Quand la viande parle. Sens, résistance et discours de l’autre dans La vie et demie de Sony Labou Tansi

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La discipline est la force des armées mais elle n’est pas forcément la force des peuples. Parce qu’un peuple peut comprendre mais ne sait pas obéir. Parce que l’homme est fait pour comprendre et non pour obéir. Ce besoin de dialogue, je dirais le droit au dialogue, est inscrit dans toute la matière pensante. Seule la matière obéit aveuglément aux lois de la nature.

 – Sony Labou Tansi

Avec La vie et demie1, son premier roman publié en 1979, Sony Labou Tansi s’impose immédiatement comme une des voix les plus poétiques et polémiques du Congo. Éminemment politique, son œuvre oppose à la dictature une violence qu’elle lui emprunte, de même qu’elle percute et trahit le lecteur. Ainsi, il s’érrive d’emblée en tant que figure de l’altérité et c’est l’écriture qui lui permet de négocier sa position. Au fil de cet article, il s’agira de relever les procédés par lesquels Labou Tansi déjoue les pouvoirs à l’œuvre et extirpe le sujet de sa position de dominé. Pour ce faire, il me faudra d’abord de relever la fonction heuristique du corps dans La vie et demie et observer les modifications dans le processus de signification que provoque le refus de mourir de Martial, le personnage principal, qui permet également l’ouverture d’une brèche dans l’univers romanesque qui donne naissance à une figure vengeresse (sa fille Chaïdana). J’interrogerai le potentiel de résistance des deux figures (Martial et Chaïdana) et leur effet sur le pouvoir et la signification dans l’écriture sonyenne. Comme le refus de Martial se manifeste par la parole, nous verrons également comment il contourne les interdits du discours : la parole en pays totalitaire étant réservée au maitre et employée non pas pour exprimer une suggestivité, mais bien dans une logique directive pour cristalliser l’autorité. Pour conclure, nous interrogerons le rôle de l’écriture dans la révolution qui advient dans le roman.

Signifier l’impossible : dérèglement des interdits de la représentation

Sony Labou Tansi, probablement conscient de la difficulté de lecture qu’entraine son texte, a cru bon de le précéder d’un avertissement dans lequel il peut clarifier ses intentions et prescrire un rapport entre le lecteur et le texte :

[…] je tiens à préciser que la Vie et Demie fait ces taches que la vie seulement fait. Ce livre se passe entièrement en moi. Au fond, la terre n’est plus ronde. Elle ne le sera jamais plus. La Vie et Demie devient cette fable qui voit demain avec des yeux d’aujourd’hui. Qu’aucun aujourd’hui politique ou humain ne viennent s’y mêler. Cela prêterait à confusion. Le jour où me sera donnée l’occasion de parler d’un quelconque aujourd’hui, je ne passerai pas par mille chemins, en tout cas pas un chemin aussi tortueux que la fable. (LVD2, 10)

Par ce préambule, Sony Labou Tansi force le lecteur à entrer en lui et à se soumettre à l’arbitraire de son écriture. De facto, il annonce qu’il construira une nouvelle vérité au fil du texte, un nouveau savoir. Par ailleurs, pour Michel Foucault, « [l]e discours n’est guère plus que la miroitement d’une vérité en train de mettre à ses propres yeux.» (Foucault, 1971, 52)

Cette mise en garde opère déjà une déconstruction des conceptions préexistantes du possible et de l’impossible chez le lecteur. Il lui faut alors admettre que, dans ce nouvel univers qu’il pénètre, la terre n’est plus ronde. Même si le caractère sphérique de la terre est admis depuis Aristote, l’innovation scientifique demeure un des plus grands interdits du discours. Sony Labou Tansi situe alors sa propre écriture du côté de l’interdit et de l’impossible. Dans ces conditions, inclure La vie et demie dans le genre de la fable3 semble justifier ce renversement des possibles en admettant un cadre imaginaire qui libère des contraintes du réalisme. Pourtant, le récit sonyen ne se conforme au genre de la fable qu’en cet appel à l’imaginaire4 puisqu’il ne présente ni les personnages typés, ni  les oppositions faciles, ni le schéma narratif simple, ni la morale explicite qui définissent le genre littéraire dont Lafontaine fût sans doute le plus célèbre représentant. Le rapport entre imaginaire et réalisme, tout comme le rapport entre possible et impossible, revêt bien plus de complexité que celui d’un simple renversement et nous avancerons que La vie et demie dévoile l’arbitraire de la signification et de la représentation en opérant un dérèglement des possibles qui entraine également un glissement dans l’arbitraire des relations de pouvoir.

