Invoquer l'Autre

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« Nous n’avons plus peur de Dieu et le diable est un jouet pour adulte1. » 

Camille de Toledo, L’inversion de Hieronymus Bosch

À propos de l’herméneutique faustienne

La critique de la rationalité du savoir à laquelle Kant se livre dans la Critique de la raison pure révèle un dédoublement (nous soulignons volontairement l’idée du double) entre le domaine transcendantal et la pratique empirique. Rien n’est à la fois condition et objet de la connaissance. Mais c’est avec sa seconde Critique que Kant déplace définitivement le champ de la rationalité : du savoir vers le vouloir, de la théorie vers la pratique. La métaphysique n’est pas un domaine contemplatif, mais une activité rigoureuse, une action de la pensée. La métaphysique devient avec Kant une sorte d’« intelligence du savoir2 ». Il produit un déplacement d’une première tension dialectique vers un principe méthodologique autre : le savoir n’est pas une accumulation mais la nécessité d’une action, et d’une bienveillance envers son principe.

Or, s’il est un avatar littéraire qui est le théâtre de ce déplacement, c’est bien le héros du mythe faustien. En effet, Faust, alchimiste allemand de la modernité, se lasse des limites théoriques de sa connaissance de Dieu et de la magie. Il cherche à en acquérir une connaissance que nous dirions aujourd’hui intuitive ou, reprenant le découpage kantien, empirique. Faust est la figure du savant que la sapience ne parvient plus à rassasier : convoquant le diable,il se précipite au-devant de toute occasion propre à déplacer le champ de la rationalité : du savoir vers le vouloir – et l’acquisition –, de la théorie vers la pratique – et la jouissance.

L’activité consistant à basculer de la connaissance du chemin à l’action d’arpenter le chemin rejoint la définition de l’hybris prométhéenne3 : quête du dépassement, volonté de dépasser toute limite – du tendre au sublime –, et à commencer par dépasser la limite du soi. Soi comme enceinte, clairière identitaire dans la vaste étendue des forêts, soi comme unité de connaissance, en tant que sujet qui explore le monde. Mais, avec Faust, soi aussi comme objet de dépassement, tant en savoir qu’en vouloir, tant en théorie qu’en pratique. Savoir (de soi), vouloir (de soi), théorie et pratique de soi sont autant de rivets pour un voyage dans l’altérité (en soi). Et cela, encore, sans parler de l’altérité biblique radicale dont il nous faut esquisser rapidement les contours problématiques.

L’altérité diabolique

Il n’existe nulle part de traités théologiques qui dissertent techniquement de l’ontologie4 d’un « personnage biblique » pourtant fort célèbre : le diable. N’importe quel théologien hausserait là quelque sourcil gauche : le seul concept de « personnage biblique » est une hérésie. Au bûcher! Quoique la narration biblique soit pleine d’avatars et de figures, son herméneutique se préoccupe peu d’enquêter sur une quelconque hiérarchie des essences puisque toutes se confondent, se rejoignent ou s’entendent dans le sein céleste de Dieu. C’est à dessein que nous soulignons le tout, car il faut nous pencher sur ce principe de totalité : n’exclut-il pas radicalement tout potentiel d’altérité? Comment être autre en un tout? Autre que quoi? Autre par rapport à quoi? Le tout divin est une formidable force inclusive qui ne tolère pas que l’on s’en échappe. Le tout divin produit une gravité telle qu’aucune singularité ontologique ne peut s’arracher du sol des identités où le diable est un sauveur.

