Écrire le lieu : une question de posture

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Comment écrire le lieu? D’abord le vivre, l’écouter, percevoir ses subtiles harmonies ou ses profondes dissonances, s’immerger dans ses linéaments, s’imprégner de ses couleurs, de ses formes, laisser son écho retentir en soi. Quand l’émotion nous gagne, quand la beauté ou la laideur nous trouble, les mots surviennent, ils envahissent la page, tâchant de prolonger à leur façon ce moment unique. Une enquête s’enclenche alors, qui s’égarera peut-être du côté de la géographie et des toponymes propres à la rivière, au quartier, au paysage minier, ou du côté de l’histoire, de la géologie, de la botanique, ou encore du côté de la littérature et des arts, dans le but de comprendre ce qu’il signifie pour une communauté donnée, pour un écrivain ou un artiste. Tant que l’écriture vagabonde, certains traits du lieu apparaissent ou disparaissent, à force de gommages et de biffures, certaines images s’imposent, au point de sous-tendre un récit, un fragment ou un poème. Parfois le lieu lui-même dicte la forme, il suffit de l’écouter. Ce lieu que l’on habite en pensée durant des semaines, des mois, jusqu’au moment où on se rend compte que dans le fond, c’est lui qui nous habite, et qu’il est plus que temps de l’offrir en partage. Parce que la lecture est un relais, elle chemine au gré des mots, parfois elle donne même le goût de partir, de découvrir ce lieu raconté ou un autre qui lui ressemble, d’explorer les ruelles du quartier ou l’autre bout du monde.

La posture géopoétique que je viens de décrire n’est pas la seule possible, loin s’en faut. C’est celle que j’ai adoptée au fil du temps, en compagnie d’un groupe, La Traversée – Atelier de géopoétique, qui poursuit ses investigations depuis une quinzaine d’années en flânant, en nomadisant, en consignant ses observations dans une série de Carnets de navigation1. Entre les activités de recherche et les projets de création, entre les cogitations intellectuelles et les explorations sur le terrain, entre le dedans et le dehors, une tension s’exerce, exigeant des efforts constants pour maintenir le délicat équilibre entre l’université, où l’aventure collective a commencé, et la communauté, où elle se déploie maintenant.

Écrivain du dehors, Victor Segalen ne manque pas pour autant d’évoquer avec tendresse sa « chambre aux porcelaines », cet endroit qu’il affectionnait particulièrement quand il résidait en Chine (Segalen 1995). Dans cette pièce calme, bien à l’abri, les idées prennent forme peu à peu, l’application atteint son plus haut niveau, les gestes de l’artisan-écrivain acquièrent à force de répétition une assurance et une souplesse inégalées. Quand l’attention se concentre au lieu de se disperser aux quatre vents, les souffles pénètrent à travers les murs et scandent le récit, le dehors se traduit en mots. Il faut veiller alors à agencer les sons, à peaufiner le rythme, à ciseler les phrases, tâche délicate entre toutes. Cette tension entre le dehors et le dedans est-elle nécessaire pour que l’écriture se déploie ? Des murs, ne seraient-ce que les cloisons poreuses d’une cabane, sont-ils requis autrement dit ? Une chose est sûre : écrire le lieu in situ ne va pas de soi. Trimballer un carnet dans lequel on prend des notes de terrain2, cela va encore, mais ce n’est que le début d’un long processus. Écrire le lieu demande du temps, de la distance aussi. Difficile de comparer l’écrivain avec le peintre installé devant son chevalet en plein air pour croquer le paysage, ou avec le photographe qui sort de sa sacoche l’équipement adapté à toutes les conditions atmosphériques, ou encore avec l’artiste réalisant une performance de land art sur place, à partir des matériaux trouvés – sable, roches, branches... Si les arts plastiques sont considérés comme des arts de l’espace, ce n’est pas pour rien. Cela dit, la littérature n’est pas pour autant, en opposition, un « art du temps », comme on l’a longtemps affirmé. Le temps et l’espace sont tous deux des catégories essentielles du texte littéraire, même si parfois elles s’entremêlent.

Écrire le lieu ou écrire l’espace? Quelle différence? Tous les lieux sont situés dans l’espace, ils contiennent eux-mêmes de l’espace. Mais les espaces ne sont pas tous des lieux pour autant. Selon les dictionnaires, un lieu est une « portion déterminée de l’espace », autrement dit une partie délimitée, dont on connaît les limites. Les deux termes latins locus et spatium ont été complémentaires pendant quelque temps puisque le second désignait les intervalles entre les lieux (Zumthor 1993). À une époque où les déplacements étaient incertains, soumis aux aléas du climat, des moyens de transport et des brigands, la principale fonction octroyée au lieu était celle de garantir la sécurité, tandis que l’espace était synonyme de liberté, mais aussi de menace. Cette différence forme toujours la base de la comparaison entre les deux notions si l’on en croit certains géographes culturels comme Yi Fu Tuan (2006). Est-ce pour cette raison que je me suis d’abord tournée vers l’espace? Parce que le lieu étouffe aussi parfois, même s’il est censé assurer la protection? Penser l’espace, c’est se projeter dans un champ ouvert, arpenter des sentiers dont on ne connaît pas l’issue, avec une marge de manœuvre illimitée, une liberté sans bornes. C’est comme parcourir l’océan, ou le désert, des espaces que l’on pourrait difficilement envisager en termes de lieux, car ce qui les caractérise, c’est leur ouverture. Certes, la ligne d’horizon forme une limite dans le cadre du paysage, mais cette ligne possède un pouvoir d’attraction, elle bouge quand on se déplace, elle est toujours en mouvement3. La mer porte en elle l’idée de limite, comme le dit bien Thierry Hentsch (2006), mais cette limite reste inaccessible depuis le rivage où l’on se tient. Si elle sépare les peuples, les pays, les lieux, c’est parce que les esprits en ont fait une frontière. Ces espaces de l’extrême ont aussi pour caractéristique de constituer des zones de confins difficiles à habiter, de former autrement dit l’érème4. Tandis que le lieu se situe d’emblée dans l’écoumène (Berque 2000). D’ailleurs, on pourrait même se demander si un lieu n’est pas toujours, de manière implicite, un lieu habité. Penser le lieu, c’est s’interroger sur les liens intimes que chacun construit avec son milieu, sur les raisons qui nous poussent à élire domicile ici plutôt que là, sur les différentes manières de s’approprier l’espace, de l’investir, sur les différentes significations qu’il revêt à travers l’histoire, sur l’évolution des discours et des représentations.

Quand le lieu est condamné à disparaître, l’écriture devient un acte de résistance. Elle seule permet de l’habiter encore. Les histoires les plus tragiques adviennent en cas de dépossession, quand un peuple est chassé de son territoire, obligé de quitter villages et maisons ou d’abandonner son mode de vie nomade pour se fixer dans des camps de réfugiés ou des réserves. Face à cette violence, l’écriture est l’une des seules façons de conserver la mémoire des lieux, comme le montre bien le poète Mahmoud Darwich5. Et puis il y a tous les autres, les déplacés. Ceux qui ont dû fuir leur pays d’origine pour une raison ou une autre, à cause des guerres, de la famine, des ségrégations, des agressions, de leurs convictions politiques, etc. Ceux qui choisissent d’immigrer, de quitter leur société car elle est devenue étouffante, intolérable, et qui veulent prendre pays ailleurs. