La réunion des polarités nord-sud ou comment s’harmoniser au Dao dans le chapitre d’ouverture du Zhuangzi

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La présence des polarités nord-sud tisse le fil directeur du chapitre d’ouverture du Zhuangzi intitulé « Flottaison sans bornes ». Le Zhuangzi constitue une œuvre taoïste et chinoise qui, à l’instar de l’Iliade et l’Odyssée, demeure mystérieux quant à son ou ses auteurs véritables. Les spécialistes s’accordent toutefois pour la dater du IIIème ou IVème siècle avant notre ère. Si les polarités nord-sud bordent le sentier de son chapitre d’ouverture ‒ elles le structurent, même, l’encadrent du tout au tout ‒, c’est parce que celui-ci s’ouvre au nord, dans de profonds abysses où vit le poisson Kun (), et se déploie vers le sud, dans le bleu du ciel où file l’oiseau Peng (). Or, cette présence dévoile, dans une perspective taoïste, une métaphore de taille. Car le nord, qui se situe au cœur des flots, est à connecter à l’élément eau qui lui-même découle du souffle yin (). Quant au sud, en ce qu’il s’atteint par le ciel, est à relier au souffle yang (). En ce sens, nous pourrions dire que si le poisson métaphorise l’extrême du yin, l’oiseau métaphorise l’extrême du yang. Par ailleurs, et dans l’optique de clarifier l’origine des souffles yin et yang, il s’agit de préciser que tous deux sont nés du Dao (), le souffle unique et primordial. Ce caractère demeure quasiment impossible à traduire. D’aucuns l’ont toutefois tenté, et la plupart de ces derniers se sont entendus sur les acceptions « Voie », « route », « chemin », « vérité » ou « réalité ultime ». Pourtant, le Dao est sans nom. Ce qu’il désigne, c’est le vide. Le vide qui, de l’intérieur, engendre, unifie et métamorphose le monde. En cela, nous pourrions le décrire comme un principe immanent à la fois générateur, unificateur et transformateur du monde. Le Dao constitue en ce sens le qi () qui catalyse, dynamise et met en branle la totalité des choses. Et ce qi, justement, signifie le « souffle », à savoir le dynamisme interne du monde, dont la diversité révèle deux aspects : le yin et le yang, qui alternent selon un rythme de mouvement et de repos. Il est ainsi à la fois la source de toutes choses et ce qui rend possible leur interconnexion. Nous en arrivons ainsi à deux prémisses essentielles de la philosophie du Zhuangzi : le vide comme principe moteur d’un monde spontané et l’origine essentiellement unique de tous les êtres. En d’autres termes, le Dao n’est pas ce qui cause, mais le vide qui permet la spontanéité des choses. Il constitue, dès lors, la condition de possibilité du dynamisme chaotique du cosmos. Comme l’écrit en effet Isabelle Robinet dans Comprendre le Tao, toutes choses convergent en lui sans qu’il s’en fasse le maître. « Plus qu'une entité métaphysique, soutient-elle, le Tao est une présence mystique. » (Robinet, 2002, p. 31) Le Dao, en ce sens, est bel et bien à l’origine des souffles yin et yang. Ce que nous allons, dès lors, tâcher de démontrer, se situe dans la compréhension de l’usage des polarités nord-sud dans le chapitre d’ouverture du Zhuangzi : en quoi ces dernières érigent-elles un pont reliant le multiple à l’unique, qu’il s’agit de franchir jusqu’au bout, jusqu’au cœur du chaos primitif et indifférencié ? Nous tenterons ainsi de comprendre en quoi les polarités nord-sud métaphorisent la voie à investir pour s’harmoniser au Dao, soit au principe immanent à la fois générateur, unificateur et transformateur du monde.

Dans un premier temps, nous analyserons ces polarités au travers de la métaphore du poisson-oiseau, puis le Dao qui les gouverne. Nous nous questionnerons ensuite sur le comment et le pourquoi de l’expérience du Dao.