La légende dorée

Nous connaissons cependant de formidables galeries de saints qui semblent à première vue disposer de singularités et d’identités propres et séparées du tout divin. La légende dorée5, par exemple, réunit les récits populaires sur les vies et destins de saints divers. La rumeur populaire constitutive de la littérature orale du Moyen-Âge, issue de contes de villages et de récits familiaux, dresse une véritable légion de saints. Cette orature, véritable panthéon de personas bibliques sérielles dont l’embellissement naturel atteint parfois de tels points que les prêtres eux-mêmes se les appropriaient pour les sermons, marqua durablement la pratique médiévale de la religion en réinjectant vraisemblablement de la pluralité dans l’unicité du tout divin. De regroupements de prêtres qui s’échangent des recettes en conventions de moines débattant de commérages sur les saints, et de séminaires cléricaux en rassemblements de copistes, les récits rejoignaient l’épaisse reliure de la chair scolastique – et puis cela renouvelait les marges de manœuvre de ces moines-écrivains6. De cette démultiplication de béat.e.s et martyr.e.s en peinture d’or, nous tirerons une observation admirable : la Légende dorée a cristallisé un temps très fort de « mythologisation chrétienne ».

La mythologie chrétienne comme action et intelligence poétiques

Cette « mythologisation » des textes chrétiens est une action et une intelligence de la poétique. La métaphysique kantienne révolutionne le rapport au savoir et se pose en action et en intelligence de celui-ci. À l’instar de cette dernière, la mythologisation des textes chrétiens, assimilable aujourd’hui aux fans fictions, installe la variation poétique de quelques mythèmes à l’intérieur du dogme théologique, révolution formidablement riche de potentiels infinis (c’est-à-dire la littérature moderne). Ainsi la biographie du saint s’est-elle fait prétexte d’une activité poétique7 populaire et le clergé ne s’y est pas opposé, lui-même imprégné de cet engouement pour l’invention et la création de nouveaux schèmes narratifs, en marge des sévères textes de la foi. L’Église politique a saisi l’occasion de produire des récits intermédiaires, plus accessibles à ses ouailles, depuis longtemps exclues des messes latines.

 Rappelons l’étymologie probable du terme moderne « religion » : il pourrait découler du religere latin, signifiant « relier ». La religion est support de lien – social, spirituel, politique, idéologique, mais lien. De même qu’aujourd’hui la fresque d’une série télévisée moderne entretient un imaginaire collectif, la Legenda aurea a produit un récit fonctionnel, signifiant, qui est inscriptible dans le quotidien populaire, aménageant ainsi l’espace spirituel chrétien par la variation de masques du sous-divin dans et par une actualisation de l’alphabet religieux – une sémiotique du spirituel chrétien.

Une variation pour retrouver l’identique

On pourrait entendre le saint comme étant l’homme-partie accomplie de Dieu; le saint comme accomplissement du divin en l’homme. Il ne s’agit pas d’une altérité, puisque c’est la promesse de l’homme vertueux que de s’accomplir ainsi et d’atteindre l’apothéose – réconciliation de la partie d’essence avec le tout ontologique premier. Ces saints deviennent des unités du mythe biblique et peuvent être étudiés séparément, ensemble, peu importe; ils ne contreviennent pas à l’essence totalisante de Dieu.

En somme, cette approche est tout à fait compatible avec l’exégèse. Les saints n’en deviennent pas pour autant des personnages bibliques puisqu’ils interagissent depuis ou vers l’intérieur de l’unité divine. Ils sont à la fois passagers de la Grâce et réalisation du voyage de la vertu8. Nous observons à quel point la théologie ne prévoit pas du tout d’altérité herméneutique : Dieu est. Les saints sont parties du tout divin, monades solitaires dans l’architecture monadale qui forme « l’archimonade » (Dieu), pour référer au modèle de Leibniz. Ils ne sont pas altérité, ils sont prolongement potentiel du tout divin. Les saints sont des avatars singuliers et différents qui répandent tous une même essence divine. Cela correspondrait sur le plan mythodynamique à la définition ricaldienne9 de l’ipséité : un soi qui n’est plus un même. Le soi actif que Paul Ricœur appelle ipséité, voilà une activité de dépassement de l’idem (la mêmeté); l’ipséité serait, en somme, le refus d’un enfermement dans l’essence pureL’ipséité agirait contre l’immobilisme et tendrait à produire de l’évolution de soi, de la variation dans l’essence. Ce combat de la mêmeté se réaliserait par la quête de l’altérité en soi. Les saints ne produisent aucune altérité vis-à-vis du tout divin : ils sont des parcelles de l’essence divine, des accomplissements. Si toutefois l’identité-mêmeté décline l’accomplissement du projet divin en identité-ipséité par les anecdotes des existences humaines (les saints), ceux-ci ne sont pas des mêmes parfaits de Dieu – et pour cause, ils sont hommes! – mais des instantanés du soi divin. Quoiqu’ils fonctionnent sur l’ipséité, c’est-à-dire sur l’altérité opérante, il semble bien que les saints ne soient pas des autres mais des échos de la mêmeté divine. Ils ne sont autres qu’en tant qu’ils sont de nature humaine. Les saints, en somme, sont des mêmes imparfaits de Dieu.

On y lit des parcelles de la substance universelle divisée, occurrences du soi et mêmes du tout divin dans des illustrations mortelles. Mais toujours s’y exprime l’univocité de l’essence dans une variation des formes – les différentes biographies des différents saints. À la mort du saint, il y a réconciliation à une ipséité dépouillée de toute altérité, une ipséité qui retrouve le cours de sa mêmeté. En ce sens, le christianisme est une religion hors de l’histoire : le salut est la quête d’une mêmeté. Sans évolution, sans cours anecdotique, sans événements, nous nous trouvons dans l’éternel temporel des essences sans histoire.

L’actant diabolique

Si tout ce qui a âme est divin, et si l’esprit est cette volonté de retrouver la nature divine – activité de l’âme, comme la métaphysique est une activité du savoir et la mythologie chrétienne une intelligence poétique –, comment expliquer l’élément diabolique? Et surtout, comment le justifier? Suspendons cette question un instant et réfléchissons à l’absence d’ontologie du diable. Observer une quelconque ontologie diabolique, c’est doter le diable d’une essence, et d’une âme alors dissociée du divin. Le diable n’aspire pas du tout à le rejoindre : il est déchu, et il emporte avec lui toute âme. Il est sorti, à jamais, de la Grâce puisque, par quelque insoutenable péché, il s’est précipité lui-même hors du royaume de Dieu. En établissant son règne hors de Dieu, l’ange qu’il était (peut-être l’ancien Samaël10) devint dans le monde une essence d’où l’idée de Dieu était bannie – très vite, cette essence se fit lieu et ce lieu se hiérarchisa dans une véritable cartographie issue des cultes antiques. La confusion entre le diable comme essence/âme d’où l’idée de Dieu était bannie et l’Enfer comme lieu/séjour du diable s’enracina dès le XIVe siècle, entre autres dans La divine comédie du chrétien Dante, qui vivait dans une culture propice au recyclage des mythèmes romains dans le christianisme11. Encore aujourd’hui, la tradition, largement relayée par la mythologie biblique, fait du diable le roi d’une terre. Ce royaume n’était cependant qu’un théorème efficace : essence/âme/séjour d’où Dieu est banni.

Ainsi, le diable intègre le corpus biblique. Le diable n’est rien de plus qu’un murmure traversant la Bible : tout au plus une quarantaine d’occurrences12. Les deux tiers d’entre elles appartiennent à l’Ancien Testament. Le Nouveau, quant à lui, ne parle qu’épisodiquement d’un « prince de ce monde », par opposition à Jésus-Christ, « prince de la vie », sur lequel Jules Michelet écrivit certaines pages13. Dans ces différents textes, le diable a bien des noms : l’Adversaire, la Bête, le Satan, l’Autre…

Nous y voilà! La seule trace d’altérité théologique ou ontologique14 est incarnée par le personnage du diable. Or, la Chute, ou la « descente aux enfers » du diable produit une conséquence double qu’il ne faut pas négliger : d’abord ontogénétique, puis phylogénétique.

