemme cornélien peut-être, mais qui n’en est qu’une apparence, car une fois les vérités dévoilées, le texte ne devient plus un espace de lutte entre parole et silence, mais bien réconciliation des deux. Cela rend possible pour les personnages, tout comme pour les spectateurs.trices, de faire l’expérience de leur propre absence de voix car, comme l’écrit à très juste titre Olivier Py dans son introduction de l’avant-programme du 72Festival d’Avignon :

C’est en cela que l’art de la scène est une transcendance, non parce qu’il nous demande de célébrer la puissance d’un dieu, mais parce qu’il nous rappelle qu’il y a dans le collectif une somme de singularités qui si elles s’accordent peuvent véritablement changer le cours du temps. Le collectif est une transcendance en soi et écouter son silence dans le noir de la salle permet d’en renouveler l’expérience. (Py, 2018)

Retrouver par l’expérience du silence une identité commune et la renouveler, de même que de refonder une unité humaniste collective sont peut-être les nouvelles ambitions du théâtre contemporain; ce qui nous invite à réfléchir de façon urgente à la manière dont l’art permet de (re)penser le monde aujourd’hui.

 

Bibliographie

Adler, Laure. 2016. « Wajdi Mouawad : "Il faut trouver le courage de raconter ». Hors-champs, 22 juin. https://www.franceculture.fr/emissions/hors-champs/wajdi-mouawad-il-faut-trouver-le-courage-de-raconter (Page consultée le 8 novembre 2018)

Darwiche-Jabbour, Zahida. 2007. Littératures francophones du Moyen-Orient (Égypte, Liban, Syrie). Aix-en-Provence : Edisud, coll. « Écriture du Sud ».

Diaz, Sylvain. 2017. Avec Wajdi Mouawad : Tout est écriture. Montréal : Leméac, coll. « Apprendre ».

Dumontet, Danielle et Frank Zipfel (éd.). 2008. Écriture Migrante / Migrant Writing. Hidesheim: G. Olms.

Fœssel, Michaël. 2015. Le temps de la consolation. Paris : Le Seuil.

Foucault, Michel. 1971. L’ordre du discours. Paris : Gallimard.

Haddad, Katia. 2008. La littérature francophone du Machrek : anthologie critique. Beyrouth : Presses de l’Université Saint-Joseph.

Hirsch, Mariane. 1997. Family Frames : Photography, Narrative, and Postmemory. Londres : Harvard University Press.

Mouawad, Wajdi. 2003. Incendies. Montréal : Leméac/Actes Sud-Papiers.

Mouawad, Wajdi. 2012. Anima. Montréal : Leméac/Actes Sud-Papiers.

Mouawad, Wajdi. 2009. Le Sang des promesses : Puzzle, racines et rhizomes. Montréal : Leméac/Actes Sud.

Py, Olivier. 2018. « Singularités ». Avant-programme, 72Festival d’Avignonhttps://www.theatre-contemporain.net/images/upload/pdf/f-997-5abba8d43d5d7.pdf (Page consultée le 8 novembre 2018)

Spiegelman, Art. 1994. Maus. Un survivant raconte. Paris : Flammarion.

Pour citer cet article: 

Dupois, Gaëtan. 2018. « L'écoute des silences dans Incendies de Wajdi Mouawad ». Postures, no. 28 (Automne) : Dossier « Paroles et silences : réflexions sur le pouvoir de dire ». http://revuepostures.com/fr/articles/dupois-28 (Consulté le xx / xx / xxxx).