Analyse des polarités nord-sud à travers la métaphore du poisson-oiseau

Voici les premières lignes du chapitre d’ouverture du Zhuangzi :

Il existait, au fin fond des abysses du nord, un poisson du nom de Kun. Sa taille, gigantesque, s’allongeait sur un nombre incalculable de lieues. Le poisson Kun se métamorphosa en un oiseau du nom de Peng. Le dos de Peng était immense : il s’étalait sur des milliers et des milliers de lieues. Peng fusait, tel un éclat de foudre, déployant des ailes comparables aux nuages suspendus à l’azur. Parce que la mer éclatait en rouleaux, il vira à toute allure vers les abysses du sud : l’étang du ciel

Une fois ces quelques lignes parcourues, il devient indubitable que le Zhuangzi associe le nord au poisson, le sud à l’oiseau, le nord à l’obscurité et le sud au ciel, et puis le nord comme le sud à l’eau. Nous allons mettre en lumière les relations entre ces associations et les souffles du yin et du yang.

Du nord au yin et du sud au yang, via l’image du poisson dans les abysses et de l’oiseau dans le ciel

Si les axes nord-sud constituent la double polarité de l’espace, les souffles du yin et du yang constituent quant à eux la double polarité du Dao. Ils forment tous deux un binarisme qui, bien loin de s’édifier en seule antithèse, revêt une profonde complétude. Le yin manifeste – entre autres – le féminin, l’obscurité, l’accueil, la terre et la mort ; le yang, le masculin, la lumière, le don, le ciel et la vie. Or, comme le soutiennent Claude Larre et Elisabeth Rochat de la Vallée dans Zhuangzila conduite de la vie, Le Vol inutile, l’axe nord métaphorise l’origine, là où s’ancre toute vie. Ce faisant, il est, indéniablement, à connecter au yin. En quel sens, précisément ? Tout bonnement parce qu’il y a un entremêlement inextricable entre la féminité propre au yin et l’origine propre au nord. Toutes deux ont en effet en partage un champ bien précis : celui de la maternité. En effet, l’être, avant de venir au monde, avant d’exister pour de bon, croît à son rythme dans la poche utérine obscure et emplie de liquide amniotique – ce qui, en outre, fait écho à la fosse obscure et pleine d’eau dans laquelle se meut le poisson. Le caractère Kun (), le nom du poisson, est également à relier à la maternité, et donc, au yin, en ce qu’il signifie l’origine, la ponte des œufs et l’engendrement ; et puis, également, le chaos primitif et indifférencié. Ainsi, le tout début du chapitre semble nous orienter vers une métaphore du yin, le nom du poisson comme le nord – or le poisson surgit justement du nord – mettant en scène sa danse, et par elle, celle de l’origine de la vie. Le nom de l’oiseau, Peng (), est, de manière analogue, à relier au yang en ce qu’il désigne le phénix « mâle », et, par extension, le déploiement de la vie et la renaissance sans fin – le phénix renaissant de ses cendres. Or, il y a une parenté certaine entre la masculinité du yang et celle du phénix, de la même façon qu’entre la vie propre au premier et le principe de renaissance propre au second. Et puis, enfin, l’oiseau vole dans le ciel, ciel que le yang manifeste. Et le ciel, dans ce chapitre, mène droit au sud : au plein épanouissement de la vie dans toutes ses métamorphoses.

De la condition de possibilité du yin et du yang : le Dao ou ce qui engendre le cosmos

Mais qu’est-ce qui gouverne ces deux souffles antithétiques ? C’est, comme nous l’avons précisé dès l’introduction, le Dao ou ce que nous avons choisi de traduire par le principe immanent d’engendrement, d’unification et de transformation du cosmos. Le Dao ne constitue pas une substance, mais un vide permettant la ronde des transformations. Jean Levi, dans Le petit monde du Tchouang-tseu, confirme cette vacuité du Dao :