Point de vue ontogénétique15 sur le diable

Dans un premier temps et conformément à l’étymologie du mot « diable16 », cette chute implique une division. Par l’établissement de son propre royaume, le diable révèle une fracture théologique dans le tout divin. Évidemment, pour qu’il y ait un en haut et un en bas, une cité céleste et un monde souterrain, il faut une dualité d’essence. Peut-être que l’accent, théologique, a trop souvent été mis sur la diégèse diabolique et sur son insertion actantielle; c’est-à-dire comme support poétique d’un personnage biblique s’opposant à Dieu dans une fresque narrative, dans la mythologisation chrétienne. Que ce soit en effet dans une narration ou simplement dans des réflexions cosmogoniques, l’étymologie du grec ancien διάβολος a souvent reçu la division comme une intention. Le diable aurait vocation et plaisir à diviser. En quelque sorte, il veut l’action néfaste, déstructurante, c’est-à-dire le mal. Alors cette volonté ferait du diable, dans le récit de foi, l’antagoniste actantiel de la réconciliation de l’ipséité dans la mêmeté. Le diable se pose donc en acteur de la division, en sujet de l’action qui divise.

En s’intéressant plutôt à l’ontologie du diable, on peut tout à fait relier cette étymologie au phénomène et non plus à son intention. Le diable, non plus comme acteur mais comme manifestation d’une réalité : ce ne serait pas que le diable nourrirait l’ambition de diviser, mais plutôt que la seule potentialité du diable serait un argument décisif de division. Ce dont le diable est la manifestation : voilà ce qu’est la division.

Nous y reviendrons lorsque nous aborderons les apparitions littéraires du mythe de Faust, mais il y a là quelque chose de l’ordre de l’échec téléologique : le diable est un mythème signifiant, au cœur d’un vaste alphabet phénoménologique. En d’autres termes, c’est un symbole singulier dans une forêt de manifestations. Son apparition annonce que d’un cadavre idéologique viendra le renouveau prochain. Cette métamorphose, cette chrysalide de corruption, sera à l’origine d’un dédoublement susceptible de répondre à la nécessité phylogénétique d’évoluer, partageant le bon grain de l’ivraie et passant, systématiquement, du savoir au vouloir, de la théorie à la pratique. Le diable pourrait donc être, mieux que l’agent de la division, le signe et le support de cette division, dont l’agent resterait somme toute très humain. Dès lors, nous parlerions d’un alchimiste qui « invoque » le diable, Faust.

Action phylogénétique du diable

Dans un second temps – théologique – et puisque le diable revendique ce monde, il est impossible de réconcilier le monde à Dieu sans action. Il faut mener une lutte et affronter l’altérité. On ne saurait l’ignorer. Savoir Dieu – avoir la foi – ne suffit plus, il faut vouloir Dieu – expier la faute. C’est là un point très important que le passage du « savoir » au « vouloir » puisque ses conditions ont produit les grandes questions de l’anthropologie : comment l’homme est-il passé de l’intuition à la décision, de la survie à la planification, de l’étant-là à l’existence, etc. ? L’expression active de cette volonté de Dieu constitue la somme des actes de foi et tend à faire progresser toujours plus avant la compréhension du divin. En quelque sorte, il s’agit ni plus ni moins de renoncer à l’altérité ontologique du diable pour se réconcilier à l’essence absolue, théologique, divine. Et pourtant, l’objet de l’existence peut ne pas être cette réconciliation. C’est la question du libre arbitre : tout individu est libre de vouloir ou de refuser la réconciliation, c’est-à-dire de renoncer au diable ou de renoncer à Dieu.

Or, refusant Dieu, l’âme cesse d’appartenir au tout divin au point de s’en détacher pour échouer dans le giron de l’altérité, ici scellée du sourire diabolique. L’absence de temporalité – l’éternité divine – s’estompe dans la perspective d’un tel refus; puisque la mort de tout un chacun, au contraire de celle des saints, devient une fin, en l’absence de réconciliation, la naissance se fait début 17. L’existence comme unité primordiale de temps apparaît. Le diable, en tant qu’il est une alternative à l’anhistoricité du temps divin, est plus qu’une simple altérité théologique et se fait altérité radicale : d’espace, d’essence et de temps. Il produit un nouveau temps que nous appelons historiqueLe Livre de l’Apocalypse dans lequel saint Jean annonce le règne définitif du diable sur le monde est de ce point de vue fort paradoxal. En effet, la fin des temps et le Jugement dernier y sont annoncés : toutes les âmes seront jugées par Jésus-Christ et rejoindront la céleste mêmeté ou demeureront coincées sur la Terre à jamais, éclatements d’ipséités sans réconciliation possible. En un sens, il s’agit moins de la fin des temps que de la fin d’un temps : celui pendant lequel le compteur spirituel tourne. Après quoi, tout cesse et chaque espace atemporel évoluera, nettement séparé de « l’autre » : le divin en haut, le démoniaque en bas. Jusque dans le rapport à l’historicité, le diable incarnerait ou permettrait donc l’émergence de cette altérité18 absente du seul discours théologique.

