La délinquance du parcours dans La Fabrique de cérémonies de Kossi Efoui

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Les écrivains africains nés dans les années 1960 dérangent. C’est ce qu’indique notamment le surnom que Sylvie Chalaye leur a attribué, soit les « Enfants terribles des Indépendances » (Chalaye, 2004, p. 13). Les enfants terribles, en effet, embarrassent leurs parents, comme le suggère l’expression populaire. Ils troublent ceux dont ils sont justement le produit. En d’autres mots, ils ébranlent leurs propres fondements identitaires. Dans ces conditions, l’être se dessine par l’entremise d’un parcours, comme le souligne Koulsy Lamko : « l’identité n’est pas une origine, elle est d’abord profondément enracinée dans le vécu de chacun » (Ibid., p. 122). Ainsi, ces auteurs « donn[ent] rendez-vous ailleurs » (Ibid., p. 24). Ils revendiquent l’errance en tant qu’espace de parole, s’écartant de la posture marginale de l’errant pour camper celle du passeur : « [personne] qui fait passer une frontière, traverser une zone interdite » (Le Petit Robert, 1972). Le passeur a pour fonction d’introduire une mouvance, de faire passer, ce qui fait de lui une figure délinquante, au sens que prend cet adjectif dans la réflexion de Michel de Certeau : « Si le délinquant n’existe qu’en se déplaçant, s’il a pour spécificité de vivre non en marge mais dans les interstices des codes qu’il déjoue et déplace, s’il se caractérise par le privilège du parcours sur l’état, le récit est délinquant » (Certeau, 1990, p. 190). Postulant l’espace même de la frontière, le passeur s’inscrit donc dans un entre-deux, celui de la traversée.

Or, se définissant comme une « suspension entre deux mondes » (Chalaye, 2004, p. 54), la traversée convoque un chevauchement à la fois temporel et spatial. Temporaire puisqu’elle suppose un passage d’un point à un autre, elle se révèle néanmoins indéfinie d’un point de vue subjectif. C’est pourquoi elle est susceptible de mêler l’ici au là-bas, de même que l’avant à l’après. Remettant en cause l’éventualité du retour qui la conditionne, la traversée interroge les notions d’appartenance et de réalité. Mettant en scène le retour d’Edgar Fall au Togo le temps d’un bref voyage d’affaires, le roman La Fabrique de cérémonies1 de Kossi Efoui exprime cet ébranlement. En effet, membre des « Enfants terribles des Indépendances » (Ibid., p. 13), Efoui fait de cette œuvre un carrefour au cœur duquel le réel et l’imaginaire se traversent mutuellement. Tout au long du récit, l’expérience physique du personnage principal se double d’un parcours mnémonique, superposant aux lieux perçus des espaces remémorés ou imaginés.

Ce faisant, Efoui met en évidence l’écart dans lequel s’inscrit le protagoniste. En tant que revenant de passage, ce dernier rappelle que la possibilité même du retour repose sur une idée préconçue, soit celle du lieu comme fondement identitaire. Le récit d’Efoui déplace donc les enjeux de la traversée, démontrant que l’indétermination de son achèvement n’est peut-être que le reflet de celle de son commencement. Dans le cadre de cet article, je tâcherai de montrer comment ce texte développe cette réflexion en favorisant notamment le « parcours sur l’état », pour reprendre la formulation de Certeau. Comme cette délinquance se manifeste de prime abord dans la situation d’énonciation du roman, je commencerai par analyser les deux figures sur lesquelles se fonde celle-ci, soit le narrateur et le narrataire. Par la suite, j’examinerai comment l’interaction des notions d’espace et de paysage rend compte des enjeux identitaires soulevés par le récit.

Les voix du narrateur

Premièrement, le langage ne pouvant agir, c’est-à-dire signifier, que par le biais de son utilisation, la situation d’énonciation se présente comme le lieu d’une pratique : « Le récit d’espace est à son degré minimal une langue parlée, c’est-à-dire un système linguistique distributif de lieux en tant qu’il est articulé par une « focalisation énonciatrice », par un acte de le pratiquer» (Certeau, 1990, p. 191). En ce sens, même l’usage le plus transparent du langage situe dans un certain contexte. Genette, doutant de la possibilité d’un narrateur absent, déclare d’ailleurs dans Nouveau discours du récit : « tout énoncé est en lui-même une trace d’énonciation » (Genette, 1983, p. 67). Or, dans La Fabrique de cérémonies, la situation d’énonciation est instable. Les postures du narrateur et du narrataire sont changeantes et la prise de parole dont ils sont les pôles se révèle difficile à circonscrire.

Tout d’abord, c’est sous les traits du protagoniste que se présente le narrateur en tant que point focal de l’énonciation. En effet, ce narrateur emploie la première personne du singulier, de même que plusieurs adjectifs possessifs s’y rapportant : « L’homme qui m’a accueilli » (p. 9), « il me présente à moi-même » (p. 10), « je prends place dans le box carré » (p. 10). Témoignant de façon directe, il incite le lecteur à croire que les énoncés qu’il produit adviennent simultanément aux perceptions qui s’y rattachent. Cependant, une marque d’incertitude bouleverse aussitôt cette situation, accusant un écart entre le temps de la narration et celui du récit : « C’est peut-être à ce moment que je me suis vu marcher vers le canapé, que j’ai vu ma propre image se détacher de moi et s’éloigner […] » (p. 10)

Singulièrement, en évoquant l’avènement d’une dissociation d’ordre identitaire (le moi et son image), cette séquence révèle la distance temporelle qui scinde le personnage d’Edgar Fall. Dès lors, la situation d’énonciation instaure un rapport duel de distinction et d’identité entre les figures du narrateur et du protagoniste. C’est pourquoi le rapport homodiégétique du narrateur au récit devient problématique. Racontant sa propre histoire, il ne peut se situer ni à l’extérieur ni à l’intérieur du récit. Compte tenu du fait que l’acte de parole et celui de perception n’adviennent pas de façon simultanée, le narrateur semble temporellement extradiégétique et virtuellement intradiégétique. Comme le soulevait Genette, la question est donc de savoir « […] à quelle distance commence-t-on d’être absent ? » (Ibid., p. 71) L’ambivalence de la localisation du narrateur est d’ailleurs illustrée, jusqu’ici, par l’alternance du présent de l’indicatif et du passé composé.

Cependant, à partir du troisième chapitre, le narrateur adopte également un point de vue externe, désignant Edgar Fall par son nom ou encore par la troisième personne du singulier : « après qu’Edgar Fall [...] », « Tu ne te demanderas pas pourquoi Edgar Fall t’appelle […] » (p. 40), « Edgar Fall n’avait jamais avoué à Johnny-Quinqueliba que, la veille de leur rencontre, il l’avait vu [...] et qu’il avait reconnu ce visage […] » (p. 41) Cette nouvelle focalisation, le lecteur peut la considérer comme l’intervention d’un second narrateur qui serait à la fois hétérodiégétique et extradiégétique, mais il peut aussi l’interpréter comme une radicalisation de la dissociation identitaire du narrateur premier. Or, l’ambiguïté qui caractérise le réel, dans ce chapitre, tend à appuyer cette seconde hypothèse. Le titre que porte ce dernier, « La nef des fous (détails)2 », constitue un premier indice en ce sens.

Cette appellation, en se référant à l’œuvre de Jérôme Bosch3, exprime l’ambivalence propre à la figure du fou. Mettant en scène des paysans, des bourgeois et des membres du clergé s’adonnant aux vices de la gourmandise et de la luxure sur une nef, ce tableau fait du fou un être dont la sagesse est plus perçante que celle de l’homme de raison. Hissé sur un arbre au sommet duquel s’est installée une chouette, le fou, dans cette scène, regarde calmement vers la droite, direction qui, généralement, désigne l’avenir dans les représentations iconographiques. De plus, en disposant de raisonnables croyants sur le navire qu’il représente, Bosch synthétise en quelque sorte les deux espaces désignés par le terme « nef ». Embarcation utilisée au moyen-âge, la nef est aussi, par analogie de forme, la « [partie] comprise entre le portail et le chœur d’une église dans le sens longitudinal, où se tiennent les fidèles » (Le Petit Robert, 1972). Cette superposition confronte donc la réalité physique à celle de l’esprit4.

