Le « Livre des traces » comme métaphore de la lisibilité du monde dans Nous qui n'étions rien de Madeleine Thien

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Dans les Leçons américaines, Italo Calvino affirme que « [l]a littérature ne peut vivre que si on lui assigne des objectifs démesurés, voire impossibles à atteindre. » (1988, 179) C’est en adoptant l’hypothèse d’une démesure intrinsèque aux ambitions littéraires s’érigeant contre l’oubli que j’analyserai Nous qui n’étions rien (2018) de Madeleine Thien [Do Not Say We Have Nothing, (2016)]. Il s’agit d’une véritable saga familiale qui parcourt les générations, le temps et l’espace pour offrir un portrait de la Chine d’hier à aujourd’hui. La narratrice, une étudiante en mathématiques prénommée Ling dont les parents chinois se sont réfugiés au Canada après la révolution culturelle (1966-1976), tente de reconstruire son histoire à partir de mystérieux calepins retrouvés à la suite du suicide de son père, Jiang Kai, peu après son retour en Chine. Contrairement aux innombrables partitions musicales du Conservatoire interdites puis détruites lors de la révolution culturelle, les trente et un carnets du Livre des traces [The Book of Records] ont été épargnés, et le père de la narratrice en possède encore une copie. L’auteur de ce mystérieux manuscrit demeure inconnu et le livre, une copie d’une copie, à l’image des êtres et des choses de ce monde, car « les originaux ont quitté ce monde depuis longtemps, et nous, inlassablement, nous les copions. » (Thien 2018, 274) Le Livre des traces a effectivement traversé le temps et l’espace, de la Chine des années trente jusquau présent millénaire, grâce au travail des copistes qui l’ont patiemment retranscrit, mais aussi modifié et parfois altéré clandestinement à des fins politiques, ne cessant de s’en passer des exemplaires sous le manteau.

Ce « livre dans un livre » est avant tout animé d’un désir collectif de faire sens du monde, de le déchiffrer et de le lire, se transformant en une véritable représentation métaphorique du monde, telle que théorisée par Hans Blumenberg dans La lisibilité du monde. Postulant, à l’instar de Calvino, une continuité du désir de totalité qui sans cesse ressurgit telle une exigence en constante transformation, Blumenberg propose « d’exhumer les traces qu’a laissées le désir de faire du monde l’objet d’une expérience qui voulait être mise en concurrence avec celle du grand Livre, compagnon de toute une vie. » (2007, 16) L’auteur revendique pour ce faire une méthode épisodique permettant de retracer les transformations et les altérations de la métaphore qui signale une insistance des attentes humaines en matière de sens. Aspirer à ce que le monde se donne à lire « comme un tout porteur de sens, où se conjuguent la nature, la vie et l’histoire » (14), autrement dit comme une totalité intelligible, résume selon l’auteur « l’exigence de sens adressée à la réalité. » (Idem.)

Dans Nous qui n’étions rien, une telle exigence de sens se manifeste par une lecture incarnée, voire corporelle, où les personnages entrent dans un devenir-livresque fréquentant le Livre des traces, tandis que le livre lui-même est considéré comme une étrange créature (Thien 2018, 93). En considérant l’apport nécessaire de la lecture dans la construction de la totalité, j’envisagerai ainsi la fictionnalisation comme lune des voies par laquelle opère la métaphorisation du monde, puisqu’un tel processus s’avère intimement lié à l’herméneutique. Ce sera l’occasion pour moi de revenir sur le traitement de l’événement historique, dont la non-fidélité a parfois été reprochée à Thien (Delazari 2021, 237), afin de proposer l’idée d’une interprétation mouvante, en constant remaniement, pluridimensionnelle plutôt qu’unidimensionnelle et figée. À terme, il s’agira aussi de reconnaître la dimension politique du Livre des traces qui réside dans sa capacité à créer une véritable encyclopédie vivante et une voie d’émancipation face à lautorité mortifère de l’Histoire officielle et sa violence mnésique.

