L'écriture de l'antériorité chez Annie Ernaux

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Pour moi, la vérité est simplement le nom donné à ce qu’on cherche et qui se dérobe sans cesse1.

Annie Ernaux, L’écriture comme un couteau, Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet

S’il est exact d’affirmer que nous sommes des êtres de langage, que nous nous pensons à travers celui-ci, il est aussi vrai que la langue dans toute sa complexité peut être à la fois garante de violence et outil d’émancipation. Chez certain·es écrivain·es, la langue, par le médium de la littérature, joue un rôle fondamental dans la venue à soi. Lors d’un travail d’écriture de l’antériorité — d’une écriture tournée vers le passé — une transformation peut s’opérer chez un sujet, le faisant ainsi passer de l’assujettissement à la subjectivité par le truchement d’une agentivité. C’est le cas de l’écrivaine française Annie Ernaux dans plusieurs de ses romans auto-socio-biographiques2, notamment dans Mémoire de fille3 sur lequel je me pencherai dans cet article. C’est d’abord avec la théoricienne Judith Butler et son essai Violence, deuil, politique que je décortiquerai l’incipit de Mémoire de fille. Ensuite, je tenterai de montrer comment la remémoration du passé à travers l’écriture de soi peut faire émerger un sentiment de honte, puis permettre d’effectuer un renversement de la pensée et constituer le déclenchement d’un processus d’émancipation. Pour ce faire, je soulèverai la manière dont s’opère et se déplie la mémoire par l’écriture chez Ernaux. Tout comme l’autrice entame un échange avec la jeune fille qu’elle a été à travers sa mise en récit, je ferai entrer en dialogue Mémoire de fille avec l’essai L’écriture comme un couteau, entretien avec Frédéric-Yves Jeannet dans lequel Ernaux parle de son propre processus d’écriture. Ainsi, je soulèverai les différentes manières que l’écrivaine emploie pour entrer en contact avec son passé et comment la littérature devient musement dans l’exploration de cet espace labyrinthique entre anamnèse et présent de l’énonciation — traversée qui s’effectue non sans quelques embûches.

L’assujettissement face à l’Autre

Les premières phrases et premiers paragraphes d’une œuvre sont toujours d’une importance capitale, car ils sont le lieu stratégique où une transition entre le texte et le hors-texte s’opère et assure un rôle de programmation de lecture. L’incipit de Mémoire de fille expose en quelque sorte les filons du récit :

Il y a des êtres qui sont submergés par la réalité des autres […] Ni soumission ni consentement, seulement l’effarement du réel qui fait tout juste se dire « qu’est-ce qui m’arrive » ou « c’est à moi que ça arrive » sauf qu’il n’y a plus de moi en cette circonstance, ou ce n’est plus le même déjà. Il n’y a plus que l’Autre, maître de la situation, des gestes, du moment qui suit, qu’il est seul à connaître. Puis l’autre s’en va, vous avez cessé de lui plaire, il ne vous trouve plus d’intérêt. Il vous abandonne avec le réel, par exemple une culotte souillée. Il ne s’occupe plus que de son temps à lui. Vous êtes seul avec votre habitude, déjà, d’obéir. (Ernaux 2018, 11-124)

D’entrée de jeu, Ernaux évoque l’assujettissement face à l’Autre, celui qu’elle nomme le Maître. Elle exprime la perte de soi à travers non seulement cet assujettissement, mais aussi le deuil de cet Autre qui ne veut plus d’elle. Je fais ici le lien avec le travail de la philosophe Judith Butler. S’il s’oriente aujourd’hui principalement sur la théorie queer, son travail a antérieurement traité de la question de la vulnérabilité, du rapport à l’Autre et de la construction de soi en tant que sujet soumis à un pouvoir quelconque. Dans son ouvrage Vie précaire : les pouvoirs du deuil et de la violence, elle explique que