Si l’avertissement prépare à une fable, le roman happe son lecteur tant par la voix, que par l’univers représenté et provoque un effet de réel convoqué principalement la représentation du corps. Dès la première page, la figure du soldat, qu’on présente « comme un poteau de viande kaki » (LVD, 11), convoque un univers politique qu’on associe à l’univers de référence, à un « aujourd’hui politique et humain » (LVD, 10) que Sony Labou Tansi demande pourtant au lecteur de ne pas venir mêler à la fable sous prétexte que « ça porterait à confusion » (LVD, 10). Pourtant, force est de constater que la fable fait appel, en soulignant la présence militaire en Katamalanasie, à une réalité bien connue des pays africains après la vague des indépendances. Ainsi, s’il ne peut voir en la Katamalanasie un univers référentiel précis, le lecteur est toutefois forcé de reconnaître – c’est-à-dire de connaître et d’associer à cette représentation – une Afrique en conflit.

Parler en « chair-mots-de passes »

Dans son ouvrage Le corps du héros, Francis Berthelot décrit le personnage en ces termes : « Le personnage de roman, c’est à la fois sa faiblesse et sa force, est un ectoplasme. Il prétend avoir un corps, mais il n’en a pas. » (Berthelot, 1977, 6) Ainsi, le personnage est souvent le lieu d’un important effet de réel causé par l’identification du lecteur. Par conséquent, ce dernier présume au corps romanesque un fonctionnement calqué sur le corps de chair, c’est-à-dire un fonctionnement organique. C’est ce corps régi par des fonctions biologiques qui est d’abord représenté dans La vie et demie : « La loque-père sourcillait tandis que le fer disparaissait lentement dans sa gorge. Le Guide Providentiel retira le couteau et s’en retourna à sa viande des Quatre Saisons qu’il coupa et mangea avec le même couteau ensanglanté. » (LVD, 12) Ainsi, ce corps qui saigne et qui a faim engage un rapport du lecteur au corps romanesque qui sera, au fil du roman, déconstruit et trahit.          

L’association, qui se dessine déjà entre « viande » et « corps » œuvre également à ramener le corps à des considérations organiques. Le signifiant « viande » limite le corps à ses caractéristiques matérielles et le force à se délester de son aura sacrée : l’individu, réduit à son corps, perd son statut de sujet pour ne devenir qu’une enveloppe de chair, un simple assemblage d’organes. Le Guide Providentiel fera d’ailleurs cuisiner le corps de Martial, le révolutionnaire qu’il veut abattre, et pour le faire manger à sa famille : « Chaïdana se rappela comme ils avaient commencés par le pâté plus facile à avaler que la daube pleine de cheveux et dont les morceaux résistaient aux dents et à la langue, d’une résistance plus offensante. » (LVD, 18) Par contre, tant la réduction du corps à la viande que l’acceptation d’un biologisme réaliste par le lecteur seront ébranlées par le texte lorsque, après être assassiné à plusieurs reprises par le Guide Providentiel, Martial refuse de mourir.

Ce refus provoque un bouleversement du processus de signification et élargit par le fait même le spectre des possibles. De fait, « mort » et « vivant » sont alors extraits du langage et séparés de leur sens, dénotatif comme connotatif, ce qui confronte l’arbitraire de l’assignation des significations. Le corps de Martial, ni mort, ni vivant, remplit une fonction heuristique semblable à celle que Roland Gori attribue à l’hystérique :

Mais bien que, de nos jours, c’est le masque emprunté par une fonction heuristique dont elle ne s’est jamais départie. Il est bien dans ses manières – analogues en cela à la structure tragique (R. Girard 1972) – de dévoiler la violence et l’arbitraire du sens (mythes et théories) par rapport au non-sens. Dévoilement par lequel elle promeut et invalide sans cesse les constructions et figures du savoir. En somme, elle les métastase sans jamais les faire disparaître.  (Gori, 1984, 156)

C’est ainsi que le corps de Martial devient le résultat de la conversion d’un indicible qu’il métastase, comme l’admet Gori, afin de rendre symbolisable. L’indicible, dans La vie et demie, concerne davantage une restriction de l’accès au discours basée sur la notion d’altérité plutôt qu’une discipline imposée à son contenu. Cette rareté planifiée des sujets parlants fait écho tant aux structures du pouvoir qu’à ses effets.