1. L’apport de la lecture dans la construction de la totalité

1.1 Une porte vers l’avenir

Le livre des traces suscite l’interrogation de tous les lecteurs et de toutes les lectrices qui entrent en son contact, à commencer par la narratrice qui, quelques mois après la mort de son père, tombe sur sa mère en train d’en feuilleter un exemplaire, et voit dans l’image de cette main tenant « le carnet long et étroit […] les proportions d’une porte miniature » (Thien 2018, 15). Il s’agit de la première occurrence de la métaphore du Livre des traces comme porte qui se répète à plusieurs reprises dans le roman. Un personnage nommé Pinson affirme par exemple que « lire le Livre des traces rev[ient] à fermer et verrouiller la porte d’entrée » (303), c’est-à-dire qu’il s’agit à la fois d’une ouverture et d’une fermeture sur le monde. Si, comme l’affirme Ai-ming avant d’en entamer la lecture à la narratrice, ce livre « n’est pas réel » (38), il a cependant des effets troublants sur ses lecteurs et ses lectrices, qui semblent y lire leur avenir. En 1990 à Vancouver, la narratrice éprouve ainsi le sentiment d’avoir affaire à « un récit qui contenait [s]on histoire et qui contiendrait [s]on avenir. » (70) De même Pinson, en faisant le récit du livre à sa mère analphabète (Grand Mère Couteau) un été de 1958 en Chine, « s’avançait calmement vers la chaise à côté du lit et, comme s’il allait à la rencontre de son avenir, il reprenait le chapitre qui l’attendait sur la table de chevet. » (113) La lecture est ainsi un acte de mémoire, mais tourné vers l’avenir, dans la mesure où « pour regarder vers l’avenir, il faut se retourner. » (233) Dans cette perspective, la métaphore du livre comme porte s’avère aussi une manière d’appréhender le présent, temps fuyant par excellence dont la mesure n’est prise qu’à travers un passé « perdu », c’est-à-dire finalement une copie d’une copie, interprétée et remaniée à travers le filtre du langage.

Envisager la fiction comme une porte qui opère une césure avec le monde réel, tout en offrant une ouverture à une réalité finalement inaccessible en tant que telle, rejoint ainsi la définition que propose Samoyault de la fiction. La théoricienne souligne que la fiction n’est pas le monde lui-même, ni même le monde représenté ou possible, consistant surtout à émettre une vérité d’ordre métaphorique qui, dès lors, devient « l’ouverture à l’impossible du réel auquel la réalité seule ne permet pas d’accéder. » (Samoyault 2007, 102) Pour Samoyault en effet, le genre du roman donnerait la possibilité à l’écrivain ou à l’écrivaine d’être à la fois lecteur ou lectrice et créateur ou créatrice de monde au moment où une dissociation se produit entre, d’une part, le livre divin et, de l’autre, le livre de la nature qui coïncide avec l’arrivée de la science moderne, reléguant alors la Bible à un statut purement métaphorique. (1999, 148) Dès lors, les tentatives d’exhaustivité qui traversent la littérature, des premiers romantiques allemands en passant par le projet mallarméen du livre total, jusqu’au livre borgésien, peuvent être envisagés comme un remaniement constant d’une métaphore de fond qui s’obstine en « venant se substituer à la métaphore ancienne de l’image du monde comme narration divine » (147), c’est-à-dire comme une sorte « d’avatar moderne de la Bible. » (Idem.) Il y aurait donc une sorte de prise en charge de la métaphore de la lisibilité par la littérature.

Le Livre des traces met précisément en lumière le lien entre une telle prise en charge et la possibilité pour la littérature de pallier l’oubli en accomplissant un devoir de mémoire qui lui est spécifique. C’est que la métaphore de la lisibilité implique toujours un brouillage des frontières entre le monde et la lecture, où le premier se transforme en un objet livresque tandis que la deuxième devient créatrice de monde. Une telle ouverture à l’irréalité du monde se manifeste très concrètement, dans le roman de Thien, par la transformation des corps des lecteurs et des lectrices, qui entrent dans ce que je désigne comme un troublant devenir livresque.