Le Tao n’est cause agissante qu’en étant un négatif ‒ ou plutôt le négatif. Il est le négatif en ce sens que, dépourvu de tout attribut, même celui d’être, d’exister, il est pur inconditionné, pure évanescence et se trouve de ce fait l’inverse de tout existant. Le Tao ne peut être matrice de tout que s’il n’est rien.  (Levi, 2010, p. 70)

Nous adhérons à la description que fait Levi du Dao en ce que pour le Zhuangzi, seul le vide, ou ce qui n’est pas conditionné, l’inconditionné, donc, peut créer de l’être. Seul le vide peut se faire moteur de l’action et ainsi principe de toute existence. Autrement dit, ne peut être féconde que l’absolue négativité. Le Dao, ou le point fixe autour duquel tourne la ronde des métamorphoses, est la seule constance dans un monde où règne le changement. Il est ce qui relie, ce qui met les choses en relations. En ce sens, même s’il ne se situe pas hors du monde, mais en son sein, il n’appartient pas au divers des choses. C’est, bien plutôt, la mère du cosmos. Dans le chapitre d’ouverture, c’est l’eau, via les abysses du nord et l’étang du ciel, qui métaphorise ce vide omniprésent. Car l’eau est à la fois la condition de possibilité de vie et ce qui fait communiquer entre elles toutes les parties du tout. Elle est, comme le Dao, le principe immanent d’engendrement des choses ― hommes compris ― et ce qui les relie entre elles. L’eau permet ainsi d’exprimer la fonction ― si l’on peut dire ― première et maternelle du Dao : celle d’engendrer, de donner la vie. En effet, comme la mère, l’eau est la subsistance première de tous les vivants. Cette métaphorisation du don de vie est confirmée par Gaston Bachelard dans son étude sur l’imaginaire de l’eau, L’eau et les rêves, où il affirme que l’eau constitue un élément plus féminin que le feu, que dans cette optique elle ouvre sur l’imaginaire de l’abondance, sur ce qui donne à la vie un essor inépuisable, et donc sur le principe de renaissance. Lorsqu’elle court, l’eau se fait aussi communication. Car si la mère porte l’embryon en son sein, tout en le portant elle ne cesse de communiquer avec lui. Et c’est de cette communication, qui est d’abord tactile, et sensorielle par extension, que l’image de l’eau jaillit pour métaphoriser la mère paysage. Bachelard affirme en effet que l’amour maternel ‒ nous préfèrerons parler ici d’affect maternel ‒ constitue le premier principe actif de projection des images. En d’autres termes, cet affect engendre une force imaginative inépuisable qui ne cesse de réancrer l’imaginant dans une perspective maternelle. Comme le souligne d’ailleurs Bachelard : «  C’est dans la chair, dans les organes que prennent naissance les images matérielles premières qui sont dynamiques, actives et liées à des volontés simples. » (Bachelard, 2009, p. 16) Dans cette optique, l’image de l’eau ne fait que figurer la mère, encore et encore et sous toutes ses formes ; elle illustre un retour aux origines qui équivaut à un saut dans la simplicité du toucher.

Le Dao ou ce qui métamorphose le cosmos

Mais cette incessante mobilité de l’eau, en plus de métaphoriser le principe de vie, métaphorise encore et surtout le principe de métamorphose ‒ et d’ailleurs, l’engendrement de la vie est en soi une forme de métamorphose. C’est ce que nous pourrions désigner tout bonnement sous le terme de transformation :

[Le poisson et l’oiseau] marquent, aux deux extrémités de la chaîne des êtres animés, la transformation universelle. Elle parcourt tous les êtres et les fait venir les uns des autres, passer les uns dans les autres (…) L’abîme du Sud fait écho à l’abîme du Nord ; il lui répond comme un pôle opposé et complémentaire ; entre eux deux se jouent tous les mouvements de la vie, du yin/yang, du repos au renouveau, par transformations ». (Larre et Rochat de la Vallée, 1994, p. 18-20)

Tout ce qui naît pénètre le cycle des métamorphoses, et d’ailleurs, même la mort en fait partie intégrante. Le poisson se transforme ainsi en oiseau et se transformera encore, dans un mouvement à l’infini. Car l’eau, et au travers d’elle le Dao, est la condition de possibilité de transformation des choses ‒ de leur paysage extérieur ou intérieur. De plus, l’eau, dans cette métaphorisation du principe de métamorphose, demeure toujours dans le champ de la maternité, car si l’homme réside dans le tout en métamorphoses, c’est bel et bien la femme, par sa maternité, qui engendre ces métamorphoses. De cette façon, l’image de l’eau ne cesse plus de représenter la mère, la mère et son pouvoir de donner la vie, mais encore et surtout la mobilité transformationnelle de ce qu’elle crée. Le Zhuangzi, pour exprimer ce second pouvoir, qui ne fait d’ailleurs que compléter le premier, invoque l’image du ballet des transformations. L’eau serait dès lors comme un pas de danse nourricier et en constant renouvellement. Le poisson métaphorise ainsi ce qui transforme, l’oiseau ce qui est transformé, et tous deux s’harmonisent au Dao via une connexion aux fonctions d’engendrement d’une part et de transformation des choses d’autre part. En d’autres termes, si le poisson-oiseau, les axes nord-sud, métaphorisent le couple yin-yang, ils incarnent la totalité des choses en métamorphose. Ce principe de métamorphose s’applique notamment sur le moi, et c’est en cela que selon le Zhuangzi, le moi un et unique n’est pas atteignable, mais réside dans une fiction construite par le langage rationnel. Il n’y a en fait pas de moi, car la personne humaine se décompose en une pluralité de forces en métamorphoses. Le seul agent en moi, ou tout du moins dans mon corps, c’est le Dao. Le corps n’est alors, comme l’écrit Romain Graziani, que l’habitacle charnel, le logis du jour d’une force de vie qui échappe tout autant à la causalité qu’à l’identité qui sont toutes deux des inventions de la raison. Dans cette optique, l’on ne peut retrouver la Mère-Dao qu’en passant par la mise à bas du moi fictif et en s’élançant hors de soi, dans une métamorphose dont l’extension épouse les dimensions de l’univers tout entier. Néanmoins, pour que cette métamorphose n’aboutisse pas à l’échec de l’angoisse de perdre son moi, elle exige la brisure entière des carcans du langage et de ses fantasmes ‒ et en particulier du fantasme d’une identité qui demeure à travers le changement.

L’expérience du Dao : du comment au pourquoi de cette quête

Nous aboutissons au décryptage de la métaphore du poisson-oiseau comme l’expression du terrassement du sujet. Car ni le poisson, qui engendre le monde sans avoir lui-même de forme définie, ni l’oiseau, qui n’a pas de « je » mais incarne le chaos des métamorphoses par la libre nécessité de son mouvement, ne sont dotés d’individualités. C’est, bien au contraire, parce qu’ils en sont dépouillés, qu’ils sont capables de s’harmoniser au divers du cosmos. Mais comment, dès lors, parvenir, comme le poisson-oiseau, à faire cette expérience de mise à bas de l’ego et de mise à l’unisson entre soi et le Dao  ?