la douleur du deuil révèle combien nous sommes assujettis à nos relations aux autres, d’une façon que nous ne pouvons pas toujours exprimer ou expliquer, qui nous empêche d’être toujours lucides sur nous-mêmes […] Je pourrais tenter ici de raconter l’histoire de ce que je ressens, mais il faudrait alors que le « je » même qui cherche à raconter soit interrompu en plein récit, car ce « je » est mis en question par sa relation à l’Autre, laquelle ne me réduit pas à proprement parler au mutisme, mais entame un travail de sape dont mon discours porte les traces. Je raconte l’histoire des relations que j’ai librement choisies pour mieux révéler, chemin faisant, comment ces mêmes relations se saisissent de moi et me défont. Mon récit se fait hésitant et il faut qu’il en soit ainsi […] Nous sommes défaits les uns par les autres. (Butler 2005, 49-50)

Bien sûr, il y a un degré d’assujettissement différent d’un sujet à un autre et d’une relation à une autre face à cette remise en question qu’expose Butler. Dans le cas qui m’intéresse, Ernaux entame le travail qu’évoque la théoricienne : celui de se raconter. Elle met en récit non seulement l’histoire de ce qu’elle a ressenti face à la perte de cet Autre dans le passé de l’énoncé, mais aussi de ce qu’elle ressent au présent de l’énonciation à travers son geste d’écriture de l’antériorité. Pour effectuer ce travail, l’autrice se trouve dans la nécessité de remplacer le je de la jeune fille qu’elle a été par la troisième personne, un elle qui lui permet une certaine distance — distance qui s’avère requise pour sa mise en récit. Elle désigne la jeune fille qu’elle était à cette époque par deux surnoms : la fille de 58, 1958 étant l’année de l’été qu’elle se remémore, et la fille de S, S étant la première lettre du nom de la colonie dont elle a fait partie lors de cet été en question. Cette distance installée par la narratrice permet un dialogue entre la femme qu’elle est au moment de l’écriture; au présent de l’énonciation, et la jeune fille qu’elle était à l’époque; au moment de l’énoncé. Les indices qu’elle nous livre dans l’incipit quant à la thématique de son texte ne s’arrêtent pas là :

D’autres ont beau jeu alors de vous circonvenir, de se précipiter dans votre vide, vous ne leur refusez rien, vous les sentez à peine. Vous attendez le Maître, qu’il vous fasse la grâce de vous toucher au moins une fois. Il le fait, une nuit, avec les pleins pouvoirs sur vous que tout votre être a suppliés. Le lendemain, il n’est plus là. Peu importe, l’espérance de le retrouver est devenue votre raison de vivre, de vous habiller, de vous cultiver, de réussir vos examens. Il reviendra et vous serez digne de lui […] Tout ce que vous faites est pour le Maître. (MDF, 12)

L’écrivaine représente par ces quelques lignes le vide qu’occasionne la perte de soi. Elle se remémore et se raconte, afin de « parvenir à penser la manière dont [elle a été] non seulement constituée, mais aussi dépossédée par [ses] relations » (Butler 2005, 50). L’Autre, malgré son absence, ou peut-être même par son absence, devient sa raison de vivre, ce qui constitue sa personne, jusqu’à ce que, tranquillement, elle découvre sa propre valeur, son indépendance et son autonomie : « Mais sans vous en rendre compte, en travaillant à votre propre valeur vous vous éloignez inexorablement de lui. Vous mesurez votre folie, vous ne voulez plus le revoir jamais. Vous vous jurez d’oublier tout et de ne jamais en parler à personne. » (MDF, 12) Or, la narratrice n’oublie pas complètement son trouble comme elle l’aurait souhaité. Celle-ci évoque la date du 16 août 1958 comme la dernière fois que son corps lui a appartenu : « comme la dernière fois [qu’elle a son] corps » (17), pour le dire avec ses mots. Cette dépossession du corps, du soi, se traduit en quelques violences fondatrices — rejet suite à sa première expérience sexuelle, humiliation, sexisme et domination masculine, injustice, objectification du corps — qui viennent définir le sujet par rapport à ses relations; les évènements vécus à la colonie de S ont plusieurs répercussions négatives sur son amour-propre et l’amènent à vivre énormément de honte. Butler développe cette idée :

