Présentation - Les écritures de l'Histoire

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Si, comme le dit Jacques Rancière dans Le partage du sensible, « le réel doit être fictionné pour être pensé », il convient de s’interroger sur la posture des écrivains qui tentent de représenter, par le biais d’œuvres de fiction, une certaine réalité historique. Un modèle plus traditionnel de la représentation de l’Histoire tente de concilier celle-ci avec la fiction en supposant la possibilité d’une saisie univoque des événements. Pensons à Stendhal, par exemple, qui parle du roman comme d’un « miroir promené le long d’un chemin », ou encore à Zola, pour qui le travail de l’écrivain consiste à transcrire le monde tel qu’il se dévoile aux yeux de son observateur. D’autres écrivains, au contraire, refusent l’objectivité du réel, dévoilant à travers diverses modalités du texte (narration, énonciation, etc.) le caractère éminemment contingent de la réalité historique. Dans un cas comme dans l’autre s’impose l’évidence d’un rapport problématique entre l’Histoire et ses représentations, rapport qui reflète et rappelle les questions mises en jeu dans les relations qui unissent le couple écriture et réalité.

Ce dixième numéro de la revue Postures s’intéresse à ces textes de fiction qui questionnent le rapport que l’écriture entretient avec la représentation historique. Et qui s’intéresse aux représentations de l’histoire, et, par voie de conséquence, à l’écart inévitable entre le temps historique et le temps narratif, ne saurait se passer de la lecture de l’ouvrage en trois tomes de Paul Ricœur, Temps et récit. C’est du moins la voie empruntée par Marc Ross Gaudreault, dont la réflexion critique sur les thèses de Ricœur donne le ton au présent volume. Jean-Nicolas Paul, pour sa part, tente de repenser la médiation de l’histoire et du récit dans le contexte d’après-guerre en France, en parcourant les méandres de La route des Flandres de Claude Simon à la lumière de quelques concepts deleuziens. « Le mérite de Claude Simon, dit-il, est d’avoir inventé une écriture d’un monde en ruine et capable de suivre les contours de la crise existentielle d’une conscience bouleversée. » C’est donc sous le signe de la confrontation que se situe ce numéro sur Les écritures de l’histoire. Confrontation du factuel et du fictionnel, du vécu et de la représentation, mais aussi de l’écriture face à elle-même, c’est-à-dire face à ses propres possibilités de médiatiser la réalité.

C’est aussi sur un ton critique que Guillaume Martel-Lasalle entame sa réflexion sur l’utopie dans la littérature, en s’inspirant de l’œuvre syncrétique de l’écrivain argentin Julio Cortázar, Fantômas contre les vampires des multinationales. Une utopie réalisable narrée par Julio Cortázar. « L’erreur, dit-il, est de croire qu’un monde latino-américain idéal ou utopique serait comparable à celui que la tradition européenne appelle l’utopie. » À l’instar de Cortázar, Martel-Lasalle trace les contours d’une pensée utopique qui excède le renversement axiologique propre à la tradition utopique occidentale, émergeant plutôt de l’interversion des rapports historiques entre les peuples et les cultures.

Relançant la réflexion sur la logique des mondes possibles et l’impact de celle-ci sur les rapports entre l’esthétique romanesque et la réalité sociopolitique, Benjamin Mayo-Martin prend la contrepartie temporelle de l’utopie dans son analyse du Maître du haut château, célèbre uchronie de Philip K. Dick. Multipliant les niveaux de fiction jusqu’à brouiller complètement les frontières entre le réel et l’imaginaire, l’œuvre de Dick, soutient Mayo-Martin, piège le lecteur dans ses mondes parallèles et engage ce dernier sur la voie d’une réflexion ontologique.

Aux questions ontologiques soulevées par Benjamin Mayo-Martin et Guillaume Martel-Lasalle viennent se greffer les problèmes éthiques de la représentation de l’histoire par la fiction. Non sans évoquer ce très ancien débat qui oppose les conceptions platonicienne et aristotélicienne des arts, Domitille Lee interroge, par le biais des récits concentrationnaires de Jorge Semprun, le paradoxe entre la vérité de l’histoire et le recours à l’imagination qu’implique la fiction. Dans la même veine, Marie-Andrée Morache questionne la portée éthique de la fiction dans l’écriture des camps. Cette fois cependant, c’est du Goulag qu’il s’agit, à travers une lecture du texte controversé de Danilo Kiš, Un Tombeau pour Boris Davidovitch : sept chapitres d’une même histoire. Une conclusion s’impose, dans les deux cas, à l’égard de l’écrivain, dont le devoir, écrit Morache est « de renvoyer son lecteur à la duperie inhérente à tout discours et donc au danger de l'adhésion à un discours unique ».