Dans La Fabrique de cérémonies, ces réalités s’éloignent justement l’une de l’autre. Le protagoniste refuse, par exemple, de se positionner par rapport au retour qu’il s’apprête pourtant à effectuer d’un point de vue physique, puisqu’il est en route pour l’aéroport :

Je n’ai pas dit non à Urbain Mango. [...] Dans ce train qui me mène vers l’aéroport, j’ai curieusement le sentiment que je n’ai pas dit oui non plus. Je me protège de cette solennité liée à l’idée de retour. Et si je disais oui, mon oui sonnerait comme ces oui décidés à l’avance (p. 52).

De plus, au chapitre dix, le protagoniste identifie l’homme aimé par sa mère comme son père, mais évoque aussi la possibilité selon laquelle il pourrait être le fils de M. Halo. Répétant plusieurs fois les mots « mon père » pour désigner l’individu qui, selon la rumeur, « n’avait pas disparu à [sa] naissance, mais à l’amorce de la grossesse » (p. 231-232), il refuse d’admettre qu’il ressemble physiquement à M. Halo comme le prétend l’opinion populaire5. Ces rumeurs, témoignant d’un fait corporel, s’opposent donc aux considérations du protagoniste.

En somme, l’ambivalence identitaire du narrateur, accentuée par l’opposition du perceptible et de l’intelligible qui relativise le réel, donne au lecteur l’impression qu’une focalisation multiple s’exprime par le biais d’un même personnage. Si cette idée semble contraire à ce qu’avance Genette, soit que « la transfocalisation peut y apparaître [dans la focalisation multiple] comme une simple conséquence de la transvocalisation » (Ibid, p. 45), elle ne l’est pas tout à fait. Effectivement, le narrateur de La Fabrique de cérémonies s’exprime par l’intermédiaire de plusieurs voix : il cite incessamment, qu’il s’agisse de son propre discours, de celui d’un autre personnage ou d’un collectif, sans parler des dialogues6. Il y a donc transvocalisation dans sa narration, bien que le narrateur demeure, selon l’hypothèse que j’ai avancée jusqu’à maintenant, le même personnage.

Les silhouettes du narrataire

Cependant, le narrataire interpellé par cette énonciation se déplace lui aussi, puisqu’il s’identifie successivement à divers personnages. S’inscrivant par le biais des pronoms personnels et des adjectifs possessifs propres aux secondes personnes du singulier et du pluriel, cette figure du narrataire accuse l’isolement du narrateur. En effet, les personnages qui l’incarnent sont toujours inaccessibles. Ils apparaissent comme des silhouettes disposées dans l’énonciation afin de répercuter la parole qui s’y déploie. Muets, ces obstacles répondent donc tout de même au protagoniste en lui renvoyant sa propre voix.

Premièrement, c’est Tina, la mère du protagoniste, qui incarne le narrataire pendant un court moment. Contrairement au père, elle est généralement désignée de façon impersonnelle, notamment par les syntagmes « cette femme » et « la mère ». L’inaccessibilité du personnage de la mère se traduit d’ailleurs principalement par son inaptitude à nommer adéquatement son fils et par le fait que ce dernier n’est pas non plus en mesure de s’adresser convenablement à elle : « cette femme que je n’ai jamais pu appeler ni Maman ni Tina, celle que je n’ai jamais pu appeler, et qui ne m’a jamais appelé que par le nom de son premier-né » (p. 15). Le télégramme annonçant en deux mots la mort de ce personnage, « MÈRE DÉCÉDÉE » (p. 15), radicalise bien entendu cette situation. Dans ce contexte, le lecteur est donc en droit d’interroger l’apparition soudaine d’une interpellation directe à la mère : « Et ton homme [...] », « ta manie », « tu me poursuivras encore longtemps » (p. 15).

Au second chapitre, c’est au tour d’Urbain Mango de devenir le destinataire du discours du narrateur le temps de quelques pages, après quoi c’est Johnny-Quinqueliba qui reprendra le flambeau. Ami originaire d’Afrique et fréquenté par Edgar Fall à l’Université de Moscou, Mango travaille pour le Périple Magazine, le périodique touristique qui a engagé le protagoniste et lui a donné le mandat de dénicher, sur le territoire africain, de quoi satisfaire l’imaginaire de la clientèle européenne avide de sensations fortes. Il sera donc le compagnon de voyage de Fall. Or, rendant compte d’une scène lors de laquelle Mango est interpellé directement par d’autres personnages7, le narrateur se met lui aussi à désigner ce dernier à l’aide de la deuxième personne du singulier, comme si sa parole avait été affectée par les énoncés qu’elle vient d’emprunter : « [tu] étais », « tu arpentais », « [tu] hurlais » (p. 35) ; « toi tombant, toi assis, chantant [...] », « [tu] assis » (p. 36). S’exprimant à la manière du patron, de la serveuse et de l’habitué de la Brèche aux Lions, le protagoniste met en évidence la distance qui s’est installée entre son ami et lui8. Devenu le comparse d’un employé du Périple Magazine, soit littéralement un « personnage muet9 », ce dernier ne semble plus posséder de parole qui lui soit propre : « son comparse, Urbain Mango, [...] a fini par répéter la phrase de son collègue : Nous nous. » (p. 17)

Par la suite, c’est au personnage de Johnny-Quinqueliba qu’incombe le rôle de narrataire. C’est d’ailleurs à lui qu’il reviendra le plus fréquemment. Cependant, cette adresse s’effectue toujours par l’intermédiaire d’un répondeur téléphonique. Qui plus est, l’existence de cet instrument est remise en question, du moins partiellement. En effet, à un certain moment, le narrateur révèle que les messages élaborés par le protagoniste au cours de son séjour au Togo sont fictifs : « Tu ne te demanderas pas pourquoi je fais semblant de t’appeler de si loin » (p. 73). Ces énoncés ne sont donc directs que d’un point de vue formel, puisque le personnage qu’ils interpellent n’y est pas confronté. Il est également possible, si le lecteur postule que les messages laissés par Edgar Fall sur le répondeur de Johnny-Quinqueliba depuis Paris sont réels, que ce dernier refuse tout simplement d’entrer en communication avec le protagoniste.

D’une façon ou d’une autre, cette situation d’énonciation se révèle unilatérale. Que Johnny-Quinqueliba en soit absent ou qu’il s’y positionne volontairement comme un auditeur passif et muet, il demeure inaccessible pour Edgar Fall, à l’image des autres personnages auxquels incombe le rôle de narrataire. Dans cette optique, le protagoniste accuse Jack Largos de ne pas se présenter sous son vrai jour :

Je vais arriver à me convaincre que tu ne t’appelles pas Jack Lagos, comme tu te présentes [...] pendant que tu joues ton rôle, que tu déballes ta réplique dans une langue morte : Vous plairait-il peut-être que pour vous diriger et reprendre la ville [...] Ce n’est pas moi qui te donnerai la réplique (p. 93-94).

Vouvoyant Largos alors que ce dernier le tutoie, le narrateur tente de montrer que l’adresse du jeune garçon, empreinte de distance et de respect, n’est qu’un leurre. En un mot, il fait ressortir l’insincérité de ce « vous ».

Justement, c’est par le biais de la deuxième personne du pluriel que se présente la dernière identité que prend en charge le narrataire, soit celle du lecteur du Périple Magazine. Au cours d’un passage de quelques pages se présentant comme un extrait de ce périodique, le lecteur suit le parcours de Johnny-Quinqueliba à travers Tapiokaville, une sorte de prison souterraine secrète. Le narrataire est alors simultanément identifié et distingué du personnage mis en scène. C’est du moins ce qui ressort des extraits suivants : « La même voix qui a dit votre nom dans la nuit : Johnny-Quinqueliba. » (p. 192) et « Respirez, vous n’êtes pas Johnny-Quinqueliba. Vous parcourez un paragraphe de Périple Magazine. » (p. 196). Pour finir, le lecteur est même invité à adopter le point de vue d’Edgar Fall qui, à ce point du récit, arpente les ruines du Quartier Nord sous lequel se situait Tapiokaville : « Sortez de ce paragraphe et regardez les chiens assis sur leur derrière ou trônant sur la carlingue carbonisée de l’avion écrasé10. » (p. 199) Cette série d’identifications, partant du lecteur du roman à celui de l’article, de ce dernier à Fall en tant qu’auteur supposé du texte, et finalement, de celui-ci à Johnny-Quinqueliba, trouble la posture de ce dernier narrataire. L’usage du pronom personnel « vous », dans ces conditions, renvoie à l’expérience d’un lieu, Tapiokaville. En effet, c’est l’espace perçu par Edgar Fall qui, d’une part, lui permet de s’adresser à un lecteur en vertu de son engagement auprès du Périple Magazine, et, d’autre part, le pousse à s’imaginer dans la peau de Johnny-Quinqueliba, se confrontant aux événements qu’il sait, par le biais de diverses sources, s’y être produits.

En somme, ce « vous », énoncé par le protagoniste, mais s’y adressant d’un même mouvement, concrétise la dissociation identitaire du narrateur dont j’ai rendu compte dans la première partie de cette analyse. Faisant résonner les multiples voix dont se compose sa parole, le narrateur déroge à la stabilité de son identité. Cette situation n’est pas sans rappeler la pratique de la réécriture telle que la conçoit Kossi Efoui : « Quand tu as fini de dire ça, la voix qui te parle dans ton propre texte n’est pas assez étrangère. Il faut que tu la rendes assez étrangère pour pouvoir la questionner autrement » (Chalaye, 2004, p. 36).

Au fond, l’écho permet de faire l’expérience de soi en tant qu’altérité. Dans cette optique, il me semble significatif que le retour, envisagé d’un point de vue acoustique, éloigne. Le parcours de la voix dans La Fabrique de cérémonies, en déplaçant les limites propres à celle-ci, se révèle donc délinquant.

Espace et paysage

Ainsi, la délinquance relève de l’adoption d’un regard différent. La mouvance opérée n’affecte pas le perceptible, mais bien son intellection. La traversée d’Edgar Fall ne le transforme pas à proprement parler, elle lui permet plutôt de reconsidérer la façon dont il s’était jusqu’à maintenant conçu. De son appartement parisien situé au huitième étage, il perçoit le monde, mais lors de son voyage, c’est sa propre présence au monde qui devient le centre de son intérêt. Autrement dit, demeurant l’observant, il devient l’observé. Ce dédoublement rappelle la considération historique propre à l’homme telle qu’exprimée par Ernst Jünger : « Sans doute peut-on considérer l’homme comme un fossile caractéristique, [...] mais il est en même temps le premier être vivant qui entreprenne des fouilles et des excavations. » (Jünger, 1964, p. 209) Le problème que pose cette approche, comme l’a signalé Philippe Nys, est celui de la réintégration de soi : « Que faire, sur terre, de cette image de la Terre comme paysage ? » (Nys, 1994, p. 30)

Or, ce questionnement imprègne tout le roman d’Efoui. Issu d’une situation familiale incertaine, notamment en ce qui a trait à la figure paternelle, le personnage principal se retrouve, lors de son voyage, dans des lieux qu’il ne reconnaît pas et devant des visages qui ne lui sont pas familiers11. De retour au Togo, il a la « sensation d’être perdu là, d’être là comme en passant » (p. 59). Aux yeux des personnages qu’il rencontre pendant son séjour, « Né ici ne fait pas l’habitant » (p. 132). C’est pourquoi ces gens du pays le considèrent comme un étranger, d’où l’attitude faussement respectueuse de Jack Largos à son égard. De plus, s’interrogeant sur le motif de son retour, il est significatif qu’il utilise le verbe « chercher » plutôt que « rechercher » : « Je ne sais pas ce que je suis venu chercher ici […] » (p. 94 et 184) Ne parvenant pas à réintégrer sa place au sein de l’espace qu’il a quitté, le protagoniste est confronté à un point tournant, ou plutôt à un point retournant, dont résulte son malaise identitaire.

Dans le cadre du récit, ce bouleversement est provoqué par un parcours spatial. D’abord, regardant à travers la bâche du camion qui l’emmène « les résidus d’un paysage qui l’ont mis en état de se souvenir » (p. 59), le protagoniste est confronté au vide dont rendent compte les seules connaissances qu’il ait jamais détenues à propos de son pays : « un pays, dont il n’avait jamais connu que les déguisements sur les cartes de géographie [...]. Un pays qu’il n’avait jamais vraiment connu qu’à travers les chants patriotiques de son enfance […] » (p. 60) Ces chants et ces cartes, institués afin de préserver le souvenir de noms et de frontières nationales, servent donc de lieux de mémoire. En tant que tels, ils sont l’aveu d’une perte, comme le souligne Pierre Nora : « Il y a des lieux de mémoire parce qu’il n’y a plus de milieux de mémoire. » (Pierre Nora, 1997, p. 23) Cependant, il ne faut pas oublier que c’est le paysage cadré par la bâche qui suscite l’évocation de ces éléments. L’espace, dans cette scène, se manifeste d’une autre façon, soit par le cahotement du véhicule.