[L]a peau et la chair nous exposent au regard et au contact des autres, comme à leur violence, et nos corps nous font courir le danger d’en devenir également le ressort et l’instrument […] [M]on corps est et n’est pas mien. D’emblée livré au monde des autres, il porte leur empreinte, il se forme au creuset de la vie sociale; ce n’est que plus tard, et avec quelque incertitude, que je revendique mon corps comme mien, si du moins je le fais un jour. (Butler 2055, 52-53)

C’est ce à quoi Ernaux s’emploie dans Mémoire de fille : revendiquer son corps comme sien en se racontant, se remémorer à partir du langage pour cheminer de l’assujettissement à la subjectivation, et écrire la coupure du contact à soi, au passé, dans le but d’arriver à un soi entier, au présent. Ce cheminement ne se fera pas sans écueils ni impasses. Dès le début du récit, la narratrice évoque une intuition; celle que toustes les membres de la colonie de S se seraient dispersé×es puis oublié×es, mais

[...] elle, oubliée sans doute plus vite que les autres, comme une anomalie […] quelque chose de risible dont il serait ridicule de s’encombrer la mémoire. Absente de leurs souvenirs de l’été 58, réduits peut-être aujourd’hui à des silhouettes floues dans des lieux vagues […] Définitivement oubliée des autres, fondus dans la société française. (MDF, 16-17)

Dans ce dénigrement du soi, sans doute dû au sentiment de l’opprobre et à l’humiliation vécue qui émergent de sa mémoire, la narratrice aurait également souhaité s’oublier elle-même. Elle ajoute en effet : « J’ai voulu l’oublier aussi cette fille. L’oublier vraiment, c’est-à-dire ne plus avoir envie d’écrire sur elle. Ne plus penser que je dois écrire sur elle son désir, sa folie, son idiotie et son orgueil, sa faim et son sang tari […] C’est le texte toujours manquant. Toujours remis. Le trou inqualifiable. » (17) À la suite de cet énoncé, nous pourrions nous demander quelle est la valeur de ce récit de soi entamé par Ernaux et quel est donc son rapport à l’écriture. L’autrice ressent cette « envie d’écrire sur elle » (17) comme un besoin de remplir le « trou inqualifiable » (17). Pour Ernaux, l’écriture n’est pas qu’une recherche de souvenirs, d’expériences, d’évènements ou de perceptions enfouis — comme le serait par exemple une partie de la cure psychanalytique5 — mais bien une mise au monde. En effet, elle l’explicite dans L’écriture comme un couteau : « Il me semble qu’en écrivant, je me projette dans le monde, au-delà des apparences, par un travail où tout mon savoir, ma culture aussi, ma mémoire, etc., sont engagés et qui aboutit à un texte, donc aux autres. » (Ernaux et Jeannet 2011, 55) Ainsi, aller vers soi est également le geste d’aller vers l’autre par le texte aboutit. En ce sens, pour la narratrice de Mémoire de fille, l’écriture de son passé devient une condition fondamentale pour que les évènements vécus aient un sens :  

Le temps devant moi se raccourcit […] L’idée que je pourrais mourir sans avoir écrit sur celle que très tôt j’ai nommée « la fille de 58 » me hante. Un jour, il n’y aura plus personne pour se souvenir. Ce qui a été vécu par cette fille, nulle autre, restera inexpliqué, vécu pour rien. (MDF, 18-19)

Chez Ernaux, il est donc impératif de laisser une trace de cette existence. Le récit de soi devient ainsi l’assurance d’une continuité de l’être :

Dans une mise à jour d’une vérité dominante, que le récit de soi recherche pour assurer une continuité de l’être, il manque toujours ceci : l’incompréhension de ce qu’on vit au moment où on le vit, cette opacité du présent qui devrait trouer chaque phrase, chaque assertion. (MDF, 125-126)

Pour l’autrice, les faits ne peuvent donc acquérir un sens que dans le discours rétrospectif de soi et des évènements antérieurs, car ils ne sont pas bien compris lorsqu’ils sont vécus dans le moment présent. Dans cet ordre d’idée, selon l’écrivaine et théoricienne Régine Robin, le soi serait une construction sans cesse inachevée, constamment en « work in progress » (Robin 2005 citée dans Lépine 2021, 169). Dans son essai Le Golem de l’écriture : de l’autofiction au cybersoi, elle écrit ceci : « S’autocréer, s’inventer, se réinventer, échapper aux déterminations lourdes qui nous enserrent, déterminations sociales, déterminations symboliques et généalogiques, culturelles ou psychologiques. Se moquer des filiations et de sa place dans la filiation » (Robin 2005 citée dans Lépine 2021, 169). Cet énoncé de Robin illustre bien le développement de la subjectivité par la création, une esthétique de la réinvention constante du soi. Le retour vers elle-même par la littérature est nécessaire pour Ernaux afin d’assurer une présence à soi et une présence au monde. Néanmoins, cela ne se fait pas sans un détour par la honte : « La honte était ineffaçable, enclose dans les murs de la colonie » (MDF, 118). Puis, le 28 avril 2015, un renversement a lieu — dans un présent énonciatif, Ernaux se dit libérée par l’écriture :

Cette fois — 28 avril 2015 — je quitte la colonie pour de bon. Tant que je n’y étais pas entrée de nouveau par l’écriture, pas demeurée des mois et des mois, je n’en étais pas partie […] Il me semble que j’ai désincarcéré la fille de 58, cassé le sortilège qui la retenait prisonnière depuis plus de cinquante ans dans cette vieille bâtisse […] Je peux dire : elle est moi, je suis elle. (85-86)

Enfin rejointe à elle-même, la narratrice peut s’incarner en un je entier et ainsi se libérer de son lourd passé.

Arrêt sur image

Chez Ernaux, le processus de remémoration fonctionne de plusieurs manières spécifiques. D’abord, l’écrivaine s’en remet à quelques traces externes et à des souvenirs matériels tels que lettres, journaux intimes, bulletins scolaires, archives, sites Web et photographies. Elle qualifie ces dernières de « temps à l’état pur », considérant l’objet photographique comme une représentation d’un réel passé et mystérieux : « Les photos, elles, me fascinent, elles sont tellement le temps à l’état pur. Je pourrais rester des heures devant une photo, comme devant une énigme » (Ernaux et Jeannet 2011, 41). Roland Barthes nomme cette énigme de la photo, son noème, dans son essai La chambre claire : le « Ça-a-été […] cela que je vois s’est trouvé là, dans ce lieu qui s’étend entre l’infini et le sujet » (1980, 120-121). Cet objet, sujet ou événement, se traduit en un moment unique qui ne pourra jamais être reproduit exactement tel que l’original et ne pourra exister que dans — ou par — sa représentation. Ensuite, Ernaux dit parfois retourner sur les lieux réels où les évènements se sont déroulés et « ne pas trouver le lieu conforme à l’image [qu’elle] en gardait » (MDF, 163). Puis, elle évoque le « [d]éstockage massif d’un entrepôt de la mémoire fermé depuis des décennies » (132). Inopinément, plusieurs noms et visages lui reviennent de manière massive et remontent à sa conscience. Ernaux explique que ce sont parfois des émotions et sensations qui se font ressentir en elle, sans que celles-ci soient rattachées à un discours : « Il me faut la sensation (ou le souvenir de la sensation), il me faut ce moment où la sensation arrive, dépourvue de tout, nue. Seulement après, trouver les mots » (Ernaux et Jeannet 2011, 40). Ce phénomène se produit dans Mémoire de fille à quelques reprises : « j’écoutais dans le haut de l’escalier, procès dont je ne puis me rappeler un seul mot aujourd’hui, seulement que j’aurais voulu mourir sur-le-champ » (MDF, 122). Telle une série photo qui défilerait devant ses yeux, Ernaux déplie la mémoire en faisant émerger des images du passé à la conscience : « Comme si le langage venu tard dans l’évolution humaine ne s’imprimait pas aussi facilement que les images » (117). Tout au long du récit, la narratrice voit la fille qu’elle a été. Elle répète souvent : « Je la vois » effectuer telle action, être dans un tel état, se trouver à tel endroit, etc. Elle se souvient des vêtements qu’elle portait, de ses cheveux en chignon, de détails qu’elle écrit comme plusieurs ekphrasis — c’est-à-dire de longues descriptions détaillées qui rendent visibles et évidents les objets, les lieux, les actions qui ficèlent le récit. Régulièrement, elle amorce un paragraphe en évoquant littéralement une image : « Image de cet après-midi de septembre : assise sur le lit de sa chambre à Yvetot » (127). Or, ces images ne sont pas matérielles et n’existent que dans sa conscience. En décrivant son processus d’écriture, Ernaux affirme que « [p]eut-être le mieux serait-il de parler en termes d’arrêt sur image » (Ernaux et Jeannet 2011, 40).

Retour vers soi

Au début du récit, Ernaux énumère des points de repère extérieurs à sa propre histoire, des évènements réels qui ont eu lieu indépendamment de son existence lors de cet été 1958, et ce afin de se situer dans le temps et de rattacher son récit à des faits importants de l’actualité, archivés et connus de toustes. Cela semble assurer un lien au monde par plusieurs points d’ancrage, qui confirmeraient l’existence de sa propre histoire parmi l’Histoire : « [R]etour du général de Gaulle, du franc lourd et d’une nouvelle république, de Pelé champion du monde de foot, de Charly Gaul vainqueur du Tour de France et de la chanson de Dalida Mon histoire c’est l’histoire d’un amour. » (MDF, 13) Puis, elle avoue que « la mémoire brouille l’ordre » (13) des étés passés de sa jeunesse, ce qui corrobore en quelque sorte l’idée que la vérité du pacte autobiographique serait, néanmoins en partie, erronée. L’autrice avoue dès lors que l’exhaustivité de la vérité est impossible, la mémoire étant de marche avec l’oubli. Elle écrit « [n]e pas pouvoir situer l’antériorité d’un souvenir par rapport à un autre interdit d’établir un lien de cause à effet entre les deux » (118). Un récit n’est pas un évènement réel; il en est une représentation, une construction à partir d’une autre construction — l’histoire racontée du souvenir qui en reste. L’effort qu’Ernaux déploie sur son geste de se rappeler le passé n’est pas la promesse d’une exhaustivité, mais bien un retour vers elle-même. Elle « accepte de mettre en doute la fiabilité de la mémoire, même la plus implacable, pour atteindre la réalité passée » (97). Les souvenirs sont parsemés de trous nécessaires. Se rappeler de tout serait en effet insupportable. Selon Robin,

[l]es autobiographies sont cependant des fictions qui ont une utilité psychique et sociale puissante puisqu’elles forgent ce que Ricoeur appelle « l’identité narrative » du sujet. Elles établissent des liens, des continuités, mais loin de sa vérité. Non qu’elles cherchent sciemment à mentir, à occulter, ce serait trop simple, mais elle retient des morceaux épars, elles remplissent des vides, elles comblent des silences, des lacunes, elles effacent des interstices par lesquels quelque chose de l’inconscient viendrait miner ce bel édifice. (Robin citée dans Lépine 2021, 165)

Certes, l’identité narrative d’Ernaux montre sa capacité à mettre en récit les évènements de son existence de manière claire et concordante, mais elle expose avant tout un besoin vital de s’y adonner.

Musement

Enfin, l’écrivaine situe le récit de Mémoire de fille « entre deux bornes temporelles, […] bornes du corps » (MDF, 161). En ce sens, l’écriture est vécue comme une errance, un musement entre deux temps : « Vouloir éclaircir, enchaîner ce qui était obscur, informe, au moment même où j’écrivais, c’est me condamner […] à négliger l’action de la vie, du présent, sur l’élaboration de ce texte » (Ernaux et Jeannet 2011, 18). Cette errance, entre passé et présent, entre mémoire et oubli, constitue un flux de conscience que le professeur et essayiste Bertrand Gervais nomme musement : « Le musement est une errance de la pensée, une forme de flânerie de l’esprit, le jeu des associations qui s’engage quand un sujet se laisse aller au mouvement continu de sa pensée, à l’image des associations libres ou de l’écoute flottante en psychanalyse. » (Gervais 2009) Dans cette optique, le musement serait un état d’absence active qui guiderait la main de l’écrivain·e, le langage permettant ainsi de rendre présent ce qui est absent, perdu, passé, avec pour seule possibilité une remise au monde en tant que construction. Comme l’écrit Simone de Beauvoir dans son autobiographie La force des choses : « Mais cet ensemble unique, mon expérience à moi, avec son ordre et ses hasards […] toutes ces choses dont j’ai parlé, d’autres dont je n’ai rien dit — nulle part cela ne ressuscitera. » (Beauvoir 1963, 686) Tel que je l’ai montré dans cet article, l’écriture de l’antériorité peut avoir un réel impact sur un·e auteur·rice au présent de l’énonciation et changer complètement le cours de sa vie — de sa perception du soi. Néanmoins, mon constat est que le projet de l’autobiographie ne peut être exhaustif et garant de vérité absolue en raison des différentes formes d’oubli et de brouillage de la mémoire. Une rigoureuse mise en récit de sa propre existence permettrait à l’écrivain·e de se retrouver iel-même en un être entier ou serait tout simplement de l’ordre d’une entreprise sans cesse renouvelée par cette flânerie de l’esprit : non pas dans le but d’arriver à une fin, à un aboutissement, mais de répéter l’expérience du musement dans l’écriture elle-même, comme un état recherché.

 

Bibliographie

Baroni, Raphael et Bertrand Gervais. 2009. « Imaginaire du labyrinthe. Entretien avec Bertrand Gervais ». Vox-poetica, Lettres et sciences humaines. 15 février.

https://vox-poetica.com/entretiens/intGervais2009.html (Page consultée le 25 février 2023).

Barthes, Roland. 1980. La chambre claire. Note sur la photographie. Paris : Éditions Gallimard, Coll. « Cahiers du cinéma Gallimard ».

Beauvoir, Simone de. 1963. La force des choses. Paris : Éditions Gallimard, Coll. « Blanche ».

Butler, Judith. 2005. Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001. Paris : Éditions Amsterdam.

Ernaux, Annie et Frédéric-Yves Jeannet. 2011. L’écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet. Paris : Éditions Gallimard, coll. « Folio ».

Ernaux, Annie. 2018. Mémoire de fille. Paris : Éditions Gallimard, Coll. « Folio ».

Lépine, Stéphane. 2021. Les ombres de la mémoire, Entretiens avec Régine Robin. Montréal : Éditions Somme toute, Coll. « d’ailleurs ».

Robin, Régine. 2005. Le Golem de l’écriture. De l’autofiction au cybersoi. Montréal : Éditions XYZ, Coll. « Documents poche ».

Pour citer cet article: 

Kingsley, Marie-Ève. 2023. « L'écriture de l'antériorité chez Annie Ernaux », Postures, Dossier « Anamnèse: oubli et oublié.e.s en littérature », no. 37, En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/kingsley-37> (Consulté le xx / xx/ xxxx)