1.2 La corporéité du roman-monde

Les personnages du roman trouvent refuge dans le Livre des traces et font l’expérience d’une modification de leur présence au monde en se projetant dans les paysages de la fiction qui transforment leur corps : « Le décor désertique des premiers chapitres devint la seconde maison de Pinson, si bien que la peau de ses mains se mit à sembler rugueuse et irrégulière. » (Thien 2018, 112) L’incursion du lecteur dans le désert du roman qui, en retour, dessèche sa peau, met en lumière la relation de réciprocité entre le monde et le livre, allant jusqu’à nous faire douter de l’assertion pourtant sensée d’Ai-Ming, selon laquelle ce « n’est qu’un livre » (38). Comment un livre racontant une histoire fictive pourrait-il paraître familier au point d’avoir des répercussions tangibles sur le corps de son lectorat? Ici la familiarité des deux mondes, réel et livresque, s’apparente davantage à celle qu’entretient un auteur ou une autrice avec sa création. En effet, le lectorat du Livre des traces participe aussi à l’écriture du livre, puisque le travail de copiste qu’il effectue implique de faire des modifications incessantes : les lieux et les noms sont souvent altérés afin de semer des traces dans l’objectif, par exemple, de retrouver un être aimé envoyé dans un camp de rééducation. C’est ainsi que deux époux, Vrille et Wen le rêveur, sont réunis après des décennies. Cette dissémination des indices dans la fiction récuse bien évidemment l’idée d’un livre détaché du monde réel en faisant de la fiction un espace de résistance.

Selon Blumenberg, « la mise à l’épreuve de la toute-puissance du livre absolu est la disparition de la dualité entre le lecteur et le livre, la dissolution de l’un dans l’autre. » (2007, 316) Les mains de Pinson qui se fondent dans le décor désertique du roman matérialisent ici cette dissolution, et ce n’est peut-être qu’à la condition de dépasser la simple représentation mimétique du monde qu’il devient possible de parler de livre total, ou absolu. Car un livre ayant l’ambition d’englober l’entièreté du réel doit entrer en rapport avec le présent, et non simplement reléguer les événements au passé au fur et à mesure qu’il les consigne dans l’écriture « comme si le roman n’avait jamais reflété le passé, mais le présent. » (Thien 2018, 255)

Chaque lecture du Livre des traces est donc une manière pour les personnages d’interpréter le présent, de faire sens du monde tel qu’il leur a été imposé, et même parfois d’intervenir directement dans l’avenir grâce à des copies altérées. Cela confère au livre un statut allégorique, voire mythique (305). Le propre du mythe résidant dans sa capacité à traverser les temps, les époques et les civilisations par l’apport constant de la lecture (puisque le mythe n’a pas d’auteur ni d’autrice, il n’existe que par sa réception), il tombe sous le sens d’en caractériser le Livre des traces.

2. La fictionnalisation comme processus de métaphorisation du monde

2.1 L’incomplétude et la pulsion encyclopédique

Dans un article portant sur le savoir encyclopédique dans Nous qui n’étions rien, Ivan Delazari commence par un constat sur l’universalité du roman de Thien qu’il considère intrinsèquement comparatif par sa capacité à transcender les cultures nationales. Il se demande alors : « is hers a Chinese encyclopedia or a Canadian encyclopedia of China? » (2021, 222) Si d’après Delazari, il n’y a pas à trancher, c’est qu’il s’agit plutôt de considérer le caractère unique du roman et d’adopter une « perspective contraponctuelle [contrapuntal perspective]1 » (idem.), puisque la propension qu’a le roman à tisser des liens fonctionne selon le principe de la métaphore : « the novel is inherently comparative in the kind of metaphorical terms we may recognize as informationally and emotionally comprehensive » (223). L’écriture de Thien prend notamment pour modèle la musique, tant au niveau du contenu (les personnages du roman sont presque tous et toutes musiciens et musiciennes) que de la forme, puisque le roman se déploie aussi de manière chorale et polyphonique, en racontant une histoire sur plusieurs générations non pas chronologiquement, mais en juxtaposant les voix, les lieux et les temps.

Conséquemment, l’encyclopédisme ne répond plus, chez Thien, à une dynamique référentielle. Les événements historiques y sont présentés dans le désordre et parviennent depuis le filtre de plusieurs subjectivités juxtaposées. La non-fidélité aux faits historiques a été reprochée à Thien; Delazari a enseigné le roman deux ans durant à des lectorats en provenance de l’Occident comme de l’Orient et rapporte en effet la réception généralement hostile du roman de Thien à Hong Kong où plusieurs y lisent une critique envers la Chine (Delazari 2021, 237).