Une expérience purement intérieure

L’expérience en question s’avère essentiellement intérieure. Elle procède en effet par une remontée à contre-courant en soi, du multiple à l’unique, et ce jusqu’au plongeon dans le chaos primitif et indifférencié. Ce chaos incarne l’unité et la spontanéité parfaites. Si cette expérience est intérieure, donc, c’est parce le Dao est immanent à toute chose et que même s’il conditionne les mouvements extérieurs, nous ne pouvons le trouver qu’à l’intérieur de nous-mêmes. C’est notre nature innée, ce qui nous meut, nous fait vivre et mourir. C’est ainsi de l’intérieur que survient, non pas l’explication puisqu’il n’y a pas de cause, mais la compréhension que toutes les parties du monde sont interconnectées par ce principe immanent d’engendrement, d’unification et de transformation. Cette compréhension ne peut être atteinte que par une expérience directe et intérieure du Dao, le pivot (chou) central de force autour duquel tout bouge et virevolte dans une danse endiablée. Ce pivot est également vide de toutes déterminations propres, mais il gouverne au dynamisme universel du cosmos. L’expérience intérieure de retrouvailles avec le Dao ouvre ainsi sur une expérience de l’universel. Il y a en fait prise de conscience de la similarité entre l’incessante métamorphose de la conscience et la tout aussi incessante transformation de la mobilité phénoménale. Le cosmos, dès lors, est, au-dedans comme au-dehors, une ronde de phénomènes impermanents. À ce titre, d’ailleurs, nous pourrions noter l’extrême proximité entre la philosophie taoïste et la philosophie bouddhiste, et en particulier avec la méditation Vipassanā ‒ ce qui signifie, en pāli, voir les choses telles qu’elles sont réellement ‒, qui a été découverte par Bouddha. Cette méditation consiste à observer les sensations du corps de façon objective et dans une totale équanimité afin de mettre à jour leur impermanence (anicca). Cette méthode de pure observation de l’intériorité finit par terrasser l’ego et avec lui une grande part des souffrances inhérentes à l’existence (dukkha).

La nécessité du changement de régime d’activité

Cette expérience intérieure, en outre, implique ce que Jean-François Billeter appelle un changement de régime d’activité. En effet, parce que la subjectivité doit se taire et qu’il y a dès lors une véritable abolition de l’opposition entre sujet et objet, l’on rompt de façon brutale avec la représentation du sujet qui domine dans la tradition occidentale, soit une instance autonome et active et dont l’activité peut parfois se retourner en passivité. À l’époque moderne, elle devient le sujet face à l’objet. Cette vision a été véhiculée par la pensée de Descartes, notamment, mais également par celles de Kant et de Hegel. Et même si l’époque contemporaine tente de représenter le caractère éclaté du sujet, nous ne sortons pas pour autant de cette distinction entre le sujet et l’objet. Or, dans le Zhuangzi, nous avons affaire à une conception tout autre. Il n’y a pas de sujet en tant que tel, et d’ailleurs, c’est ce que ne cesse de signifier la métaphore du poisson-oiseau. Tout ce qu’il y a, c’est un va et vient entre le vide et les choses, entre les divers sensations qui ne font que passer, sans jamais durer, dans une constellation de mouvements chaotiques. Pour parvenir à détruire la fiction de l’ego et à cerner, ou plutôt comprendre, cette substitution du chaos à l’ego, il s’agit de changer, via l’expérience intérieure, de régime d’activité. Celui qui vit son ego comme une fiction et qui perçoit les fluctuations du courant de sensations passe du régime de l’homme (ren, ) à celui du ciel (tian, ), autrement dit de celui de la raison et de l’intentionnel à celui du spontané.

L’activité intentionnelle et consciente, spécifiquement humaine, est source d’erreur, d’échec, d’épuisement et de mort. L’activité entière, nécessaire et spontanée, dite céleste, qu’elle soit le fait d’un animal ou d’un homme supérieurement exercé, est au contraire source d’efficacité, de vie et de renouvellement.  (Billeter, 2002, p. 52)

Une fois libéré de l’intentionnel, la conscience peut évoluer librement et se permettre d’assister en spectatrice à l’activité du corps, que ce dernier soit ou non en repos. L’on se rapproche alors toujours davantage de la vision bouddhiste d’observation des sensations du corps sans émettre le moindre jugement ni la moindre réaction. Voilà pourquoi ce régime d’activité est caractérisé, en chinois, par le caractère yeou, qui signifie : attitude dégagée de la conscience spectatrice. Mais qu’est-ce que le corps, pour un taoïste ? Et s’agit-il de le dissoudre du tout au tout ? Le corps, pour le Zhuangzi, constitue un monde sans limites où la conscience tantôt disparaît, tantôt réapparaît ; c’est une plateforme de conscience et de sensations où rien ne perdure, mais où tout fluctue, où tout se transforme continûment. Si le corps est trop plein de raison, de morale ou d’ego, il s’agit de s’en dévêtir jusqu’à la pleine nudité. Car pour accueillir, ou plutôt parvenir à faire l’expérience du Dao en soi, le corps doit se faire vallée ‒ une vallée vide, car emplie du Dao, qui est le vide par excellence, ce qui permet à la ronde des transformations de tourner. Et le corps, de la même manière, devient le pivot cosmique, le vide absolu qui rend possible la ronde des sensations et de la conscience.

L’épanouissement d’une double liberté

À ce stade, nous pourrions nous questionner sur le pourquoi de cette quête de réunion avec le Dao. Que cela apporte-t-il de déconstruire l’ego et de faire le vide en soi ? Ce qui s’avère majeur, dans cette harmonisation avec le souffle cosmique, est l’atteinte d’une double liberté. Avant toute chose, il s’agit de préciser qu’à l’instar de Spinoza, le Zhuangzi considère que n’est libre que celui qui comprend la place qu’il occupe dans la chaîne quasi-infinie du cosmos. N’est libre, dès lors, que celui qui s’adapte au cours des choses, que celui qui parvient à chevaucher le Dao. Le poisson-oiseau illustre ce chevauchement en épousant la double polarité du Dao. Le poisson chevauche le yin, l’oiseau le yang, et c’est l’harmonie la plus complète que cette double figure métaphorise. En ce sens, tout acte libre se situe dans le régime, non pas de l’homme, mais du ciel, car il englobe la totalité des choses. En revanche, là où le Zhuangzi se distingue de Spinoza, c’est que le cosmos n’a pas de cause, ce qui implique la non détermination de l’homme. Ce dernier intègre toutefois la totalité et y participe, non pas de façon contrainte, mais spontanément, et ce qu’il en ait ou non conscience. La liberté de celui que le Zhuangzi nomme l’homme authentique, et qui est celui qui a su se débarrasser et de son ego et de son intentionnalité, s’épanouit dans deux voies distinctes. La première est celle de l’expérience mystique, autrement dit de la dissolution de l’ego dans l’harmonisation avec ce qui unifie le tout, soit au Dao. Ce faisant, l’homme authentique se connecte à la totalité des choses et devient capable d’être chaque partie du tout, ou toutes en même temps. Il acquiert un pouvoir de taille, qui est de se baigner dans le cours du Dao et d’en avoir conscience, donc de pouvoir surfer sur ses vagues au lieu de les ignorer et de se faire submerger. La seconde voie est politique. Cette dernière a été supputée par Russel D. Legge dans son article “Chuang Tzu and the Free Man”. Ce qu’il remet en question, c’est l’indifférence politique du Zhuangzi. Car pour Russel, la voie de la mystique ne se réaliserait pas forcément au détriment de celle de la politique. L’auteur du Zhuangzi serait encore et surtout un théoricien politicien qui développerait une vision de la vie pouvant mener à la liberté et au bonheur universel. Il semble en effet tout à fait logique de considérer que l’harmonie entre l’homme et le vivant implique aussi l’harmonie entre l’homme et l’homme. Cette vision, plus précisément, révélerait de fortes affinités avec l’anarchisme, soit un ensemble de théories et de pratiques fondées sur la négation de toute autorité et de toute contrainte dans l’organisation sociale au sein de laquelle les individus coopèrent librement, et spontanément, dans une dynamique d’autogestion.