L’enjeu du merveilleux

La dynamique même du monothéisme centralise et structure en une seule entité les différentes ressources du merveilleux : rêve, espoir, aspiration au sublime, quête du sublime, etc. Le christianisme, pour sa part, a fonctionné à partir des énergies dispersées et préexistantes, récupérant les éléments hétéroclites des paganismes gréco-romains et des premiers éléments de la philosophie médiévale19 pour produire une véritable incarnation vivante de la philosophie qui fut homogène et stable (Boulnois, 2009, 10-29). Il a donc fallu produire un récit et en faire une exégèse, dont la force centripète articula la grande complexité de cet affrontement, au profit d’une inclusion qui prit à charge et le « savoir » et le « vouloir »; et la foi et l’existence.

L’altérité de Faust

Johan Fust ou Johanus Faustus est un banquier tout à fait diabolique. C’est au XVe siècle qu’il prête sans doute une très forte somme d’argent à un inventeur brillant mais désargenté qui ne parviendra jamais à rembourser sa dette : le malheureux Gutemberg. Ruiné, ce dernier perd la propriété intellectuelle – et donc les retombées financières – de sa merveilleuse machine, et Faust ou Fust devient le propriétaire de la première imprimerie à caractères mobiles. L’alchimiste Faust entre en scène en même temps que la Réforme, à la fin du Moyen-Âge, et entame une existence dont les romantiques allemands feront l’un des plus grands mythes de la modernité occidentale. L’apparition de l’alchimiste invoquant le diable, c’est-à-dire l’altérité radicale – ontogénétique et phylogénétique –, ne coïncide pas avec l’invention de l’imprimante à caractères mobiles par hasard. Si « la carte n’est pas le territoire20 », comme le disait Alfred Korzybski, il n’empêche que, dans le cas de notre hôte allemand, le phénomène est tout à fait à l’image du processus. Faust (en polymathe) aspire à déborder des limites du genre humain; sujet fini, il vise à l’infini, pour reprendre l’opposition des méditations cartésiennes. D’autre part, l’imprimante à caractères mobiles opère un véritable saccage du pré carré éditorial de l’Église : désormais tout un chacun peut se faire fabriquer un livre pour peu qu’il soit suffisamment riche. C’est la toute première forme d’autoédition et la première arborescence de la liberté d’écrire.

L’alchimiste allemand et l’imprimante à caractères mobiles vont tous deux profaner un espace sacré21 de l’Église, et leurs deux actions se superposent : lui, le merveilleux; elle, sa diffusion. L’imprimante sert bientôt d’artillerie lourde à la masse de la littérature profane qui se presse dans l’antichambre du merveilleux et de son récit. Nous assistons rapidement à une véritable guerre pour l’accès à l’imaginaire, que l’Église finit par perdre. Faust en est l’un des grands héros.

Un cavalier d’apocalypse redondant

En littérature, par le personnage de Faust, le diable fit figure de révélateur d’un triple échec téléologique. Le projet de civilisation mené par les instances politiques de l’Europe occidentale dut, à chacun de ces effondrements historiques – véritables chutes lucifériennes hors du temps historique –, se choisir un nouveau support de sens religieux. Si ces effondrements se manifestèrent en esthétique, le phénomène dans la structure politique n’intervint qu’ensuite : Faust joue le rôle d’une sorte de manifeste et d’avant-garde.