Parler plus fort que le maitre

Le « haut du corps de Martial » devient, dans le roman, le signe, le résidu témoignant de l’affrontement de deux forces. C’est donc en se sens que Martial devient un symbole de la résistance, puisque s’étant placé face à la force, cette énergie dirigée contre lui et ayant résisté (au sens newtonien). D’ailleurs, le fait qu’il ne soit pas sorti complètement indemne de l’affrontement participe encore plus à dévoiler les dynamiques de pouvoir qui sévissent à l’intérieur de l’univers représenté puisqu’il dévoile la violence du Guide en remettant en question sa puissance.

Il convient ici de s’attarder sur le refus de mourir de Martial, afin de comprendre ce qu’il convoque et ce qu’il met en échec. Parce que si ce refus est bien l’étincelle qui provoque un changement des différents réseaux de signification et pouvoir, c’est par l’ordre du discours qu’il advient. Il y a, en effet, un glissement qui se produit lors de la mise à mort de Martial; glissement qui reflète son intégration progressive de l’ordre du discours. Lorsque Martial rejoint l’ordre du discours, son degré d’altérité diminue. C’est alors qu’il pourra s’opposer au Guide puisque les deux utiliseront alors les mêmes codes.

Alors qu’il subit les premiers supplices, le rebelle enregistre des réactions qui ne semblent pas concorder avec l’intensité des tortures endurées : « La loque-père sourcillait5 tandis que le fer disparaissait tranquillement dans sa gorge. » (LVD, 12) Ainsi, le sourcillement s’avère une réponse inconciliable à la blessure mortelle. Elle relève déjà une première inadéquation ou un premier écart entre la force des deux individus. Déjà, cette incompatibilité donne l’impression d’un décalage dans l’opposition – d’un dénivèlement qui distancie les acteurs –  ce qui sera confirmé tout au long de la scène présentant les attaques du Guide comme s’il s’agissait un dialogue. La scène évolue par la répétition créant une logique conversationnelle :

[…] le Guide Providentiel se leva, […] vint devant la loque-père, les dents serrées comme des pinces, et lui cracha au visage. /— Qu’est-ce que tu attends, dit-il sans desserrer les dents. /La loque-père ne répondit pas, le Guide Providentiel lui ouvrit le ventre du plexus à l’aine comme on ouvre une chemise à fermeture Éclair […] (LVD, 12)

On remarque alors une gradation dans les réponses de Martial. Ainsi, la première réponse est ce sourcillement, la deuxième est le silence. Après la troisième et la quatrième blessure, Martial respire « comme l’homme qui vient de finir l’acte d’amour » (LVD, 12). L’association entre la respiration saccadée provoquée par la douleur des supplices et celle qui suit la relation sexuelle accentue encore davantage le dérèglement de la fonction dialogique.

À chaque attaque, le désarroi du Guide face à la réponse non adéquate de Martial s’accroît : « — Maintenant qu’est-ce que tu attends? tonna le Guide Providentiel exaspéré. /— Je ne veux pas mourir de cette mort, dit la loque-pèr­e […]. » (LVD, 13) Cette  dernière phrase marque le premier acte subjectif de prise de parole de la part du révolutionnaire. Du silence à la parole, l’irruption de Martial dans l’ordre du discours n’est pas anodine. Il va sans dire que, dans l’univers représenté par Sony Labou Tansi, la parole est contrainte et muselée par un système politique dictatorial. Il existe, avance Michel Foucault, plusieurs procédures de contrôle du discours. Si celui-ci est troué d’interdits, c’est qu’il joue un rôle vital dans la construction des dynamiques sociales : « […] le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer. » (Foucault, 1971, 12) Ainsi plus qu’un simple organe de représentation, le discours devient un outil du pouvoir; investir l’ordre du discours revient alors à poser un acte subjectif qui approche le sujet parlant du pouvoir. S’il n’est pas, dans La vie et demie, un cadre énonciatif strict ou un ensemble de règles qui viennent orienter la production du discours6, celui-ci subit néanmoins un contrôle ferme. Les champs du discours ne sont pas tous « ouverts et pénétrables» (Foucault, 1971, 39) de la même façon et, évidemment, les plus susceptibles de mener au pouvoir sont aussi les plus sélectifs. Les processus de contrôle sont mis en place pour préserver et limiter l’accès à ces régions différenciantes du discours, provoquant non pas une réduction dans ses propos, mais une diminution du nombre de sujets parlants :

