Poéthique de l’oubli dans La Croisade des enfants de Marcel Schwob

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L’ère des révolutions politique, sociale et industrielle marque selon l’expression de l’historien Éric Hobsbawm « l’heure de la grande rupture » (Hobsbawm, 1969, p. 10). En effet, l’entrée dans la modernité du xixe siècle est scandée par un grand nombre de changements qui s’effectuent si rapidement que l’ensemble de la population française fait l’expérience d’une rupture incessante avec sa tradition. François Hartog (2003) identifie cette crise du temps au passage d’un régime ancien d’historicité, où l’on favorisait la transmission d’un héritage traditionnel, au régime moderne d’historicité, qui tente au contraire de s’en démarquer en fondant ses espoirs sur le potentiel d’horizons inédits. L’idéologie du progrès qui souffle alors sur l’Occident engendre l’élaboration de plusieurs discours aux visions téléologiques qui encouragent la perfectibilité de l’homme en société et de son savoir sur le monde. En contrepartie de la conception futurocentrique, la naissance de l’historiographie moderne réplique à l’inconfort de la brèche temporelle instaurée par cette accélération de l’histoire, en se tournant vers le passé pour reconstituer de façon rétrospective la préhistoire de ce présent perpétuellement en faille. Qu’on pense à Michelet et à son ambition de restituer une continuité historique à la France en retraçant l’origine de sa nouvelle identité nationale1. Au xixe siècle, l’histoire prend une telle importance qu'en 1808 sont fondées les archives nationales en vue de constituer ce qu’on appelle aujourd’hui une mémoire collective et, dès 1821, elle est au programme des disciplines enseignées à l’École nationale des Chartes. Dans son ouvrage remarquable sur le progrès, Pierre-André Taguieff illustre avec justesse comment la modernité est devenue un « âge de l’Histoire » (Taguieff, 2004, p. 62), tant par sa fascination pour l’avenir que par son obsession du passé.

En littérature, l’inconfort de la déchirure temporelle moderne trouve un écho dans l’expression du mal de vivre d’une première génération romantique. Aussi, tout au long du xixe siècle, la production romanesque, qui connaît un essor inusité, espère rendre une cohésion au mouvement heurté et pluriel de l’histoire. L’émergence du roman historique, dans une démarche proche de l’entreprise historiographique, vise à défendre l’idée de progrès par la création rétrospective d’une mémoire, activée par les préoccupations du présent (Lukacs, 2000). Avec Balzac, le roman réaliste se donne pour mission d’« écrire l’histoire oubliée par tant d’historiens, celle des mœurs » (Balzac, 1965, p. 52). Le mouvement naturaliste, quant à lui, donne un statut scientifique à l’écrivain qui, se faisant l’observateur du réel, recherche une vérité (Zola, 1971) et transcrit alors une histoire où la succession des faits répond aux exigences du déterminisme : pensons notamment aux enjeux héréditaires de la saga des Rougons-Macquart de Zola. Dans tous les cas, il s’agit d’adopter une vision totalisante du monde pour en extirper le fonctionnement général. Or, si le réalisme se donne pour mission de rendre compte de la réalité, à partir du moment où l’expérience temporelle de l’homme se fragmente, ne devrait-il pas plutôt dénoncer l’illusion d’un savoir omniscient et considérer la perception discontinue de l’homme? Isabelle Chol posait récemment la question dans un recueil d’études sur les Poétiques de la discontinuité :

Reprenant la réflexion sur la possibilité de l’Histoire, en la ramenant à l’histoire en tant que diégèse, le problème inlassable posé par la littérature […] est celui du rapport de la littérature au réel. Si plus largement l’art se donne pour projet de refléter la réalité, dès lors qu’elle est chaotique et complexe, l’œuvre ne peut que devenir à son tour multiple, mettant en question toute tentative d’organisation. Quel ordre pour le désordre, qui ne soit pas mensonge? (Chol, 2004, p. 10.)

« Quel ordre pour le désordre? » C’est à cette question que l’entreprise littéraire de Marcel Schwob semble tenter de répondre. Dès 1889, dans un article qu’il donne à lire au Phare de la Loire, Schwob critique l’ambition synthétisante des réalismes littéraires et propose un « vrai réalisme — celui qui n’a pas de prétentions scientifiques, qui ne cherche pas les causes efficientes. Ce sera, écrit-il, l’impressionnisme; il s’agira d’imiter la nature dans les formes que nous saisissons en elle » (Schwob, 2002b-1, p. 829). Sa conception de l’histoire est indissociable de sa vision relativiste du monde. On dit d’ailleurs que son épouse s’épouvantait de « son esprit géométral qui “voy[ait] sur divers plans” comme les yeux d’un insecte » (Berg et Vadé, 2002, p. 6). Alors que son siècle était animé par une pensée continuiste et linéaire de l’histoire, Schwob se détourne de cette entreprise d’unification du temps en tentant au contraire d’explorer la fertilité du relativisme historique. Selon lui, par opposition au déterminisme scientifique, l’art lui offre la latitude d’exploiter son génie multiplicateur pour rendre compte d’une conception morcelée de l’histoire. Schwob condamne l’histoire moderne pour sa vision macroscopique soumise au déterminisme et valorise au contraire l’art qui, pour lui, « est à l’opposé des idées générales, ne décrit que l’individuel, ne désire que l’unique » (Schwob, 2002b-3, p. 509). L’historien moderne chercherait à trouver un dénominateur commun aux faits historiques par leur lien de ressemblance et sélectionnerait les actes singuliers pour leur contribution à la cohésion d’une macro-histoire, tandis que l’artiste favoriserait au contraire le sens des différences, préconiserait les actions marginales, multiplierait ainsi les variations microscopiques et offrirait alors une pléiade d’histoires parallèles.

L’œuvre schwobienne, à la croisée du décadentisme et du symbolisme, s’inspire largement de l’histoire, mais pour en proposer chaque fois des points de vue divergents. Dans son article intitulé « L’histoire en miette », Yves Vadé a finement démontré comment Schwob rend compte à travers l’ensemble de ses contes de l’effondrement du « vaste système de l’Histoire, c’est-à-dire la poutre maîtresse de l’édifice tout à la fois littéraire, idéologique et scientifique du xixe siècle triomphant » (Vadé, 2002, p. 224). L’écrivain érudit entrelace habilement fiction et histoire dans des récits où il prête sa plume à une pluralité de voix, sans les hiérarchiser. Son recueil de Vies imaginaires, souvent cité pour sa riche préface qui réfléchit sur les problèmes liés à l’historiographie, demeure l’exemple le plus éloquent d’un entremêlement de biographies fictives. S’y juxtaposent les vies fantasmées d’individus ayant réellement existé et de personnages chimériques qui prétendent corriger à la fois l’historiographie officielle et les légendes mythiques. Mais Vadé considère comme « le plus bel exemple de multiplication des voix énonciatrices » La Croisade des enfants, qu’il tient par ailleurs pour le « chef-d’œuvre de Schwob » (ibid., p. 232).

Ce petit conte d’une vingtaine de pages s’inspire d’un fait historique légendaire déjà marginal et imprécis, sur lequel les interprétations des historiens divergent. Schwob réinvente cette croisade que des milliers d’enfants ou d’innocents auraient entreprise en 1212. Pour reconstituer cette croisade atypique, il utilise trois sources : des textes d’Albert de Stade, d’Albéric de Trois-Fontaines et de Jacques de Voragine, tous trois à peu près contemporains de l’événement. Il emprunte au premier un extrait latin qu’il pose en exergue de son conte. Ce fragment rapporte qu’un peu avant la ve Croisade, des enfants se seraient mis en route vers Jérusalem pour trouver la Terre sainte. Du second, il retient le nom de deux marchands marseillais, un monument érigé par Grégoire IX et la persistance de la foi des enfants malgré l’échec de leur quête. Finalement, du troisième, il retient le nombre d’enfants et le personnage de Nicolas le teuton. À partir de ce matériau historique, Schwob construit une mosaïque de récits : sous sa plume, huit narrateurs (pèlerins, goliard, lépreux, clerc, kalandar et papes) se relaient pour témoigner de la pérégrination de sept mille enfants en route vers le Sépulcre du Christ. Il s’agit chaque fois de voix isolées, de marginaux, parfois illettrés, ou d’érudits retirés du monde qui s’interrogent sur l’événement et cherchent à l’expliquer.