Au XVIe siècle, deux textes fixent le Faust primitif. Le premier est celui du Volkbuch (Livre du peuple) 22, qui, comme son nom l’indique, émane directement d’une tradition essentiellement orale. Le second est une version déjà beaucoup plus poétique, c’est-à-dire consciente de sa forme – et nous irons jusqu’à dire théâtrale, au sens d’une dualité, avec un espace de scène et un espace obscène –, celle de Christopher Marlowe. Elle passe généralement (à tort) pour la toute première occurrence littéraire d’un commerce avec le diable. Il s’agit, dans le Faust primitif, de l’effondrement de la coïncidence irréfutable entre pouvoir clérical et vérité. L’absolu ne disparaît pas mais se reporte, et même se déverse, dans la science et la soif de connaissance. Nous verrons d’ailleurs de quelle façon Marlowe et l’auteur anonyme du Volkbuch annoncent ce transfert des prérogatives philosophiques et politiques vers le savoir. Tout au long du mythe de Faust, il ne cessera jamais d’être question de vérité, de liberté, de justice et de pouvoir.

Au XVIIIe siècle, Faust revient et se fait signe ou occasion d’une nouvelle désillusion, culturelle cette fois, chez Klinger et Goethe. Tous deux écrivent un Faust renonçant à la philosophie comme vecteur d’absolu, dont ils confient la responsabilité à l’art. La science et la connaissance cèdent désormais les supports de vérité, de bonheur et de justice à l’art et à la poésie. La dimension poétique est alors porteuse et de liberté et de singularité. C’est l’âge du Faust romantique. Le XVIIIe puis le XIXe siècle assument le triomphe littéraire et philosophique du diable : d’abord par le seul dialogue faustien puis, très vite, comme support littéraire de prédilection des romantiques. Dans les livres de Milton et Maturin, Lewis, Baudelaire, Vigny, Balzac, Wilde, Cazotte et bien d’autres, les représentations du diable se déclinent selon les besoins des préoccupations propres à cette époque : interroger, attaquer, voire mettre à bas, un ordre social bien défini. C’est à cette charnière esthétique que le diable doit son succès contemporain, la prolifération de ses usages littéraires, et plus généralement philosophiques, en schème privilégié de révolution intriquée.

Au XXe siècle, les deux auteurs majeurs du Faust moderne attaquent la question de l’utopie et préfigurent son échec (même barbare) comme voie de résolution des angoisses individuelles. Thomas Mann et Mikhaïl Boulgakov dressent tous deux leurs diables – devenus, pour le premier, obscur adjuvant; pour le second, véritable libérateur et saint patron du génie littéraire – contre les utopies nazies et soviétiques et en font un principe rénovateur systématique. Le Faust de Mann triomphe par la dissolution de l’artiste dans son art, éparpillant l’homme dans l’œuvre et réduisant l’angoisse humaine à une « simple » contingence nécessaire au processus créatif. Le Faust de Boulgakov, au contraire, se crispe autour de son œuvre et ne s’extraie de l’angoisse humaine que dans la mort, laquelle n’est jamais que la soustraction de l’ordre humain à la faveur d’un au-delà messianique, véritable havre de repos. Pour tous deux, l’existence est un échec sotériologique fondamental. Ni l’un ni l’autre n’offre d’existence heureuse à son héros; l’athéisme trouble de Thomas Mann résonne avec la foi conflictuelle de Mikhaïl Boulgakov.

Faust, homme pactisant avec le Démon, celui qui va et vient entre les mondes, est un motif littéraire qui permet aux écrivains d’une époque de briser les limites triviales du monde qui les contraint. Se faisant autres, ils parviennent à survivre à leur propre ipséité, qui souffre de ne pas correspondre à l’injonction civilisationnelle de mêmeté et les torture. Le récit de cet homme qui pactise avec le diable pour enfreindre la loi de Dieu est devenu, en cinq siècles, l’occasion pour l’écrivain de transgresser la loi de sa société et de choisir la réconciliation avec une ipséité mobile, hypersingularisée, unique, opposée au tout du genre humain.

