L'écriture comme une arme pour endiguer l'oubli : le corpus carcéral de Goliarda Sapienza au prisme du « pacte avec le témoin »

Article au format PDF: 

Dans une page de ses carnets inédits rédigés pendant sa détention, Goliarda Sapienza note : « Même si, là tout de suite, je n’ai pas envie d’écrire, je dois écrire quand même pour empêcher que le temps qui s’écoule efface complètement leurs visages1 ». Si l’écrivaine italienne a toujours conçu l’instrument littéraire comme un puissant moyen de survie, l’expérience de la prison marque néanmoins un tournant décisif dans son parcours artistique et dans sa manière d’appréhender sa mission en tant qu’écrivaine. Dans l’écriture romanesque post-carcérale, l’autrice acquiert, en effet, le statut de porte-parole, elle devient dépositaire d’autres voix et d’autres histoires, celles des personnes subalternes qu’elle rencontre tout au long de son périple pénitentiaire. L’exigence de garder les traces de ces sujets marginalisés et invisibles dans la sphère sociale émerge aussi dans d’autres formes d’écriture militante : cela permet ainsi de sonder le corpus carcéral protéiforme de l’écrivaine par le prisme d’un projet esthétique et éthique cohérent.

Dans cet article, je voudrais étudier le corpus carcéral de Goliarda Sapienza à travers la notion de « pacte avec le témoin », élaborée par Philippe Forest (2006) dans le sillage des théories exposées par Giorgio Agamben dans l’ouvrage Quel che resta di Auschwitz (1998). Le témoin est celui ou celle qui a vécu l’histoire mais qui n’a pas la possibilité de s’exprimer : il revient ainsi à l’écrivain·e le devoir moral de rendre sa parole publique, de la sauver de l’oubli. L’objectif de cette étude sera donc de mettre en évidence la manière dont les romans de Sapienza gardent les empreintes de ce contrat implicite que l’écrivaine signe avec la communauté carcérale. De manière parallèle, nous allons voir dans quelle mesure le témoin a déterminé l’évolution du parcours post-carcéral de l’écrivaine par le biais d’une série de documents (interviews, lettres, articles de journal) qui, à ce jour, n’ont pas encore été examinés par la critique2.

 Après une présentation de la biographie et de l’œuvre de Goliarda Sapienza, je vais me pencher, d’abord, sur la manière dont la poétique de l’écrivaine a évolué après l’expérience de la prison pour ensuite parcourir différentes typologies d’écriture qui se distinguent par la présence de la voix collective du témoin : l’écriture romanesque, le projet épistolaire et la production journalistique3. Je montrerai ainsi la forme qu’assume le pacte avec le témoin dans ce répertoire hétérogène de textes carcéraux en soulignant, en tant que fil rouge, la fonction engagée de l’écriture pour Sapienza.

Le parcours biographique et littéraire de Goliarda Sapienza

L’expérience pénitentiaire excentrique de Goliarda Sapienza (1924-1996) s’inscrit parfaitement dans un parcours artistique parmi les plus turbulents de la littérature italienne du XXe siècle. L’histoire éditoriale de son chef-d’œuvre, L’Art de la joie, est emblématique du chemin tourmenté d’une personnalité insolite à son époque : rédigé dans les années 1970 et longtemps refusé en Italie, le livre fut publié de manière posthume en France en 2005. La réception du livre au-delà des Alpes déclencha le véritable succès de l’écrivaine et sa redécouverte en Italie, où le livre fut publié en 2008.

Actrice de théâtre et de cinéma renommée dans le panorama italien de l’époque, Sapienza commença sa carrière d’écrivaine vers la fin des années 1950 et elle publia deux romans autobiographiques qui connurent un succès assez discret : Lettre ouverte en 1967 et Le Fil de midi en 1969. Dans ces deux romans, elle relate sa recherche mémorielle et son parcours psychanalytique après une longue dépression suivie par deux tentatives de suicide.

En octobre 1980, alors qu’elle vivait en situation de pauvreté – les éditeurs refusaient de publier le manuscrit de L’Art de la joie auquel elle s’était consacrée pendant une décennie – l’écrivaine fut incarcérée quelques jours dans la prison féminine de Rebibbia après avoir tenté de vendre des bijoux volés à une amie. Parmi les nombreuses explications de ce geste, il y avait le désespoir lié à sa pauvreté, mais aussi l’intention de susciter un scandale médiatique afin d’attirer l’attention sur son manuscrit4.

Une fois sortie de prison, Sapienza commence à écrire pour témoigner de son expérience et faire découvrir à la société la communauté de personnes exceptionnelles qu’elle a rencontrées : pour l’autrice, l’écriture permet de normaliser l’univers carcéral féminin submergé par les préjugés –  une « planète inconnue » qu’elle compare à la « [l]une », car « tout le monde pense tout savoir sans y avoir jamais été » (Sapienza 2013, 80) – et de limiter l’oubli auquel les détenues sont destinées. Comme elle le déclare lors d’une interview, Sapienza démarre la rédaction de son journal intime – qui constitue l’embryon des narrations carcérales – pour se souvenir de ces personnes, de ces femmes :

MARESCA : Tu pensais que tu allais écrire un livre déjà à l’époque [pendant qu’elle était en prison] ?

SAPIENZA : Non, cela ne m’avait même pas effleuré l’esprit, mais petit à petit j’ai commencé à rencontrer des personnages extraordinaires comme Roberta, Marcella, Annunciazione (bien entendu il ne s’agit pas de leurs vrais noms) et j’ai senti que je devais tenir un carnet, pour me souvenir. Une fois sortie j’ai compris définitivement que je devais écrire, raconter non seulement l’angoisse et les tragédies de la prison, mais surtout ce qu’il y a d’humain, de beau5. (Maresca 1983, 103)  

Le roman L’Université de Rebibbia, publié en Italie en 1983, combine une critique cinglante de l’institution pénitentiaire et un regard admiratif sur une nouvelle communauté empreinte d’humanité. La prison devient, paradoxalement, un espace de liberté par rapport à « l’immense colonie pénitentiaire qui sévit dehors » (Sapienza 2013, 117). Ce premier ouvrage fut suivi par un deuxième roman focalisé sur la sortie de la prison, Les Certitudes du doute, publié en 1987. Sapienza y raconte sa difficulté à réintégrer la société et son errance dans l’espace urbain romain après sa libération. Rome est marquée par la spéculation immobilière – qui transforme la ville en une « prison de ciment » (Sapienza 2015, 17) – ainsi que par le « stress d’accélération temporelle » qui défigure les êtres humains pour les faire devenir des êtres « convulsés, falsifiés » (Sapienza 2015, 58). Dans ce contexte, la rencontre avec des ex-camarades de Rebibbia lui permettra de reconstruire un microcosme déviant à l’extérieur de la prison et de se laisser aller à la nostalgie carcérale déclenchée par les retrouvailles avec ses anciennes codétenues.

Le tournant de la prison : une nouvelle phase d’écriture

La renaissance artistique prolifique qui a suivi l’expérience carcérale témoigne d’un élan contestataire envers la société, qui devint toujours plus intense vers la fin des années 1980. En effet, à côté des récits carcéraux susmentionnés, on possède plusieurs lettres, interviews et des articles de journal qui nous montrent un intérêt croissant de l’écrivaine pour les problématiques carcérales et une forme inhabituelle d’engagement qui distingue le corpus carcéral du reste de la production écrite de Sapienza. Mariagiovanna Andrigo synthétise cette deuxième phase en utilisant l’étiquette d’« écriture expressionniste-interactive » (2012). Selon la chercheuse, l’utilisation du temps présent et la présence d’une altérité – sous la forme d’une abondance des apparats dialogiques – seraient les deux composantes stylistiques les plus importantes de la période post-carcérale. Ces traits stylistiques s’inscrivent dans un glissement vers une écriture testimoniale qui est sans doute conditionnée par l’alternance de formes d’écritures et d’engagements différents qui coexistent dans ces années.  

En effet, nous pouvons identifier dans le séjour en prison une scission à la base d’une deuxième période d’écriture qui se distingue par une tentative de sortir du cocon réconfortant de la sphère privée – qui avait caractérisé ses deux premiers romans – et de se plonger dans l’Histoire présente. Afin de mieux comprendre dans quelle mesure l’expérience carcérale représente un hiatus indépassable dans le parcours biographique et littéraire de l’écrivaine, il suffit de lire une lettre que Sapienza a écrit à son ex-compagnon, le cinéaste Citto Maselli, pour essayer de lui expliquer les raisons de son vol. Cette lettre condense certains points névralgiques de cette révolution :

À l’origine de ma transgression, il y avait le désir (besoin) de retrouver la « base » et des personnes marginalisées comme moi, ce que j’ai trouvé. Tu vas probablement dire, mais tu ne pouvais pas aller dans la rue etc. ? Non, pour les jeunes qui sont de l’autre côté nous sommes des ennemis, ou dans le meilleur des cas des individus épuisés par la longue et inutile inertie où toute la gauche est tombée. Je ne veux pas dire que ceux de « l’autre côté » ont raison […], mais pour moi […], le fait d’avoir connu [cet univers], touché du doigt, ouvert un dialogue (qui continue à travers les lettres), compte vraiment beaucoup. Je sais que maintenant tu vas me refuser ton soutien : après mon voyage en Chine, ma vieille conviction que rien de ce qui touche au socialisme n’a été fait ni dans ces pays, ni ici, a été confirmée de manière si douloureuse que cela m’a poussé une nouvelle fois à sortir du « privé » pour me plonger encore dans l’histoire présente pour, tout en restant déçue, la comprendre le plus possible. Si je n’avais pas expérimenté la prison ma déception aurait été telle que la possibilité du suicide se serait présentée à nouveau6… (Sapienza 2021, lettre à Francesco Maselli non datée)

D’après ce que l’écrivaine affirme, l’acte du vol est motivé par le besoin de « retrouver les bases », c’est-à-dire de redécouvrir les vraies valeurs en allant à la rencontre des personnes qui sont en marge de la société. Le fait d’avoir « touché du doigt » cette planète lui fait comprendre qu’une action est nécessaire : comme elle le suggère à la fin de la lettre, écrire est une valide alternative à un nouveau suicide. Afin que cette écriture ait un impact dans la dénonciation des conditions pénitentiaire et dans le dévoilement de la communauté carcérale, l’écriture ne peut plus être axée que sur le processus introspectif individuel, mais elle doit rendre compte – comme une « caméra qui enregistre et filme » (Sapienza 2021, lettre à Sergio Pautasso du 27 octobre 1981) – du monde extérieur. C’est dans ce contexte que s’inscrit la fonction du « pacte avec le témoin ».  

Le devoir de « prendre un papier et un stylo » : le pacte avec le témoin dans l’écriture romanesque

Le « pacte avec le témoin7 » est une notion mise au point par Philippe Forest, qui le définit comme une sorte de testament qui s’instaure entre celui ou celle qui raconte et celui ou celle qui a vécu l’expérience :

Entre eux s’établit comme une alliance (un « testament »), alliance par laquelle se trouvent affirmées à la fois l’antagonisme et la complicité de deux données logiquement irréductibles l’une par rapport à l’autre : l’expérience du « réel » et l’expression du « réel ». Le contrat décisif n’est plus alors passé entre auteur et lecteur (ce dernier « enregistrant » une opération dans laquelle il n’entra qu’afin de la valider) mais entre deux figures dédoublées du sujet engagées dans une expérience littéraire. (Forest 2006, 242)

Comme annoncé précédemment, ce pacte avec le témoin va de pair avec la tentative de déstigmatiser le microcosme carcéral et de valoriser son caractère humain. Ce contrat entre l’écrivaine et le témoin, auquel les lecteur·trice·s assiste silencieusement, est explicité noir sur blanc dans la fiction romanesque à travers des passages méta-textuels. L’Université de Rebibbia se termine en effet avec l’image de la narratrice qui, après avoir trouvé la paix dans sa nouvelle cellule avec Barbara et Roberta, prend conscience de son devoir de « prendre du papier et un stylo » en imitant sa camarade Roberta : 

« Maintenant, je dois te laisser, Goliarda, il faut absolument que j’écrive une ou deux lettres… »

Imitant Roberta assise sur le lit, ses jambes repliées en guise d’écritoire, une chemise cartonnée posée dessus, la tête inclinée, ses longs cheveux blonds dansant dans la lumière, je prends moi aussi du papier et un stylo. Je n’ai pas le choix. (Sapienza 2013, 221)

On verra plus tard le caractère engagé de la complexe machine épistolaire manœuvrée par Roberta – alter ego de Renata Bruschi dans la réalité8 – mais ce qui compte ici, c’est de remarquer la puissance de cette alliance qui est condensée dans l’affirmation finale : « Je n’ai pas le choix ». L’écriture se configure comme un devoir éthique, conditionné par le contexte qui impose cette décision.

Dans le roman Les Certitudes du doute, écrit après L’Université de Rebibbia, on constate l’importance de la présence de la lettre comme vecteur de la responsabilité testimoniale que Goliarda acquiert. En effet, lorsque la narratrice avoue à Roberta qu’elle écrit pour « raconter aux autres – je ne crois pas qu’on écrive pour soi-même – les visages, les personnes » (Sapienza 2015, 171) qu’elle a rencontrés, cette dernière répond :

Les choses sont vraiment comme je le pensais, c’est pour ça que j’ai besoin de toi : avec la vie que je mène, je pourrais mourir… Ne t’inquiète pas, pas tout de suite ! Mais quand même avant toi… et je t’en prie, toutes ces lettres et ces documents qui sont ma vie et en partie la vie de tellement de gens qui comptent aujourd’hui pour moi… je voudrais te les donner. (Sapienza 2015, 171-172)   

Cette scène représente la transmission de documents qui gardent l’empreinte de l’activité militante de Roberta et est un expédient qui sert à définir la posture de la narratrice. Celle-ci est honorée que Roberta « [ait] tellement confiance en [elle] qu’elle [lui] donne sa vie à garder et transmettre » (Sapienza 2015, 172) et est enthousiaste de sa mission de porte-parole. Mais elle établit aussi l’autorité testimoniale de l’écrivaine. En effet, selon Giorgio Agamben « l’autorité du témoin consiste dans le fait de pouvoir parler seulement à cause du fait que quelqu’un d’autre ne peut pas parler9 » (Agamben 1998, 147) : dans le cas de Roberta, comme on le découvrira à la fin du roman, cette impossibilité de parler ne sera pas provoquée par la mort, mais par une nouvelle arrestation.

La clôture des Certitudes du doute n’est pas moins percutante que celle du roman précédent. Ici aussi, Sapienza représente la narratrice en train d’écrire l’histoire que nous venons de lire, comme si tout ce qui précède cette clôture n’était qu’un préambule nécessaire pour comprendre les sources de l’écriture. Au moment où la narratrice du récit post-carcéral découvre que son ex-camarade vient d’être incarcérée une nouvelle fois, un moment de désespoir la paralyse. Puis, elle comprend que sa seule manière de réagir, sa seule arme face à l’injustice sociale est sa plume :

« Pourquoi écris-tu, Goliarda ? »

« Pour prolonger de quelques instants la vie des personnes que j’aime. »

« Et avec la leur, la tienne, hein, renarde rusée ? »

« Bien sûr. Qui déteste la vie au point de ne pas désirer que la sienne ne soit pas au moins un peu prolongée ? »

« Bien, alors peut-être un jour écriras-tu sur moi. »

C’est cela que Roberta voulait de moi ? Renaître littéralement, personnage vivant dans un livre ? […] Serai-je capable de surmonter cette terreur [d’enfanter le personnage de Roberta], et prenant papier et stylo, de me mettre à ce dur travail d’accouchement charnel et mental qu’il me faudra pendant des mois et des mois affronter chaque matin et peut-être à chaque heure ?  (Sapienza 2015, 228-229)

On est ici face à une écriture qui devient corps, matérialité pure, car elle est le résultat d’un processus d’enfantement. Les lecteur·rice·s avisé·e·s de l’œuvre de Sapienza songent d’emblée à la métaphore spéculaire de l’auto-accouchement dans les dernières pages du roman Le Fil de midi : « je dois naître encore une fois, je nais avec sang et chair déchirée autour de ma tête, cris à mes oreilles, d’immenses mains inconnues me tirent dehors la tête écrasée, le cou enfermé dans des cordons ombilicaux qui m’étouffent… » (Sapienza 2008, 303-304). Ce parallélisme permet de tracer l’évolution de la fonction de l’écriture de soi d’instrument cathartique à arme éthique pour endiguer l’oubli. Grâce à cet extrait de la conclusion des Certitudes du doute, on peut en effet ajouter une deuxième couche qui nous permet de saisir plus clairement le pacte testimonial sous-jacent à l’acte d’écriture : la narration n’est pas seulement un devoir, mais elle est un devoir à accomplir pour quelqu’un d’autre, bien que la narratrice ne nie pas le contentement de voir que sa vie aussi sera prolongée. C’est précisément dans cette perspective que s’insère une première forme de militantisme inhabituel dans le parcours de Sapienza : le projet épistolaire.

Vers un militantisme inhabituel : le projet épistolaire

À la clôture de son interview pour Radio anch’io, Goliarda Sapienza, en traitant la question de la réintégration de l’ex-détenu·e dans la société, déclare explicitement qu’elle est « actuellement en train de s’occuper des prisons10 » en laissant entendre une activité de contact direct avec des personnes qui ont purgé leur peine et qui ont des difficultés à se réadapter à la vie normale après la détention. Nous pouvons reconstruire une partie de ce travail à partir de quelques biographèmes parsemés dans les textes romanesques et de certains documents inédits qui sont conservés dans les Archives privées Sapienza-Pellegrino, grâce auxquels on sait que l’écrivaine songeait à des projets concernant la diffusion de lettres rédigées par les prisonnier·e·s.

Ce projet est bien décrit dans le récit de la post-détention Les Certitudes du doute, où il s’apparente à une intense activité de soutien adressée aux ancien·ne·s détenu·e·s que Roberta, l’ex-camarade de cellule que l’héroïne rencontre à sa sortie, mène depuis plusieurs années durant ses allers-retours entre la prison et l’extérieur. Dans la scène finale du livre, où la narratrice assiste à une rencontre du groupe de soutien des ex-détenu·e·s, on évoque le « gigantesque plan de travail que quotidiennement, qu’elle soit en prison ou à l’extérieur, cette petite fille poursuit sans trêve » (Sapienza 2015, 190) à travers des échanges variés comme « des lettres, des parloirs, des échanges téléphoniques, et en personne avec parents, avocats, administrations, éducateurs, psychologues, médecins, et cætera… » (Sapienza 2015, 190) Parmi tous ces moyens, la lettre occupe une place de premier plan, à tel point qu’elle deviendra le relais de l’engagement pour les prisonnier·e·s que Roberta transmet à Goliarda juste avant sa nouvelle incarcération :

Eh oui, avec Roberta, dans les longs après-midis du dimanche et tous les soirs où il m’était possible d’aller chez eux, nous avions commencé – sans plus nous occuper d’autre chose – d’abord à recopier et puis à faire le premier choix des lettres de prison qu’elle m’avait confiées bien longtemps auparavant, pour en faire un volume : lettres de politiques et surtout de droits communs… (Sapienza 2015, 221-222)

Roberta gère un réseau de détenu·e·s et d’ex-détenu·e·s pour leur apporter soutien, comme cela était récurrent dans plusieurs groupes d’aide aux prisonnier·e·s qui commencent à se développer en Italie dans les années des révoltes.

L’activité d’échanges constants entre Roberta et les détenu·e·s d’autres prisons est confirmée par un ensemble consistant de lettres qui se trouvent dans les Archives Sapienza-Pellegrino, classées dans la section « Correspondance de Renata Bruschi ». Il s’agit d’une dizaine de lettres que des détenu·e·s ont écrites à Renata : il est probable que ces lettres aient été confiées par Renata Bruschi à Sapienza afin qu’elle puisse « prolonger de quelques instants », à travers son métier d’écrivaine, la vie des personnes exceptionnelles oubliées par l’histoire. Comme Sapienza le déclare dans son roman, ces lettres étaient perçues comme des documents humains, l’empreinte de destins incroyables marginalisés par la société : « chacune de ces lettres contenait un destin si emblématique, si prenant qu’il y avait de quoi passer des heures et des heures de bonheur absolu. » (Sapienza 2015, 122) La lettre des prisonnier·e·s assume ainsi une double fonction, moins évidente : une valeur esthétique, qui émerge à travers cette référence au plaisir de la lecture, et une valeur éthique de témoignage, la lettre étant considérée comme la trace écrite et donc permanente de ces vies marginales.

Dans le cas de Goliarda Sapienza, les lettres des prisonnier·e·s sont donc, à la fois, des documents humains et des œuvres poétiques dont l’écrivaine est la médiatrice. Par ailleurs, plusieurs indices nous suggèrent une continuité poétique et chronologique entre le projet de publication des lettres des détenu·e·s et la rédaction du récit carcéral. En effet, dans une lettre du 14 décembre 1980 à Mirella – qui correspond vraisemblablement au personnage de Marcella dans L’Université de Rebibbia – Goliarda Sapienza raconte son projet d’un livre sur la prison, qui n’est qu’un recueil de lettres sur des sujets variés (enfance, amour, désirs…) écrites par toutes les détenues de la prison de Rebibbia :

Mon projet d’un livre sur la prison s’inscrit dans ce contexte [ndlr : la tentative de ne pas marchandiser ses écrits] : il ne s’agirait pas d’un récit, ou d’une analyse savante ou encore d’un manifeste, mais d’un simple recueil de lettres qui ont une valeur humaine, écrites par des détenues (toute l’histoire de l’antifascisme, par exemple, est résumée plus par les ‘lettres de ceux qui ont été condamnés à mort’ que par n’importe quel livre d’histoire). Il ne s’agirait que de cela11. (Sapienza 2021, lettre à Mirella du 14 décembre 1980) 

Quelques lignes plus tard, Sapienza insiste sur la potentielle « valeur humaine et poétique » de ces lettres et le texte s’achève par une exhortation à demander à toutes les détenues, même les moins lettrées, de participer. Ce projet ne sera jamais accompli, mais les voix des détenues et leurs histoires qui sortent de l’ordinaire trouveront leur place dans le roman de la prison, qui se configure comme un récit polyphonique. En outre, l’idée de Sapienza est que raconter l’histoire à travers le vécu des personnes qui ont expérimenté un contexte donné est plus efficace que de la raconter sous la forme d’un manuel d’histoire. Cela reprend une conception qui se répand de plus en plus lors de la Première Guerre mondiale grâce à Jean Norton Cru12, qui ouvre des nouvelles pistes sur la manière de penser l’écriture testimoniale et son caractère d’engagement. Selon cette conception, l’Histoire se fait par le biais des témoignages d’une personne ordinaire poussée, à cause du bouleversement provoqué par un événement inhabituel, à « rendre compte de ses effets dans sa vie et à certifier la véracité sous forme d’un récit qu’il adresse à ses proches et, par extension, à l’ensemble de ses contemporains. » (Jeanelle 2004, 96)

Vers un militantisme inhabituel : l’écriture journalistique

La correspondance de Sapienza est le prisme qui permet d’entrevoir l’itinéraire d’ouverture de l’écrivaine de la sphère privée vers l’espace public. Ce qui motive Sapienza dans cette mission engagée – qui la poussera même à présenter sa candidature aux élections pour la Chambre des députés en 1983 dans le but de reformer les prisons13 – est « le fait d’appartenir aujourd’hui au “parti de la prison” » (Sapienza 2021, lettre à Francesco Maselli non datée).

Dans ce contexte, l’activité journalistique et politique représente un terrain inexploré14 dans le corpus de Goliarda Sapienza, un terrain pourtant très fertile si l’on veut avoir un regard complet sur la deuxième période de son écriture. Cette section est assez vaste et multiforme : elle comprend une série d’articles qui ont été rédigés par Goliarda Sapienza principalement pour les revues Quotidiano donna dans les années 1981-1983 et Minerva: l’altra metà dell’informazione dans la période 1984-1988, qui dénotent un élan important d’activisme assumant des nouvelles formes. La revue Quotidiano donna, en particulier, était l’un des principaux promoteurs d’une lutte contre les institutions totales et des premiers inquisiteurs sur l’état des prisons féminines15.   

Dans ce panorama d’écrits orbitant notamment autour d’une dénonciation des conditions socio-historiques des femmes, se démarquent deux articles qui présentent de nombreux points en commun avec les récits carcéraux : l’« article-enquête » (Trevisan 2018b, 11) « Atrofia e vertigine bianca per le detenute di Voghera » sur la prison féminine de Voghera et l’article « E Dio creò le ferie » sur la ville de Positano. Ce dernier, rédigé en 1988, traite du problème de l’urbanisation féroce et du tourisme de masse, avec des images qui nous rappellent la description de l’espace romain dans Les Certitudes du doute. La récurrence de la métaphore carcérale pour représenter la ville envahie par le ciment (des « murailles pénitentiaires » qui entoure la ville aux « promenades des forçats », c’est-à-dire les vacanciers) et de la métaphore animalière pour signifier le nouvel environnement humain et technologique (le « bruit d’essaim qu’émane des voitures » et les « sauterelles à technologie avancée » nous montrent un contexte similaire à celui du roman de la post-détention, où les images animalières se réfèrent plutôt aux individus) contribuent à exacerber le scénario dramatique, aux pointes apocalyptiques, décrit par l’écrivaine.

Mais le texte le plus important, dans le cadre de cette étude du corpus journalistique, est l’article « Atrofia e vertigine bianca per le detenute di Voghera » que Sapienza publie le 8 mars 1983 sur Quotidiano donna pour dénoncer cette nouvelle prison expérimentale où sont envoyées les détenues politiques. Dans un passage de l’article, une deuxième personne qui accompagne l’écrivaine à Voghera, mais dont Sapienza ne nous dit pas le nom, énonce « Nadia16 m’écrit » : on pourrait faire l’hypothèse que cette accompagnatrice anonyme est Renata Bruschi et qu’il existe un lien entre le projet épistolaire et la rédaction de cet article. 

Dans l’impossibilité d’entrer à l’intérieur de la structure pour effectuer des interviews, car ce permis lui a été refusé à la dernière minute, Sapienza se contente de relater son « pèlerinage mélancolique » avec son amie tout au long des barrières métalliques de la prison en quête de témoignages de l’extérieur. Sapienza dit avoir été informée par l’état de la prison spéciale de Voghera non pas par une personne en particulier, mais par le « circuit d’information orale qui, de la prison féminine de Rebibbia, se déploie et passe de bouche à oreille dans toutes les prisons d’Italie » (Sapienza 1983). Le fantôme de cette voix collective traverse, comme un leitmotiv, toute la première partie de cet article très particulier. En effet, à travers l’introspection et le souvenir du passé carcéral de la narratrice, l’enquête de Sapienza sert à dévoiler au monde un fait qui, sans le travail d’écriture, aurait certainement été oublié :

Mon amie s’est arrêtée et, d’une voix presque surnaturellement calme, elle dit : « Ils oublieront ». Dans ce pays aussi, après le premier brouhaha, ils oublieront. Ce bâtiment est conçu pour être confondu avec le reste, il ne ressemble à rien d’autre qu’à une laiterie moderne, à une usine, à un poulailler d’engraissement forcé. Ma petite compagne de voyage est maintenant silencieuse. Puis elle ajoute : « Maintenant je comprends ce que tu disais sur Rebibbia, notre Université. Tu avais raison. » « Oui ». Je m’entends dire : « C’est pour cela que je devais écrire ce livre avec vous toutes : je sentais qu’il serait le seul témoignage de l’époque où nos prisons, et avec elles notre société, étaient encore humaines17 ». (Sapienza 1983)

Si la prison de Voghera a été justement conçue pour être oubliée, l’œil de l’écrivaine ex-prisonnière parvient à (sa)voir au-delà de l’illusion optique échafaudée pour l’architecture carcérale post-moderne de Voghera :

Oh oui, toute la sagesse, l’art agréable du design post-moderne italien (n’est-il pas à l'avant-garde dans le monde entier ?) a été utilisé pour rendre ce mur inoffensif à l’œil. Qu’est-ce que je dis ? Il est même agréable pour ceux qui ne savent pas ce qu’il y a derrière. Mais nous savons18. (Sapienza 1983)