Cette technique des points de vue, Schwob l’avait reconnue chez Robert Browning et admirée chez Stevenson. Borges, quant à lui, la voit à l’origine de Tandis que j’agonise de Faulkner. Elle permet à Schwob de présenter indirectement un événement qui apparaît chaque fois réfracté dans un discours particulier qui le soumet à sa propre cohérence interne. Par conséquent, certaines interprétations se contredisent d’un narrateur à l’autre, répondant à des croyances diverses, et la croisade glisse progressivement dans un mystère indéchiffrable qui récuse toute vérité historique univoque. Félix Guattari et Gilles Deleuze comptaient à juste titre la Croisade des enfants au nombre des modèles d’écriture nomade et rhizomatique de l’Histoire. Il s’agit pour eux d’un livre qui « multiplie les récits comme autant de plateaux aux dimensions variables » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 34) et refuse donc de soumettre l’histoire au seul point de vue sédentaire d’un appareil unitaire d’état2. En effet, le refus du déterminisme scientifique à l’origine du projet artistique de Schwob libère l’histoire de sa sujétion à toute idéologie, quelle qu’elle soit. Alors que pour Mikhaïl Bakhtine, la polyphonie romanesque gravite autour d’un « noyau sémantique ultime » (Bakhtine, 1978, p. 119), chez Schwob, plus les voix se multiplient, plus les informations s’accumulent, moins le sens de l’événement au cœur de ses discours nous est saisissable. Comme le notait Michel Viegnes, « loin d’être hiérarchisé par rapport à un noyau idéologique, le texte polyphonique de Schwob, place toutes ces diverses facettes de l’écriture à équidistance d’un centre introuvable » (Viegnes, 2002, p. 256).

À l’image des enfants qui « parcourent la grève en amassant des coquilles pour signes de voyage », qui « s’étonnent des étoiles de mer et pensent qu’elles soient tombées vivantes du ciel afin de leur indiquer la route » (Schwob, 2002a-2, p. 494), le lecteur cumule les éclats d’une mosaïque stellaire et entreprend une croisade du sens à travers le jeu kaléidoscopique d’une histoire toujours plus fugitive. La prolifération de sens est telle qu’il ne peut fixer son interprétation sans éclipser ce qui s’en détourne. Ou alors, s’il tend à l’exhaustivité du sens, il se perd dans une lecture labyrinthique au centre de laquelle se trouve un vide inexplicable. Dans sa préface du Roi au masque d’or, Schwob constatait cette activité herméneutique infinie qui se heurte à l’immanence et à l’absence de vérité unique sur le monde : « Sachez que tout en ce monde n’est que signes, et signes de signes. […] Comme les masques sont le signe qu’il y a des visages, les mots sont le signe qu’il y a des choses. Et ces choses sont des signes de l’incompréhension. » (Schwob, 2002a-1, p. 242.)

En l’absence de narrateur omniscient qui viendrait conférer un sens au conte, le lecteur se trouve tel le pape Innocent III qui, dans le récit, interroge en vain Dieu sur l’interprétation exacte à donner à la croisade. Le vieil homme exprime son désarroi dans ses plaintes sans écho : « La vie passée fait hésiter nos résolutions » (Schwob, 2002a-2, p. 490), affirme-t-il. Quel sens donner à l’entreprise surprenante des enfants? S’agit-il d’une répétition de l’Exode ou de la réalisation de La Légende du joueur de flûte de Hamelin? Est-ce que tel que le prétendent les petits prophètes « la mer se séparer[a] et se dessécher[a] pour les laisser passer » (ibid., p. 489) ou sont-ils condamnés à périr noyés sous l’emprise du Malin? Le vieil homme à la tête de l’Église fait appel aux récits passés pour trouver un sens à son présent. Cette intrusion de textes anciens, utilisés tels des intertextes dans l’interprétation de l’événement, multiplie les lectures possibles de l’Histoire. Laurent Jenny soulignait que « le propre de l’intertextualité est d’introduire à un nouveau mode de lecture qui fait éclater la linéarité du texte. Chaque référence intertextuelle est le lieu d’une alternative […] qui étoile le texte de bifurcations » (Jenny, 1976, p. 266). Et si la blanche « cellule [du pape] reste paisible » (Schwob, 2002a-2, p. 491), le lecteur demeure de même, sans réponse, aux prises avec les nombreuses ellipses du texte qui le confinent dans un silence poétique.

À vrai dire, La Croisade des enfants insiste davantage sur les blancs d’une mémoire historique qu’elle n’en rapporte le souvenir. Le lecteur se trouve tel un historien devant un matériau lacunaire : des témoignages hétéroclites qui rendent compte de l’événement dans une discontinuité déroutante. En fait, le véritable sens de la croisade est peut-être à chercher dans ses interstices. Schwob admirait d’ailleurs les silences du récit chez Stevenson : « Ce qu’il ne dit pas nous attire plus que ce qu’il nous dit. » (Schwob, 2002a-4, p. 726.) Alors que Stevenson faisait « surgir [s]es personnages des ténèbres qu’il cré[ait] autour d’eux » (ibid.), Schwob fait émerger les voix du silence qui les entoure. Depuis la théorisation de la lecture par Umberto Eco, on prétend qu’« un texte est un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir, et [que] celui qui l’a émis prévoyait qu’ils seraient remplis et les a laissés blancs » (Eco, 1985, p. 63). L’auteur donne ainsi une certaine liberté interprétative à son lecteur. C’est en toute conscience que Schwob encourage ces blancs de récit qui peuvent se lire comme des blancs de mémoire. Dans un texte tardif où il raconte le plaisir de ses premières lectures, Schwob note : « Le vrai lecteur construit presque autant que l’auteur : seulement il bâtit entre les lignes. Celui qui ne sait pas lire dans le blanc des pages ne sera jamais bon gourmet de livre. » (Schwob, 2002a-5, p. 964.) Les oublis du texte sont volontaires et ouvrent l’espace dans lequel la lecture peut se construire. Par la multiplication des possibilités interprétatives instaurées par les différentes voix, mais surtout par le silence omniprésent qui les entoure, le récit échappe à toute clôture, l’histoire se dérobe et laisse le lecteur dans une posture inconfortable à partir de laquelle il peut être tenté, comme le fait l’historiographe, de tracer les fils de constellations historiques possibles. Le texte invite le lecteur dans ce que Siegfried Kracauer aurait appelé l’antichambre de l’historien3, c’est-à-dire qu’il le laisse devant certaines traces de l’histoire avant que celles-ci ne soient reconfigurées dans un récit officiel et soumises à une quelconque idéologie. Par cet effet de lecture, Schwob met en relief l’impossibilité d’une synthèse rétrospective de l’histoire qui soit exhaustive; il donne ainsi une leçon d’humilité à l’historien qui cherche à soumettre le temps et le monde à des lois générales et à les plier à un récit totalisant4.

Le témoignage rétrospectif de Grégoire IX, dernier récit de La Croisade, est éclairant à cet égard : « Le plus vieux de tous les vicaires […] commence seulement à comprendre » que « Dieu ne se manifeste point » parce qu’« il a parfaite confiance en l’œuvre pétrie par ses mains » (Schwob, 2002a-2, p. 502). Selon lui, face à l’événement qu’est cette croisade, il est du devoir de chacun de reconnaître sa responsabilité et d’essayer, en tant que créature de Dieu, de prendre exemple de la bonté des petits croisés qui affirmaient innocemment qu’ils ne savaient pas. L’homme responsable doit admettre et surtout accepter son ignorance. En érigeant un monument expiatoire « pour la foi qui ne sait pas », Grégoire IX veut perpétuer la mémoire des victimes de l’histoire, parce que « les âges qui viendront doivent connaître », doivent se rappeler que leur savoir est lacunaire et se détourner de l’orgueil humain qui cherche à « comprendre les choses de l’univers » (Schwob, 2002a-2, p. 503) en leur imposant un sens.

Il faut une mémoire pour l’oubli5 qui ne soit pas reconstruction illusoire de l’absence, un juste devoir de mémoire qui soit sans prétention. Il faut une mémoire blanche, tel le rassemblement « de ces petits ossements blancs étendus dans la nuit » pour rappeler aux hommes « l’ignorance et la candeur » (ibid., p. 503), cette blancheur immaculée qui s’inscrit dans les interstices de leur mosaïque mémorielle. L’écriture est un outil qui assure la transmission de la mémoire qui risque sinon de sombrer dans un oubli irréversible. Le premier récit du recueil, celui du Goliard, nous l’indique déjà. Ce clerc errant a « oublié les paroles latines » parce qu’il n’est pas « expert dans les lettres » (ibid., p. 483-484) et ne maîtrise pas l’écriture. Aussi nous rappelle-t-il que les frères tapissent des parchemins de noms de morts et font circuler ces rouleaux d’une abbaye à l’autre afin qu’on n’oublie pas de prier pour ces défunts. La parole éphémère menace de se dissiper, de s’effacer, mais l’écriture a le pouvoir de la fixer et de la remémorer aux hommes. De la même manière, le kalandar, disciple de Mohammed, rappelle comment les livres qui commémorent la parole sacrée du Prophète et comment les « pensées […] tracées au calame » (ibid., p. 497) qui témoignent des miracles attestent sa foi et guident sa vie. Le pouvoir de l’écriture comme support mémoriel est incontestable.

Mais dans une démarche qui vise une juste mémoire de l’oubli, comment les marques indélébiles de l’écriture peuvent-elle révéler avec justesse la blancheur amnésique? Comment indiquer l’ignorance sans déjà la teinter du poids des mots? Pour Monique Jutrin, cette blancheur à souligner se révélerait dans le caractère poétique de l’écriture schwobienne : « La poésie ne chante-t-elle pas “blanc sur noir” ce que la prose dit “noir sur blanc”? Ce “monument expiatoire pour la foi qui ne sait pas” se confond avec le livre de Schwob, seul “monument” commémorant l’événement. » (Jutrin, 1982, p. 109.) Tels ces petits pèlerins qui répondent à l’invitation de voix blanches, à ces mystérieuses voix qui sont comme « les voix des oiseaux morts pendant l’hiver », et qui s’aventurent alors vers Jérusalem en quête d’un tombeau vide, le lecteur est guidé par des voix poétiques ancestrales, oubliées par l’histoire officielle, qui émergent du passé et le conduisent dans « les cryptes du temple » (Schwob, 2002a-2, p. 503), au monument expiatoire de Grégoire IX, réverbération de ce tombeau vide que devient le conte de Marcel Schwob.

Comme Michelet, Schwob ressuscite les voix spectrales oblitérées par l’histoire, mais, contrairement à l’historien, ce qu’il met en lumière, c’est le caractère distinct de chacune d’elle, la diversité qui menace l’unité historique, plutôt que l’univocité de leur message. L’écrivain propose des histoires singulières d’oubliés et de marginaux qui ne s’insèrent jamais parfaitement dans le grand récit de l’humanité. Des témoignages que le discours officiel n’a pas pu retenir, parce qu’aucun manuscrit n’a pu les rapporter : les paroles fictives d’un Goliard illettré, d’un lépreux exclu de la société, « oublié jusqu’à la résurrection » (ibid., p. 485); celles de la confession intime du vieil homme qui se cache sous le pape Innocent III, retiré dans sa cellule « loin de l’encens et des chasubles » (ibid., p. 488); celles d’un kalandar errant démuni; aussi celles proclamées par un deuxième pape qui se trouve seul devant la mer Méditerranée; enfin celles des petits pèlerins qui ne savent pas6. Schwob réinvente ces paroles éphémères, sans écho, qui n’ont pu être recensées et prises en compte par l’Histoire officielle, pour composer une symphonie poétique sans prétention qui chante la mémoire d’histoires parallèles de tant d’oubliés.