Or, d’après l’autrice, le roman ne déroge pas tant à la manière dont l’Histoire est généralement reçue, car contrairement à la conception commune, celle-ci ne nous est pas livrée chronologiquement. Elle va jusqu’à rêver que son roman soit lu selon les modalités du Livre des traces : « I would love to see the novel published much like the Book of Records, in its different chapters. This is how history comes to us, in bits and pieces out of order » (Thien, citée par Lee 2019, 27). Si le Livre des traces parvient toujours aux personnages par bribes et que les chapitres sont lus dans le désordre, n’obéissant à aucune loi sinon à celle du hasard, c’est aussi parce qu’il n’a ni début ni fin définitive. L’autrice sous-entend dans ce commentaire une incomplétude inhérente à l’Histoire qu’il faudrait prendre en considération, et accepter comme telle pour véritablement la comprendre. En ce sens, la mise en garde de Vrille au sujet de la fiction du Livre des traces peut tout à fait se généraliser au monde réel : « “Wen le rêveur, il est imprudent de croire qu’une histoire a une fin. Il y a autant de fins possibles qu’il y a de débuts.” » (Thien 2018, 527) L’aspiration encyclopédique de Thien, comme le remarque Delazari, n’est donc pas niée par l’incomplétude qui la traverse, mais bien signalée par celle-ci (2021, 234). Autrement dit, la pulsion encyclopédique ne se fonde pas que sur un plein; elle se nourrit également de la figure du vide qui permet, paradoxalement, le débordement.

2.2 Fiction et document : une relation de réciprocité

Samoyault émet un constat similaire en proposant d’envisager l’apparente plénitude des fictions encyclopédiques comme « un trop-plein qui déborde du côté du lecteur. » (2007, 100) En insistant sur l’apport de la lecture dans la construction de la totalisation, elle reconsidère le rapport du roman à la fiction. La fictionnalisation ne consisterait pas simplement à recouvrir hermétiquement le monde réel, puisqu’il faut aussi prendre en considération la projection du lecteur ou de la lectrice dans le texte, qui participe de la superposition des mondes réel et fictif dans un mouvement perpétuel de l’un vers l’autre (idem.).

Carli Gardner observe un mouvement de la sorte entre les quelques photographies documentaires insérées dans le roman de Thien, représentant des manifestants sur la place Tiananmen, et le texte de fiction. Dans son article « Mash-up, Smash-up: Mixing Genres and Mediums to Rewrite History in Do Not Say We Have Nothing » (2021), elle montre que ces images légitiment l’histoire des personnages de fiction du roman de Thien, jouant le rôle d’une preuve qui atteste de la véracité des événements, tout en permettant au lectorat d’étendre l’empathie éprouvée pour les personnages fictifs aux personnes réelles et inconnues figurant sur les photographies. Elle complexifie ensuite cette relation de réciprocité en faisant remarquer que ces photographies minent aussi la crédibilité du roman à mesure qu’elles l’établissent, en levant le voile sur la manière dont le roman interprète l’Histoire dès qu’il la raconte par l’entremise de la fiction.

Un même rapport de réciprocité s’établit entre le Livre des traces et le roman de Thien. Non seulement, en tant que livre dans un livre, sert-il à légitimer l’histoire racontée dans Nous qui n’étions rien, mais il constitue lui-même une espèce de document à partir duquel la narratrice interprète son histoire familiale. En accumulant les traces comme autant de couches d’interprétations qui s’y sont sédimentées au fil du temps, le livre acquiert une valeur documentaire : de fiction, il devient image du monde au même titre qu’une photographie. Mais c’est aussi une photographie vivante sur laquelle s’impriment des couches successives de souvenirs, d’attentes déçues et de rêves passés de génération en génération. Cette idée se retrouve dans ce passage :

Les choses qu’on vit s’inscrivent dans nos cellules sous forme de souvenirs et de motifs qui se réimpriment sur la génération suivante […]. Même si on n’a jamais manié une pelle ni planté un chou, chaque jour écrit quelque chose sur nous. À notre mort, l’entièreté de ces traces écrites retourne à la terre. Tout ce que nous possédons ici-bas, tout ce que nous sommes est une trace. Peut-être que les seules choses qui persistent ne sont pas les méchants et les démons (quoiqu’il faille reconnaître qu’ils ont une certaine longévité), mais des copies des choses. Les originaux ont quitté ce monde depuis longtemps, et nous, inlassablement, nous les recopions. J’ai consacré ma minuscule vie à l’acte de recopier. (Thien 2018, 273-274)