De l’utopie à l’uchronie aux récits concentrationnaires de l’Allemagne et de l’URSS émerge un topos, un fil conducteur qui fait du récit le mode d’expression privilégié des maux sociaux. L’article de William S. Messier n’y échappe pas. Au contraire, ce dernier s’efforce de mettre en valeur la prégnance du contexte social dans la célèbre œuvre de Jack Kerouac, On the road. Et c’est jusque dans la rythmique des phrases de l’œuvre phare de la jeunesse américaine des années cinquante, qui rappelle les tempos rapides et le caractère improvisé du bop, que se répercute, selon Messier, cette époque marquante de l’histoire des États-Unis où le jazz et la génération beat se construisent en opposition à la politique répressive du président Truman.

S’il est question, chez Kerouac, de politiques répressives, c’est de sédition dont il s’agit dans Le Chien d’Ulysse de Salim Bachi. Inspiré des événements de la nuit du 29 juin 1992, pendant laquelle fut assassiné le président algérien Mohamed Boudiaf, Le Chien d’Ulysse, soutient Ilaria Vitali, recourt à la condensation des événements historiques et au téléscopage de siècles, de cultures et de mythes pour formuler une analyse impitoyable de la société algérienne de la fin du xxe siècle. Plus que le témoin des événements politiques de son époque, Bachi saisit l’esprit de celle-ci dans sa profondeur historique et mythologique, et brosse le « portrait spirituel » de son pays d’origine.

De l’histoire récente, on plonge avec le texte de Robert Marquis dans le temps du mythe et de la légende, celui de la Perse du xie siècle telle que dépeinte par Vladimir Bartol dans son roman historique intitulé Alamut. Entremêlant la fiction et l’allégorie aux faits historiques entourant la vie de Hassan Ibn Saba, fondateur de la célèbre secte des Assassins, Bartol, dit-on, a voulu mettre en garde ses contemporains contre la montée du nazisme et du fascisme à l’orée de la Seconde Guerre mondiale.

Tout comme le texte de Vladimir Bartol, La Croisade des enfants transporte le lecteur dans une époque lointaine, au temps de la légende, dont Jozéane Malette illustre la tension constitutive entre mémoire et oubli. Composé d’un ensemble de biographies fictives d’enfants du xiiie siècle, ce court texte de Marcel Schwob réfracte la même histoire à travers une multitude de points de vue, soumettant les événements depuis longtemps oubliés à la cohérence interne de chacun des discours narratifs; et, à la manière d’une « symphonie poétique sans prétention qui chante la mémoire d’histoires parallèles de tant d’oubliés », ce bref conte de la fin du xixe siècle oppose au déterminisme historique des idéologies du progrès une conception éclectique ou encore « kaléidoscopique » de la mémoire et de l’histoire.

L’ensemble des textes que nous vous présentons dans ce numéro inscrit de manière claire l’écriture comme un médium de représentation à la fois privilégié et problématique. Privilégié dans la mesure où il permet d’explorer des territoires qui demeurent autrement inaccessibles, les territoires de l’imaginaire et du possible, qui font partie de notre réalité; mais problématique parce qu’il contribue à créer une illusion de vérité, à atténuer la ligne de partage qui sépare les faits historiques des constructions de l’imagination. Cette frontière saura-t-elle un jour, sous la plume de quelque écrivain, retrouver l’exactitude de son parcours? La question se pose. Mais les textes ici réunis diront que là n’est pas l’enjeu de l’écriture, que celle-ci ne restitue rien si ce n’est que quelques traces d’une vérité en fuite, sur laquelle il nous revient d’enquêter.

 

Pour citer cet article: 

Duriez, Shawn et Langlois Béliveau, Amélie. 2008. «Présentation», Postures, Dossier «Les écritures de l’Histoire», n°10, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/presentation-10> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Duriez, Shawn et Langlois Béliveau, Amélie. 2008. «Présentation», Postures, Dossier «Les écritures de l’Histoire», n°10, p. 9-12.