[…] il s’agit de déterminer les conditions de l [a] mise en jeu [des discours], d’imposer aux individus qui les tiennent un certain nombre de règles et ainsi de ne pas permettre à tout le monde d’avoir accès à eux […]; nul n’entrera dans l’ordre du discours s’il ne satisfait à certaines exigences ou s’il n’est, d’entrée de jeu, qualifié pour le faire. (Foucault, 1971, 38-39)

C’est donc dire que, dans certain cas, le discours est un privilège que se partagent quelques individus favorisés. Dans un contexte comme celui qui est mis en scène dans La vie et demie, on comprend rapidement que ce sont le Guide Providentiel et les autres chefs politiques qui, contrairement au peuple, ont accès au discours.

Le personnage de Martial n’a d’ailleurs pas d’existence dans le discours avant d’y être reconnu par le Guide Providentiel. En effet, c’est à travers le discours de celui-ci, que Martial est, pour la première fois, désigné par son prénom : « Alors, quelle mort veux-tu mourir Martial? » (LVD, 13). Avant ce moment, l’étiquette sémantique qu’on peut attribuer à Martial se résume uniquement à ces deux expressions : « l’homme » (LVD, 11) et « la loque-père » (LVD, 11 à 13). Ainsi, c’est seulement après avoir été nommé, baptisé, à l’intérieur du discours du Guide Providentiel – ce discours réservé à une minorité puissante – que le nom de Martial intègre la narration. Parce qu’être nommé c’est être reconnu, l’apparition du prénom dans le discours agit au même titre qu’une invitation à prendre part au discours. Martial, s’étant lui-même accordé le droit de parler sans répondre aux exigences qui conditionnent l’accès à la parole, invalide les processus de contrôle et intègre, à la manière d’un terroriste, un réseau duquel il est initialement exclu. En prenant la parole, Martial atteint la puissance du Guide Providentiel, le forçant à reconnaître son existence au sein du discours et par conséquent, à légitimer la prise de parole du rebelle. Martial opère une réorganisation du système qui régule l’accès au discours en s’accordant le statut de sujet parlant. Ainsi, il lève le voile sur un trou, un manque dans le discours en l’intégrant et le reprogrammant de l’intérieur. La résistance de Martial s’établit sur une structure duelle : celle du corps de Martial face aux assauts se double de la résistance du sujet parlant. La présence de Martial à même « l’espace narcissique du discours idéologique » (Gori, 1984,159) dans lequel se complait le Guide Providentiel provoque, en effet, un non-sens.

Une fois que le Guide prononce le nom de Martial, il le répétera à chacune de ses paroles donnant au révolutionnaire un pouvoir de plus en plus affirmé. Par contre, cette reconnaissance de l’autorité de Martial par le Guide ne se fait pas sans prix. Une fois que le Guide reconnaît l’acte de parole de Martial en le nommant et l’invitant dans l’ordre du discours, ce dernier perd la voix. Dès lors, « Martial ne parla pas. » (LVD, 13) Le prix de cette mise à mal, de cette déconstruction des mécanismes du discours, rappelle Gori, c’est justement de perdre la parole.

De la puissance à l’impuissance

Tout au cours de la scène, on peut observer le désarroi du Guide qui croît et alors que son emprise sur Martial lui échappe tranquillement : « Il [le Guide] prit cet air misérable de supplication. » (LVD, 13) De cette façon, il entame une négociation avec Martial quant à la mort qui l’attend, lui concédant de plus en plus de pouvoir alors que ce dernier demeure impassible et muet. À court d’options, le Guide s’abaisse jusqu’à offrir de reconnaître Martial une deuxième fois :

 – C’est parfait, dit-il. Tu as gagné, Martial : tu l’auras. […]/– Une mort au champagne, maugréait le Guide Providentiel. Pour un chiffon d’homme qui a blessé la République d’une vingtaine de guerres civiles, la mort au champagne devient un hommage. Je te la donne à contrecœur, Martial. (LVD, 15)

Les répliques et l’attitude du Guide témoignent effectivement d’une défaite, d’un échec à assurer sa position de dominance. Forcé à l’impuissance, il se doit de répondre aux demandes de Martial, demandes qu’il a dès lors cessé d’exprimer ce qui le fixe le Guide dans une position radicalement aliénante. Non seulement doit-il assumer sa position de vaincu, il doit aller au-devant des demandes de Martial et ainsi s’assujettir à lui. De même, « la mort au champagne » – qui symbolise évidemment la puissance et la richesse et l’hommage participe tant à l’élévation de Martial, ce « chiffon », au sein des structures du discours et du pouvoir, qu’à la chute du Guide Providentiel.

Sachant la lutte contre Martial perdue, le dictateur se tourne vers sa famille dans le but de rétablir sa puissance de domination : « – Vous allez me bouffer ça vous autres, je n’y ai pas enfoncé ma sueur pour rien. » (LVD, 16) En obligeant la famille de Martial à manger le bas du corps du père, le Guide tente de leur faire avaler, littéralement, sa puissance7 et de faire reconnaître sa tentative de domination. Si l’un deux refuse, il le fait disparaître en le donnant en manger à ceux qui restent autour de la table jusqu’à, au bout de sept jours, ce qu’il ne reste que Chaïdana, la fille de Martial. De ces sept jours de torture, qui convoque l’image inverse des sept jours de la Création, nait une figure vengeresse, une figure de la destruction. Cette tentative d’assertion de sa puissance se révèle être un échec flagrant et Martial continue à hanter le Guide. Le cartomancien de celui-ci lui révèle alors qu’il doit partager son lit avec Chaïdana « sans faire cette chose-là » (LVD, 22) afin de se débarrasser des apparitions du père. Pendant trois ans, le Guide sut contrôler ses envies et les prédictions du cartomancien s’avérèrent exactes jusqu’à ce qu’un soir de fête, le Guide Providentiel entreprend de violer Chaïdana qui dormait. Le « haut du corps de Martial », qui apparaît alors, l’effraie à un point tel qu’il s’empare d’une arme à feu et abat lui-même tous ses gardes. Chaïdana arrive à s’enfuir et à vivre des années dans le motel nommé La vie et demie avant de devenir, par concours de circonstances, l’épouse de son geôlier et du meurtrier de son père. À partir de moment, Martial s’oppose au mariage de sa fille et reprend sa lutte à la puissance du Guide qui est dès lors, représenté par son sexe et sa virilité :

[…] il voulait impressionner son épouse par son corps broussailleux comme celui d’un vieux gorille et par son énorme machine de procréation taillée à la manière de celle des gens de son clan et boutonnant sous de vastes cicatrices artistiquement disposées en grappe géométrique. Il bandait tropicalement, mais sur le lit où il s’était tropicalement jeté, ses yeux encore embués de vapeur de champagne providentiel, ses premières caresses rencontrèrent, non le corps formel de sa femme, mais le haut du corps de Martial saignant noir et frais sur son linge de noces. Il devint malheureux et retomba dans son vieil air de supplication. (LVD, 54-55)

Incapable d’exprimer son influence à travers le discours qui le maintient en tant qu’autorité politique, le Guide se tourne vers la sexualité pour aller y chercher la reconnaissance de sa supériorité. Son « énorme machine de procréation » – symbolisant à la fois les origines (« à la manière de celle des gens de son clan ») et le futur d’une nouvelle génération – devient une façon de faire impression et de commander sa domination. L’apparition de Martial réactualise l’échec du Guide et le plonge dans le même désarroi que lors de la scène d’ouverture du roman (« son vieil air de supplication »). La figure de Martial semble venir confirmer l’impuissance du Guide et renouveler son humiliation. Les effets de cet affront agissent dans l’immédiat en lui coupant son envie de Chaïdana8, mais ils persistent également sur la forme d’une incapacité à maintenir une érection :

Les tropicalités de son Excellence répondirent vigoureusement, comme si, d’un moment à l’autre, elles allaient quitter leur patrie. Chaïdana attendait, mais dès que le Guide Providentiel la touchait, le haut du corps de Martial remplissait les yeux du guide, qu’il les ouvrit ou qu’il les fermât, il en devenait impuissant sur le coup. […] Chaïdana était convaincue que le Guide Providentiel n’était qu’un pauvre guignol d’impuissant qui se limitait à pratiquer l’amour avec l’index et le majeur. (LVD, 56)

L’apparition du corps de Martial fait office de castration, signant la perte de sa virilité et sa puissance sexuelle9. Fragilisé le Guide demande sans cesse à être rassuré sur ses performances. Chaïdana, qui a depuis renoncé à son désir d’avoir un enfant, ment et affirme que « l’orgasme digital » (LVD, 56) lui suffit taisant l’image qu’elle se fait du « guignol » et de la violence et la brutalité avec laquelle « les moments de l’index et du majeur du Guide dégénéraient. » (LVD, 56) Il n’est d’ailleurs pas anodin Martial procède à asservir le dictateur par le désarmement de son pouvoir politique et sexuel puisque comme l’affirme Foucault « […] si le discours, loin d’être cet élément neutre dans lequel la sexualité se désarme et la politique se pacifie, [est] un des lieux où elles s’exercent, de manière privilégiée, quelques-unes leurs plus redoutables puissances. » (Foucault, 1971, 11-12)