En fait, les routes, faisant presque du camion un être vivant12, apparaissent comme les « milieux de mémoire » du pays, pour reprendre l’expression de Nora : « Une voix : C’est le pays. Une voix au moment où le camion se remet à danser... Une voix chaque fois que le camion se remet à râler : C’est le pays. [...] Invariablement. À quoi une voix répond : C’est la route » (p. 55).

Les routes sont d’ailleurs les seules à avoir été épargnées dans le récit, à avoir « gardé leurs noms d’antan » (p. 65) malgré « la grande déflagration » (p. 61) qui mit à plat le territoire, effaçant toutes les délimitations et les dénominations. De plus, le parallèle qui s’établit dans ce passage entre le pays, la route et la voix est frappant. En tant que voies de communication, la route et la voix sont faites pour être empruntées. Elles sont des lieux de passages. Aussi, les secousses affectant le camion ne sont pas sans rappeler le caractère vibratoire de la voix.

Dans cet ordre d’idée, le pays, à l’image de l’identité, consiste en un parcours. L’état qui le caractérise est donc toujours artificiel. Il résulte d’une construction humaine comme en témoignent, dans le roman d’Efoui, frontières, chansons et statues13. Le paysage semble être lui aussi un état, puisqu’il dépend du regard d’un observateur14. En tant que « manifestation d’un monde élémentaire sans humanité, d’un monde dont l’homme s’est retiré » (Ibid., p. 32), il est la trace d’un passage, d’une pratique de l’espace organisée en une représentation. Dans La Fabrique de cérémonies, cette dynamique est inversée. En effet, aux yeux des étrangers, l’Afrique attend sa propre construction : « Un pays là-bas qu’on ne dit pas avoir habité. Ce qui sonne vrai, c’est qu’on a fait l’Afrique. » (p. 91) D’autre part, ce qu’écriront Mango et Fall dans le Périple Magazine est déterminé d’avance. Leur voyage au Togo ne semble servir qu’à attester ce dont ils témoigneront. Enfin, l’expérience des victimes et des bourreaux de Tapiokaville apparaît comme « la répétition générale [...] d’un téléspectacle géant, collectif et perpétuel » (p. 120).

Ainsi, la réalité sert constamment de matière à la fiction. La représentation, au lieu de fixer, établit. Les pays ne sont plus des espaces, mais le résultat de constitutions cartographiques : « Ces pays autrefois nés de coups de crayon stratégiques sur des cartes géantes […] » (p. 61) Cette dimension plastique, Edgar Fall l’expérimente pour la première fois en quittant sa terre natale :

Cette image [...] est un lacis de routes que je n’aurai pas empruntées, que je n’aurai jamais réellement vues que de haut, de l’avion qui m’emmenait [...] Des ornementations rajoutées aux accidents du sol, ces colliers fantaisie autour des montagnes, parcours hasardeux d’un doigt d’enfant trempé dans l’encre sur carton-pierre (p. 78).

Le territoire, dans cet extrait, est réduit à deux dimensions, car le personnage y plonge son regard d’un point de vue dominant. Ses caractéristiques sont celles d’une illustration, parce qu’il n’est plus qu’un paysage aux yeux de Fall.

Or, cette plongée du regard que le nom du personnage lui-même semble accuser rappelle la hauteur qui caractérise son logement parisien. À l’image d’une tour d’observation, celui-ci permet à Fall d’accéder à l’ailleurs par le biais d’une télévision et à l’ici par celui d’une fenêtre. Désigné par le terme « grenier », cet endroit convoque à la fois un sentiment de sécurité de par le repli sur soi qu’il conforte et une impression d’angoisse :

De sorte qu’à force de couver, de ne faire que ça, la sécurité que lui offre ce grenier (encore aujourd’hui) garde soigneusement quelque chose d’utérin, et ce n’est pas sans un sentiment de gêne et d’inconfort que l’occupant s’y pelotonne et se voit vieux (p. 235).