Il en construit chaque fragment comme autant d’indicateurs qui pointent la blancheur symbolique de l’ignorance et de l’oubli. La valeur poétique de la blancheur apparaît en effet comme le seul thème récurrent dans tous les témoignages. Blancheur des fleurs au printemps, des habits des petits prophètes; blancheur des mains et des dents du lépreux, qui rappelle à Nicolas celle de son Seigneur; blancheur des vêtements et de la cellule du pape Innocent III; celle des hommes qui ont purifié Mohammed; celle des plis de la Méditerranée comme autant de bouches muettes qui expirent sur la grève; blancheur des voix qui appellent les enfants; celle de la contrée où certains d’entre eux échoient après leur dur périple en mer; blancheur comme « signe de la fin » (ibid., p. 500); enfin blancheur des ossements dans la nuit. Toute cette blancheur omniprésente appelle le lecteur à réfléchir sur les blancs interstitiels de sa lecture.

Ce temps de la lecture scandé par l’absence est celui d’un récit libéré du déterminisme et par là ouvert à celui de l’expérience des possibles. Un temps mystérieux — qui n’est pas sans analogie avec celui messianique, en dehors de toutes perspectives historiques — qui place le lecteur à un carrefour où se cristallise un mirage kaléidoscopique qui, dans un vif espoir de rédemption, pourrait permettre la réalisation d’un miracle et faire bifurquer le cours de l’histoire. C’est que s’il faut une juste mémoire de l’oubli par devoir éthique envers les oubliés de l’histoire, l’oubli est aussi nécessaire à la réalisation d’événements libres. Nietzsche (1990), contemporain de Schwob, réfléchissait déjà à ce besoin animal d’oublier pour pouvoir devenir autre dans une apologie d’un présent non historique. Le conte de Schwob peut se lire comme une invitation presque nietzschéenne à respecter une mémoire de l’oubli qui, par conséquent, permet de réaliser une histoire libérée du déterminisme à l’origine de l’entreprise historiographique moderne. Les historiens sont pour Schwob des savants qui se soumettent à des lois qu’ils lèguent aux générations futures comme autant de contraintes à leur épanouissement, alors que l’artiste a pour mission de transmettre la liberté. Mais cette liberté ne semble pour lui n’avoir de meilleur refuge que l’oubli. Avec sa Croisade des enfants, Schwob propose à la fois une poétique et une éthique de l’oubli : ce que nous pourrions appeler une poéthique de l’oubli. Une forme littéraire qui, sans prétendre à une vérité ultime, cherche à accomplir un devoir de mémoire des oubliés de l’Histoire qui permet de propulser l’histoire actuelle en la délestant de son apparence de continuité nécessaire. Par une écriture plurielle qui est, comme le remarquait Michel Viegnes, « le signifiant le moins inadéquat du non-sens » (Viegnes, 2002, p. 256), Schwob dessine les contours d’un cénotaphe indispensable à l’établissement d’un carrefour permettant aux hommes de faire l’expérience du temps des possibles : il leur redonne ainsi la liberté de faire bifurquer le cours de leur propre histoire. Dans le contexte de crise du temps de la modernité du xixe siècle, Marcel Schwob se démarque ainsi des discours totalisants, tant de l’idéologie du progrès que de l’entreprise historiographique, pour concevoir une poétique de l’histoire qui s’articule à une éthique de la mémoire fondée sur l’oubli. Selon Viegnes, « on commence[rait] seulement aujourd’hui à mesurer l’importance de ce polygraphe métalittéraire, qui inventait déjà, il y a un siècle, notre champ de représentation » (ibid., p. 256).

 

Bibliographie

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Pour citer cet article: 

Mallette, Jozéane. 2008. «Poéthique de l'oubli dans La Croisade des enfants de Marcel Schwob», Postures, Dossier «Les écritures de l’Histoire», n°10, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/mallette-10> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Mallette, Jozéane. 2008. «Poéthique de l'oubli dans La Croisade des enfants de Marcel Schwob», Postures, Dossier «Les écritures de l’Histoire», n°10, p. 141-151.