Le Livre des traces va donc au-delà de la dichotomie entre la fiction et le réel, la copie et l’original, la subjectivité et l’objectivité. Sa présence au sein du roman réaffirme sans cesse l’impossibilité de ne jamais savoir ce qui nous constitue réellement, de quoi sont composés nos vies et nos êtres. Sa nature profondément hétérogène fait écho à une phrase de Wen le Rêveur adressée à Ai-ming : « N’essaie jamais d’être une seule chose, un être humain homogène. » (526) La phrase prend bien sûr le contrepied de l’idéologie du Parti communiste chinois qui cultive l’idée d’une unification des êtres et des choses, en se méfiant de l’ambiguïté, de la nuance et des zones grises de l’intériorité.

3. Une encyclopédie vivante pour échapper à l’Histoire

3.1 Un espace de résistance

L’espace littéraire du Livre des traces n’offre pas qu’une voie de fuite par la rêverie, quoique Wen le Rêveur, le premier personnage à entrer en contact avec le livre, pourrait d’abord le laisser supposer. Il y a bel et bien quelque chose d’onirique dans ce livre interdit, capable d’échapper à la censure artistique frappant le pays pendant la Révolution culturelle; les personnages doivent se passer sous le manteau les partitions de leurs compositeurs préférés, dont Prokofiev, jugés « contre-révolutionnaires », car trop formalistes (256). Les musiciens comme Pinson doivent en outre cacher, ou détruire, leurs propres compositions lorsqu’elles ne répondent pas à la ligne artistique du Parti. La Symphonie no 3 de Pinson sera ainsi perdue et ce n’est que des années plus tard, après la réhabilitation de nombreux intellectuels et de nombreuses intellectuelles, que ce dernier la réécrira de mémoire et l’achèvera. Étrangement, le Livre des traces échappe totalement à la censure; ses cachettes ne sont jamais découvertes malgré les innombrables copies en circulation. Même lorsque Vrille et Wen le Rêveur se font expulser de leur maison par les gens du village qui réclament leurs terres et soumettent les propriétaires à des séances de luttes humiliantes, un personnage parvient une nuit à s’infiltrer dans la maison afin de récupérer les carnets camouflés sous le toit. Elle a alors l’impression de toucher un objet familier, pourtant inconnu : « Elle n’avait jamais manipulé les calepins, mais leur surface lui paraissait intensément familière, comme si le Livre des traces avait déjà touché ses doigts mille fois. » (92) Émane du Livre des traces une sorte de magie inexplicable, comme s’il possédait des pouvoirs surnaturels lui permettant d’être reconnu par certains êtres, tout en passant inaperçu aux yeux de ceux et celles qui pourraient vouloir le détruire. Le livre est un être à part entière, ayant une vie propre : « Le livre des traces se poursuivait dans mes rêves » (109), affirme la narratrice. La poursuite autonome de la textualité en rêve en fait un livre en expansion constante et autonome (Delazari, 231) dépassant la simple fuite onirique; il ne s’agit pas simplement de s’évader dans le Livre des traces puisque cette histoire se poursuit indépendamment de ses lecteurs et de ses lectrices, se construisant comme un espace de résistance, véritable récit alternatif et émancipateur.

Le livre produit d’ailleurs des effets pragmatiques sur la vie des personnages, car ces derniers y dissimulent des informations sur leurs emplacements. Après son évasion du camp de travail, Wen le Rêveur parcourt le nord-ouest de la Chine pendant presque deux ans avant de retrouver son épouse Vrille grâce aux noms modifiés des personnages du Livre des traces, faisant le pari que ce qui est caché au grand jour risque moins d’être découvert. Une telle idée provient en fait du Livre des traces, dans lequel « Da-wei envoyait des messages à son amoureuse pendant ses émissions de radio, sur les ondes publiques. Cachés au grand jour. » (Thien 2018, 157) Vrille et Grand Mère Couteau disséminent alors d’innombrables copies altérées des calepins, en utilisant un code pour mettre Wen sur la piste d’une suite d’emplacements destinée à le mener chez une certaine Dame Dostoievski, où elles l’attendent : « Maintenant, toutes les copies portaient une trace des lieux où ils avaient été, des lieux qu’ils avaient été forcés de quitter » (306), constate Wen au moment de retrouver Vrille. Le Livre des traces déborde le cadre de la fiction en emmagasinant obstinément les traces que l’Histoire visait justement à effacer. En ce sens, il donne une voix aux laissés-pour-compte de l’Histoire officielle, gardant la mémoire de tous ceux et celles que les autorités ont réduits au silence.