Un changement d’ordre ou un éternel recommencement

S’il ne fait aucun doute que le refus de Martial provoque un glissement dans les relations de pouvoir comme que le démontre sa relation avec le Guide Providentiel, la modification de la relation entre Martial et sa fille apparaît également comme un effet de la remise en question de l’ordre diégétique. Le sacrifice de Martial provoque l’ouverture d’une brèche dans la diégèse qui donne naissance à une figure vengeresse : Chaïdana. Ainsi, Chaïdana entreprend elle aussi de faire tomber les structures de l’ordre et du pouvoir en s’attaquant directement aux individus qui les représentent. Elle assassine alors grand nombre d’hommes politiques, les empoisonnant « au champagne ». Le choix de la méthode reflète d’ailleurs la dette qui la lie au père, puisqu’elle reprend le symbole de sa reconnaissance et le retourne contre les hommes de grande influence. Par contre, l’efficacité de sa quête demeure à prouver, puisqu’une fois chacune de ses victimes est immédiatement remplacée dans l’exercice de ses fonctions, prouvant que c’est à toute la structure qu’il faut s’attaquer et non seulement à ses représentants. Le prix à payer pour l’enfantement de cette nouvelle figure féminine est le fondement même de la relation père-fille.  Face au refus de Chaïdana de reconnaître son autorité paternelle et d’obéir à l’ordre que lui donne Martial de quitter sa chambre d’hôtel, Martial commence par lui faire violence en la giflant à de nombreuses reprises et il va même jusqu’à coucher avec elle :

Martial entra dans une telle colère qu’il bâtit sa fille comme une bête et coucha avec elle, sans doute pour lui donner une gifle intérieure. […] Elle revint à elle deux jours et de nuit après la gifle intérieure, elle avait le sexe et le ventre amers, le cœur lourd, sa chair avait franchi une autre étape sur des vides humains. (LVD, 69)

Le viol marque, en effet, une nouvelle étape puisque Chaïdana porte alors en elle une nouvelle génération. L’héritage devient alors un motif central du roman et la filiation de Martial inscrit le récit dans une boucle problématique, une éternelle défaite. Cette filiation est d’ailleurs double : politique et génétique. Martial devient alors un symbole de résistance pour tous les révolutionnaires qui forment un clan, une communauté qu’on baptise les « Gens de Martial » et qui apparaît tout au long du roman malgré la succession de quatre générations et de plusieurs siècles. La naissance des triplés de Chaïdana, peu de temps après qu’elle fût violée par son père, annonce une temporalité cyclique et d’une histoire à refaire comme le démontrent les prénoms choisis pour eux : Chaïdana, Martial et Amedandio. Amedandio meurt après seulement trois mois, laissant Martial et Chaïdana  Layisho rejouer leur dynamique incestueuse. Poussés à l’exil lorsque que les gardes armés parcourent le pays à la recherche de la descendance de Martial, les deux ressentent les effets de la solitude : « – Si on pouvoir avoir un enfant, dit Chaïdana un soir, on serait moins seuls. » (LVD, 90) Les deux jeunes gens sont rapidement découverts par des Pygmées qui essaient de les empoisonner; Martial y succombe alors que Chaïdana est sauvée par l’affection d’un d’eux. Après son retour en ville, Chaïdana, maintenant désignée par Chaïdana aux gros cheveux, devient l’épouse du nouveau Guide et donne naissance à un fils unique : Jean-Cœur-de-Pierre. Lorsque celui-ci obtint le pouvoir à la mort de son père, il provoque l’exil de sa mère. Désireux d’établir son pouvoir, il met sur pied une véritable machine de reproduction lorsqu’il invente la semaine des vierges : une semaine par année, le Guide fait venir cinquante jeunes vierges dans une chambre de son palais et s’accouple avec chacune d’entre elles. De cette semaine, cinquante fils naissent annuellement et on appelle ce groupe de fils une « série des Jean » : « […] les deux mille petits Jean, neuf ans, devaient procéder au choix de leur nom suivant une lettre de l’alphabet choisie par leur père. La radio nationale donna les noms des cinquante premiers sortis-des-reins-du-Guide. » (LVD, 148) Trente des Jean de la série C décident de rendre visite à leur grand-mère, que leur père a depuis renié 10 et décideront, non seulement de ne plus rentrer, mais de déclarer une guerre d’indépendance.