D’une certaine façon, l’insécurité de ce point de vue dominant a trait à la possibilité de se retrouver dominé, de devenir l’observé. Cependant, cette sensation de vertige s’accompagne également d’un étouffement. Enfermé dans le rôle de l’observant, Fall ne peut exister qu’en tant que regard.

Ainsi, le paysage contraint à adopter une posture, qu’il s’agisse de celle de l’observant ou de celle de l’observé. Il convoque une fixité empreinte d’artifice et ne donne finalement accès qu’à une configuration. L’espace, quant à lui, repose sur le passage d’un point de vue à l’autre. Prenant forme dans ce mouvement, il est insaisissable. Un espace, en effet, définit une sorte de vide, un interstice, sans quoi toute traversée est impossible. Le paysage ne se traverse pas, puisqu’il se présente comme une image, une représentation désincarnée du monde. En tant qu’état, sa complétude est le gage d’une réduction de l’autre, mais aussi de soi.

En conclusion, la traversée du personnage d’Edgar Fall dans La Fabrique de cérémonies fait du parcours un support identitaire. Le narrateur, s’exprimant par le biais de voix diverses, convoque des narrataires qu’il sait inaccessibles. Leur silence, répercutant l’écho de cette adresse, confronte le narrateur à sa propre solitude, mais aussi à sa propre étrangeté. Dès lors, ce dernier se voit contraint de reconsidérer la posture qu’il campe. Contrairement à l’état qui s’impose telle une loi, le parcours suppose une réévaluation constante. S’inscrivant par le biais d’une pratique de l’espace, seul le corps semble apte à conserver la mémoire de ces incessantes révisions. Passeur en raison de sa nature éphémère, il témoigne de la constitution indéfinie de l’identité. En ce sens, l’appréhension de celle-ci se révèle être une forme de lecture. Réactualisant constamment l’image qu’il se fait de lui-même, le sujet se lit, s’anticipe, se déçoit, se surprend. Néanmoins, l’identité, comme le livre, demeure toujours inaccessible, car le dernier lecteur ne saura jamais qu’avec lui s’achève une traversée.

 

Bibliographie

Corpus étudié

Efoui, Kossi. 2001. La Fabrique de cérémonies : roman, Paris : Éditions du Seuil, 252 p.

Corpus théorique

Certeau, Michel de. 1990. « Récits d’espace », dans L’invention du quotidien. 1. Arts de faire. Paris : Gallimard, p. 170-191.

Chalaye, Sylvie. 2004. Afrique noire et dramaturgies contemporaines : le syndrome Frankenstein. Paris : Éditions théâtrales, coll. « Passages francophones », 141 p.

Genette, Gérard. 1983. Nouveau discours du récit. Paris : Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 118 p.

Jünger, Ernst. 1994. Le mur du temps. Paris : Gallimard, coll. « Folio, Essais », 313 p.

Nora, Pierre. 1997. « Présentation », dans Les lieux de mémoire. 1. La république, la nation, les France. Paris : Gallimard, coll. « Quarto », p. 15-43.

Nys, Philippe. 1994. « Paysage et re-présentation : La Terre comme paysage ». Géographie et Cultures. « Spécial paysage », no. 13, printemps 1994, p. 23-33.

Otten, Michel. 1997. « Sémiologie de la lecture », dans Delacroix, Maurice (dir.), Méthodes du texte. Introduction aux études littéraires, Paris : Éditions Duculot, p. 340-350.

Viala, Alain. 1987. « L’enjeu en jeu : rhétorique du lecteur et lecture », dans Picard, Michel et Didier Anzieu (dir.), La lecture littéraire. Paris : Clancier-Guénaud, coll. « Bibliothèque des signes », p. 15-31.

Pour citer cet article: 

Cournoyer Gonzalez, Maude. 2013. « La délinquance du parcours dans La Fabrique de cérémonies de Kossi Efoui », Postures, Dossier « Nord/Sud », n°17, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/cournoyer-gonzalez-17> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Nord/Sud », n°17, p. 111-122.