3.2 Un devoir de mémoire

Le Livre des traces résiste aussi au pouvoir politique en remplissant un devoir de mémoire envers les disparus et les disparues. Tel est le projet de Wen le Rêveur, rapporté en ces termes par son compagnon de cellule nommé Œil de verre :

Il voulait prendre les noms des morts et les dissimuler un par un dans le Livre des traces, aux côtés de Quatre Mai et de Da-wei. Il allait peupler ce monde fictif de vrais noms, dactes véridiques. Ils continueraient ainsi à vivre, aussi dangereux que des révolutionnaires, aussi intangibles que des fantômes. Quel mouvement le Parti pourrait-il inventer pour ramener ces âmes mortes dans le droit chemin ? Quelle opération de répression pourrait effacer ce qui était caché au grand jour ? (213)

C’est un projet qu’honore Ai-ming des décennies plus tard, reprenant mot pour mot les propos de Wen le Rêveur, à la différence qu’elle souhaite le réaliser en effectuant des copies numériques des calepins qu’il suffirait ensuite de rendre disponibles sur Internet. L’entreprise encyclopédique a effectivement été investie par les plateformes numériques, comme le remarque Laurent Demanze qui conclut, un peu trop hâtivement à mon avis, à une délégitimation de l’ambition de totalité dans la littérature contemporaine (2018). Avec une fiction encyclopédique comme celle de Thien, force est de constater au contraire une persistance de ce désir de totalité qui, certes, se transforme au fil des époques, sans pour autant disparaître. La manière dont le Livre des traces traverse le temps, d’abord recopié à la main pour survivre à la censure, puis, vers la fin du roman, à l’aune de rejoindre la toile, jette des doutes quant à l’hypothèse d’une suspension de l’ambition de totalité en littérature qui n’est pas nécessairement la conséquence de la démocratisation du savoir. C’est-à-dire que, comme le montre bien le Livre des traces, la littérature véhicule un savoir sur le monde qui lui est propre, en aucun cas interchangeable avec d’autres disciplines comme les sciences ou l’histoire.

Le propre de la littérature « revien[drait] […] à la persistance d’un désir, celui de connaître l’époque où nous avons vécu. De conserver les traces qu’il faut conserver et aussi, enfin, de lâcher prise. » (Thien 2018, 484) L’ambition totalisante du Livre des traces prend racine dans une volonté de lutter contre l’oubli collectif. Il incarne en cela un véritable « lieu de mémoire2 » pour la marginalité. Un livre peut en effet devenir lieu de mémoire dans la mesure où il se construit comme un objet (qu’il soit géographiquement situé ou intellectuellement construit) échappant à l’oubli en tissant obstinément le lien entre le passé, le présent et l’avenir. La notion de lieu éclaire la métaphore du Livre des traces comme porte dont j’ai discuté dans la première partie de mon essai, la définition d’une porte étant, au sens premier du terme, ce qui permet le passage, la circulation, l’échange, d’un lieu (clos) à un autre. C’est précisément le rôle que joue le Livre des traces dans Nous qui n’étions rien en matérialisant une mémoire collective et marginale construite par la fiction, car elle ne dispose d’aucun autre lieu « réel » sur lequel se poser. Dans un contexte comme celui de la révolution culturelle où le régime politique en place travaille à rompre avec un passé jugé obsolète, seul un lieu symbolique et clandestin comme l’univers du Livre des traces peut remplir la fonction d’un lieu de mémoire en préservant un lien vivant avec le passé.