Le surhomme du devenir autre

L’alchimiste se pose en surhomme et appelle l’intermédiaire d’un sous-dieu – le diable, l’adversaire, le malin, l’Autre qui n’est pas Dieu et que Faust convoque en toute connaissance de cause. Le geste renforce le refus, et par lui le sujet assume l’action d’un vouloir qui dédaigne la réconciliation – afin de donner corps à son ambition tendue vers les caractéristiques divines23 : d’un « je pense » métaphysique, l’alchimiste faustien vise à accomplir le « je veux » théologique en l’inscrivant dans ce projet tout anthropologique du « je deviens24 ». La réalisation prend le pas sur la réconciliation.

De ce fait, Faust cherche à devenir autre à lui-même, ipséité qui use de l’altérité comme pivot, comme charnière, comme moyen de propulsion, et inscrit le devenir dans un projet de conscience du vouloirDéformé par l’appétit de cette quête, tenaillé par l’hybris que les anciens attribuaient au Titan Prométhée25, Faust fait un pacte avec le diable : il refuse de s’enfermer dans le cercle de ce qu’il sait/est/peut déjà et cherche à jeter son regard hors du cadre qui limite son existence. Il tend à reproduire hors de lui ce qu’il contient déjà. C’est une quête de l’altérité en soi, devenir autre en soi. Quoi de plus sensé, en définitive, qu’un pacte avec le diable – l’Autre qui n’est pas Dieu – pour ce faire? À partir de tout cela, nous pouvons peut-être présenter Faust comme un personnage conceptuel moderne26 de l’effort transcendantal.

En ce sens, peut-il être perçu comme personnage du sujet infini qui, refusant de s’enfermer dans les limites d’un déterminant, cherche à se retrouver hors de lui-même. Objet-sujet d’une quête ontologique de l’altérité en soi, il est ainsi en perpétuel mouvement : il ne se définit pas par un état, mais par le déplacement d’un état vers un autre, et ne trouve de sens que dans l’impossibilité d’un accomplissement trop exigeant, trop prestigieux et trop introspectif pour être atteint un jour. Ainsi passionné par la quête de cette altérité intérieure, le sujet ne saurait tourner vers le monde un œil qui ne serait ni inquiet ni euphorique : il ne cesse d’être un regard acteur de sa propre altérité.

Refusant la réconciliation à Dieu, assumant de refuser la foi, le sujet faustien produit une véritable propédeutique de l’altérité, de sorte qu’il inverse le processus et convertit ce non-« vouloir » en « savoir » sublime –,  et ce, alors même que l’interaction avec le diable présuppose la nécessité de Dieu. En effet, n’est-ce pas là une réconciliation avec le diable, c’est-à-dire avec le phénomène de dédoublement, de complexification, de ramification du processus vital d’où la vie ne peut que jaillir, sous les formes les plus imprévisibles de l’éros et même depuis le potentiel créatif de la morbidité?

 

Bibliographie

ASTOR, Dorian. 2016. Deviens ce que tu es. Paris : Autrement.

BACKÈS, Jean-Louis (éd.). 2001. L’Histoire de Faustus suivie de La Tragédie de Faustus par Christopher Marlowe. Paris : Imprimerie nationale, p. 7-26.

BOULNOIS, Olivier (dir.). 2009. Philosophie et théologie au Moyen-Âge. Tome II. Paris : Éditions du Cerf.

LALANDE, André (dir.). 2010. Vocabulaire technique et critique de la philosophie. 3e édition. Paris : Presses Universitaires de France.

RICOEUR, Paul. 1996. Soi-même comme un autre. Paris : Seuil.

TOLEDO, Camille de. 2005. L’inversion de Hieronymus Bosch. Paris : Gallimard.

Pour citer cet article: 

Marciset, Pierre-Adrien. 2017. «Invoquer l'Autre», Postures, L'Autre : poétique et représentations littéraires de l'altérité, n°25, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/marciset-25> (Consulté le xx / xx / xxxx).