Dès lors, ils sont connus sous le nom des « trente chaïdanisés de la série des C des Jean » (LVD, 52). La révolution, celle qui mènera à l’abolition des structures étatiques et la dissolution complète de la Katamalanasie, est donc menée par ces Jean qui investissent finalement, quatre générations plus tard, la fissure provoquée par le refus de mourir de Martial. La génération des Jean, tant par leur nombre astronomique que par la consonance du prénom rappellent les gens, le peuple. Ainsi, la révolution est placée, au cours du récit du côté d’abord de Martial – dont le nom fait référence à Mars, le Dieu romain de la guerre – des Gens de Martial et des Jean chaïdanisés. Cette confirmation du potentiel révolutionnaire du peuple, ce passage des Gens aux Jean, bien qu’elle opère par la réussite de la guerre et la reprogrammation des structures du pouvoir et d’oppression, ne se fait pas sans heurt :

  – Il ne faut pas parler de guerre. La loi défend cela. La loi a établi qu’il n’y a jamais eu la guerre ici, il n’y a jamais eu la sécession, il n’y a jamais eu Félix-Ville. / – Et pourquoi y a-t-il le boulevard Martial? Pourquoi y a-t-il la place avec les canaux. / – La loi défend de savoir pourquoi. (LVD, 190)

Dans ce nouveau pays, la mémoire est interdite, elle est un crime que la loi proscrit. Par contre, il est une chose qui se souvient malgré la loi, une chose qui à l’instar de la ville qui arbore son boulevard Martial, est marquée, souillée, par le temps qui passe et qui n’oublie jamais : le corps.

Le corps écrit/écrivant

Le roman se clôt sur ces paroles de Jean Calcium, un des chaïdanisé de la série C des Jean : « – Granita11 ! Mon corps se souvient de toi. Il est mort, Monsieur le Ministre de Sa Toute-Grasse-Hernie. »  (LVD, 192) Une fois la ville rasée pour faire place à une autre, une fois les dommages de la guerre effacés des mémoires et des rues, une fois le nom de Martial vidé de son sens ; le corps, lui, resiste.

Nul ne peut nier la place prépondérante que l’auteur accorde au corps au sein de son récit. À la fois le lieu d’écriture du pouvoir et le lieu de la résistance, le corps, dans La vie et demie est un canevas blanc sur lequel toute inscription est possible : « – Le corps, c’est la seule chose au monde qui n’ait pas de fond, murmura le Guide Providentiel » (LVD, 23) Si le corps semble être sans limites, il n’est pourtant pas libre puisqu’il devient un des lieux de travail du pouvoir exercé dans une société donnée. Michel de Certeau le place en relation avec la loi. À cet effet, il affirme :

De la naissance au deuil, le droit se « saisit » des corps pour en faire son texte. Par toutes sortes d’initiation (rituel, scolaire, etc.), il le transforme en table de la loi, en tableaux vivants des règles et des coutumes, en acteurs du théâtre organisés par un ordre social. (Certeau, 1979, 3)

Dans le roman, le corps de Martial est immédiatement « saisi » dans son altérité, livré au Guide Providentiel comme une marchandise avec nulle autre introduction qu’un « voici l’homme » (LVD, 11) lancé par le lieutenant. C’est d’ailleurs sans plus de préambule que le Guide entreprend de marquer le corps, de le faire se soumettre à « l’ordre social » et d’en faire un de ses acteurs : « S’approchant des neuf loques humaines que le lieutenant avait poussées devant lui en criant son amer “voici l’homme”, le Guide Providentiel eut un sourire très simple avant de venir enfoncer le couteau de table […] » (LVD, 11) Ainsi, il entreprend de transformer le corps en un message, d’écrire sur lui sa domination et son pouvoir. Cette inscription nécessite par ailleurs une série d’outils qui médiatisent la relation entre le corps et la loi, en l’occurrence celle du Guide. C’est, par ailleurs, le couteau qui fait office d’outil12 servant à graver et à éduquer le corps. Si l’arme marque, le corps, lui, peut à la fois marquer et être marqué; c’est-à-dire qu’il peut lui-même écrire où il peut servir de page à cette écriture. C’est là que réside son statut singulier, de même que sa force.