Si le savoir encyclopédique dans Nous qui n’étions rien a déjà fait l’objet de discussions dans la critique, chez Ivan Delazari notamment, qui lit ce roman comme une encyclopédie non-conventionnelle et musicale, la mise en abîme qu’opère Thien en structurant sa trame narrative autour d’un « roman-monde » (Samoyault 1999) lui-même encyclopédique n’a pas été spécifiquement étudiée. Mon article a donc mis en lumière un certain nombre d’enjeux en lien avec l’acte de lecture et l’encyclopédisme au sein même de la fiction, toujours en gardant en tête que les ambitions totalisantes qui animent la littérature ne sont pas simplement autoréférentielles, étant intimement liées au contexte socio-politique de leur époque. En plus de porter un discours sur la littérature, elles produisent aussi un discours sur le monde, ce dernier étant aussi politique, voire émancipateur dans le cas du roman de Thien. L’analyse aura plus généralement permis de dégager le paradoxe inhérent au Livre des traces, objet à la fois clos sur lui-même (comme toute fiction qui construit son propre univers) et fondamentalement ouvert puisque l’acte de lecture le rend perméable au monde dans lequel il circule et évolue. Ce fonctionnement s’apparente ainsi à celui de la mémoire dans la mesure où l’encodage initial s’inscrit dans une transformation constante. Les souvenirs sont effectivement continuellement remaniés et réinterprétés à la lumière du présent. De même, le Livre des traces se constitue comme une mémoire mouvante, capable d’accueillir une quantité infinie d’événements en son sein. Cela éclaire plus généralement l’apport de la fictionnalisation dans l’entreprise de Thien : elle agit moins en recouvrant un réel jugé véridique qu’en produisant un savoir toujours en mouvement qui pallie l’incomplétude de la réalité et de la mise en récit. Manuscrit alternatif et fragmentaire, quoique totalisant, le Livre des traces s’avère profondément englobant de par l’incomplétude qui lui est inhérente; il ne s’agit pas d’offrir une représentation toute-puissante d’un réel saturé, mais bien de créer un passage ouvert à l’avenir et à l’altérité. Encyclopédie vivante donc, qui se donne par son débordement du côté de la lecture plutôt que par sa capacité à englober le réel dans un tout hermétique, fermé à l’autre et à sa mémoire. Là réside peut-être la spécificité du devoir de mémoire collectif qu’accomplit la littérature.

 

Bibliographie

Corpus étudié

Thien, Madeleine. Nous qui n’étions rien, trad. de l’anglais par Catherine Leroux, Montréal, Alto, 2018 [2016], 544 p.

Monographies

Blumenberg, Hans. La lisibilité du monde, trad. de l’allemand par Pierre Rusch et Denis Trierweiler, Paris, CERF, coll. « Passages », 2007 [1979].

Calvino, Italo. Leçons américaines, Paris, Gallimard, 1989.

Demanze, Laurent. Les Fictions encyclopédiques. De Gustave Flaubert à Pierre Senges, Paris, José Corti, coll. « Les essais », 2015.

Nora, Pierre (sous la dir. de). Le Lieux de mémoire, vol. I, Paris, Gallimard, 1997, p. 23-43.

Said, Edward. Culture and Imperialism, London, Charro & Windus, 1993.

Samoyault, Tiphaine. L’Excès du roman, Paris, Maurice Nadeau, 1999.

Articles

Delazari, Ivan. « Madeleine Thien’s Chinese Encyclopedia: Facts, Musics, Sympathies », Genre, Chicago, University of Illinois at Chicago Circle, vol. 54, no 2, 2021, p. 221-244.

Gardner, Carli. « Mash-up, Smash-up: Mixing Genres and Mediums to Rewrite History in Do Not Say We Have Nothing », Contemporary Kanata, Interdisciplinary Approaches to Canadian Studies, no 1, 2021. DOI : https://doi.org/10.25071/2564-4661.17.

Samoyault, Tiphaine. « La reprise (note sur l’idée de roman-monde) », Romantisme, vol. 2, no 136, 2007, p. 95-104.

Entretiens

Lee, Hsiu-chuan. « Writing, History, and Music in Do Not Say We Have Nothing: A Conversation with Madeleine Thien », Canadian Literature, no 238, 2019, p. 13-28. [En ligne] [https://www.proquest.com/scholarly-journals/writing-history-music-do-not...

Patterson, Christopher B., Jason S. Polley et Madeleine Thien. « Beneath the Slogans: interview with Madeleine Thien on Do Not Say We Have Nothing », Cha, no 28, 2017. [En ligne] [https://www.asiancha.com/content/view/2931/651/].

Pour citer cet article: 

Boivin, Aglaé. 2023. « Le "Livre des Traces" comme métaphore de la lisibilité du monde dans Nous qui n'étions rien de Madeleine Thien  », Postures, Dossier « Anamnèse: oubli et oublié·e·s en littérature », no. 37, En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/boivin-37> (Consulté le xx / xx/ xxxx)