Quelques lignes plus tard, Sapienza reportera – sous la forme d’une prière-litanie à plusieurs voix – les drames de ces femmes enfermées à Voghera qu’elle apprend par le biais d’échanges épistolaires19, dans le but de rendre justice à ces femmes dont l’existence n’est même pas connue à cause des ingéniosités architecturales. La question de la nécessité d’écrire pour garder les traces de l’autre dans la mémoire atteint ainsi son point culminant au sein de la production militante, et plus particulièrement dans l’écriture journalistique.

Pour conclure, on pourrait dire que la volonté de dévoiler l’univers de ces victimes opprimées par la société configure le rôle de l’écrivain·e comme un medium, un dépositaire d’histoires qu’il ou elle est chargé·e de transmettre. C’est dans cette perspective que l’on peut renouer avec l’image du « pacte avec le témoin » élaborée par Forest : l’écrivain·e est celui ou celle qui phagocyte l’autre et qui garde ses empreintes à l’intérieur de lui, car il ou elle a les instruments pour les livrer ensuite au public.

 

Bibliographie :

Agamben, Giorgio. 1998. Quel che resta di Auschwitz. L’archivio e il testimone. Turin : Bollati Boringheri.

Andrigo, Mariagiovanna. 2012. « L’evoluzione autobiografica di Goliarda Sapienza: stile e contenuti », in Providenti, Giovanna. « Quel sogno dessere » di Goliarda Sapienza. Percorsi critici su una delle maggiori autrici del Novecento italiano. Rome : Aracne.

Capraro, Mara. 2021. « Le narrazioni del carcere di Goliarda Sapienza: una commistione di pratiche, generi e codici ». Cahiers d’études italiennes, n.32. https://journals.openedition.org/cei/9090 (page consultée le 17 janvier 2023).

Finz, Claude. 2009. « Les imaginaires du corps dans la relation littéraire. Approche socio-imaginaire d’une corporéité partagée ». Littérature, n. 153.

Forest, Philippe. 2006. Le roman le réel : et autres essais. Nantes : Cecile Defaut.

Jeanelle, Jean-Louis. 2004. « Pour une histoire du genre testimonial », Littérature, n. 135.

Louwagie, Fransiska. 2003. « ‘Une poche interne plus grande que le tout’. Pour une approche générique du témoignage des camps ». Questions de communication, n. 4.

Maresca, Marina. 8/03/1983. « Ho rubato, potevo uccidere ». Amica.

Norton Cru, Jean. 1930. Du témoignage. Paris : Gallimard.

Pasolini, Pier Paolo. 14/11/1974. « Cos’è questo golpe? Io so ». Il Corriere della sera.

Sapienza, Goliarda. 8/03/1983. « Atrofia e Vertigine bianca per le detenute di Voghera ». Quotidiano Donna, n.4. 

_________. 1988. « E Dio creò le ferie ». Minerva, n.7/8.

_________. 2008. Le Fil d’une vie. Paris : Viviane Hamy.

_________. 2013. L’Université de Rebibbia. Paris : Le Tripode.

_________. 2015. Les Certitudes du doute. Paris : Le Tripode.

_________. 2019. Carnets. Paris : Le Tripode.

_________. 2021. Lettere e biglietti. Milan : La Nave di Teseo. Éditions du Kindle.

Trevisan, Alessandra. 2018a. « Goliarda Sapienza atipica “giornalista militante” ». Italianistica Debreceniensis, n. 24.

_________. 2018b. « ‘fermare la fantasia’. Leggere L’Università di Rebibbia di Goliarda Sapienza attraverso lettere e documenti inediti ». DIACRITICA, n. 4.

Pour citer cet article: 

Capraro, Mara. 2023. « L'écriture comme une arme pour endiguer l'oubli: le corpus carcéral de Goliarda Sapienza au prisme du "pacte avec le témoin" », Postures, Dossier « Anamnèse: oublie et oublié.e.s en littérature », no. 37, En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/capraro-37> (Consulté le xx / xx/ xxxx)