Comme l’avance de Certeau (1979): « […] les êtres vivants sont “mis en texte”, mués en signifiant des règles (c’est une intertextuation) et, d’autre part, la raison ou le Logos d’une société “se fait chair” (c’est une incarnation). »(3) Ainsi, plutôt que de taire les violences du Guide providentiel, l’apparition du corps du Martial devient une incarnation de la résistance faite chair, une preuve tangible de la réalisation de l’impossible qui donne son essor à tout le mouvement révolutionnaire. Une fois que Martial refuse l’inscription du Guide à même son corps, renonçant par le fait même à la parole, il acquiert un autre pouvoir et c’est dans celui-ci que semble se cristalliser sa relation avec sa fille et sa descendance, de même que par celle-ci que semble advenir la révolution : l’écriture. Même si son corps devient un symbole de la résistance, récupéré par les Gens et les Jean, Martial devient demeure à la fois signe et être signifiant, c’est-à-dire qu’il prend l’aspect d’une communication, mais demeure possiblement un être communiquant même s’il est aphone. Son corps devient le médiateur, le moyen par lequel il signifie : son corps écrit.

L’écriture du corps de Martial s’accomplit par le sang et semble, au départ, non signifiante ou du moins non systématisée. Par contre, Martial tentera, au fil du texte, investir la puissance signifiante de l’écriture. Par ailleurs, la couleur du sang de Martial est immédiatement comparée à « un noir d’encre de Chine », annonçant dès lors le lien entre corps et écriture. Les prochains textes de Martial relèveront davantage d’un acte subjectif et de la puissance :

[Il] écrivit dans la main gauche de Chaïdana : « il faut partir. » Plus tard, quand elle voulut faire disparaître les mots, Chaïdana eut beau se frotter la paume à sang, les mots restèrent. C’était en fait écrit du même noir de Martial qu’on lisait sur le côté gauche du visage du Guide Providentiel13. (LVD, 28)

Si les traces laissées par Martial sur le corps de sa fille et du guide y restent à jamais. Dans ce pays où toutes les traces du conflit disparaissent, l’écriture, celle du corps, est indélébile.

Ainsi, la résistance que permet l’écriture au sein du roman devient une mise en abyme de l’écriture du roman lui-même dans son caractère hyperbolique et excessif. Le roman se termine d’ailleurs à la manière d’une lettre, avec une date apposée en guise de signature : « 25 décembre 1977 » (LVD, 192). Ainsi la puissance qu’a l’écriture au sein du roman, celui de déplacer la signification, de modifier les structures établies, de transformer les relations de pouvoir, est exactement ce à quoi aspire l’écriture sonyenne.  C’est donc une littérature de passe que nous offre Sony Labou Tansi, une littérature clandestine qui « invente un poste de peur en ce vaste monde qui fout le camp ». (LVD, 9) En ouvrant les significations, en donnant à voir le résidu de la force, en nommant la puissance de la parole, de l’écriture, Sony Labou Tansi travaille le positionement du sujet et c’est en ce sens que l’écriture permet de combattre l’altérité, de dépasser le statut assigné d’autre. Pour ce faire, Labou Tansi se donne tous les droits sur l’histoire et l’Histoire qu’il terrorise, qu’il brusque et qu’il remet en question : « au fond la terre n’est plus ronde » en Afrique après les indépendances, elle est à inventer.

BIBLIOGRAPHIE

BERTHELOT, Francis. 1997. Le corps du héros pour une sémiotique de l'incarnation romanesque, Paris, Nathan, 192 p.

DE CERTEAU, Michel, 1979. «Des outils pour écrire le corps». Traverses, no 14-15 (avril), p. 3‑14.

FOUCAULT, Michel. 1971. L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 84 p.

GIL, José. 1985. Métamorphoses du corps, coll. «Essais», Paris, Éditions de la Différence, 293 p.

GORI, Roland. 1984. « L'hystérie. Etat-limite entre l'impensable et sa représentation », in : L'interdit de la représentation, Paris, Seuil, p. 155-175.

LABOU TANSI, Sony. 1979. La vie et demie, Paris, Seuil, 193 p.

 

 

Pour citer cet article: 

Lafleur, Maude. 2017. «Quand la viande parle. Sens, résistance et discours de l’autre dans La vie et demie de Sony Labou Tansi», Postures, L'Autre : poétique et représentations littéraires de l'altérité, n°25, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/lafleur-25> (Consulté le xx / xx / xxxx).