En définitive, les axes nord-sud délivrent une interconnexion avec les souffles antithétiques du yin et du yang, qui eux-mêmes expriment la double polarité du Dao, le principe immanent du cosmos qui à la fois l’engendre, l’unifie et le transforme. Il s’agit, dès lors, de remonter du multiple, soit ce qui danse au rythme du yin et du yang, jusqu’à l’Un, soit au Dao ou au centre vide, par le biais d’une expérience intérieure qui opère un processus de dénudement pour mettre à bas tout superflu et qui va de pair avec une liberté croissante selon la définition qu’en fait Spinoza : « Est dite libre la chose qui existe par la seule nécessité de sa nature et se détermine par elle-même à agir. » (Ethique I) Nous pouvons ainsi conclure que l’usage des polarités nord-sud permet au Zhuangzi de désigner la voie à investir pour expérimenter le champ de la mystique, soit une expérience de dissolution de l’ego et d’une extrême liberté. La métaphore de réunion du nord et du sud nous guide sur le sentier qui mène, du multiple à l’unique, jusqu’à la totale immersion dans le Dao, et par lui, à l’origine du cosmos qu’on a ici désigné sous le terme de chaos primitif et indifférencié. Ce chaos, en outre, ne se situe pas seulement dans l’origine cosmique, mais encore et surtout dans le flux du cosmos lui-même. C’est ce qui forme sa dynamique interne, et c’est le Dao, par le vide qu’il incarne, qui lui sert de véhicule. Trouver le Dao en soi et s’y unir revient de ce fait à prendre conscience et à faire l’expérience de l’interconnexion des êtres intégrés au cosmos. C’est, en ce sens, une expérience tout autant cathartique qu’extatique, une épuration intérieure qui ouvre sur une harmonisation du soi libéré de l’ego avec tout ce qui existe. Pour décrire une telle expérience, nul besoin d’avoir recours au vocabulaire de la métaphysique, car dans le Zhuangzi, le Dao ne se situe pas au-delà du monde, mais bel et bien en son sein. Foule de poètes, dont Henri Michaux, ont tenté, par les mots, de décrire cette expérience :

Domaine du calme. J’y étais alors. / Vraiment. / Non pas en passant, mais comme si à la manière d’une partie d’assemblage, j’avais été enclenché dedans. / Accru, nouveau, total. / Calme du fondamental. / Retour à la base. / L’Inutile enfin dissipé. (…) Comment ressusciter cet état, comment et sans adjuvant retrouver creusée la tranchée extraordinaire ? / Combien l’ont désiré, recherché. / Mais la volonté même qui s’y exerce barrera souvent le chemin de cela qui, libéré une fois par une substance spéciale, arriva si puissamment, si soudainement, comme une grâce…dans une merveilleuse sustentation vibratoire. (Michaux, 1991, p.117-119)

 

Bibliographie

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Bachelard, Gaston. 1969. La poétique de l’espace. Vendôme : Presses Universitaires de France.

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Graziani, Romain. 2006. Fictions philosophiques du Tchouang-tseu. Mayenne : Gallimard.

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Larocque, Nathalie. 1993. Transformation intérieure chez Zhuangzi : esquisse pour une définition de l’homme parfait comme agent complice de la nature. Montréal : Université de Montréal.

Larre, Claude et Elisabeth Rochat de la Vallée. 1994. Zhuangzi – la conduite de la vie : le Vol inutile. Paris : Desclée de Brouwer.

Levi, Jean (trad.). 2010. Les œuvres de maître Tchouang. Paris : Éditions de l'Encyclopédie des nuisances.

Levi, Jean. 2010. Le petit monde du Tchouang-tseu. Espagne : Éditions Philippe Picquier.

Michaux, Henri. 1991. Face à ce qui se dérobe. Paris : Gallimard.

Robinet, Isabelle. 2002. Comprendre le Tao. Paris : Albin Michel.

Russel D. Legge, 1979. “Chuang Tzu and the Free Man”. Philosophy East and West, v. 29, n° 1, p. 11-20.

Texte original du Zhuangzi : http://ctext.org/zhuangzi/inner-chapters

 

Pour citer cet article: 

Avarguès, Marion. 2013. « La réunion des polarités nord-sud ou comment s’harmoniser au Dao dans le chapitre d’ouverture du Zhuangzi », Postures, Dossier « Nord/Sud », n°17, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/lavargues-17> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Nord/Sud », n°17, p. 35-45.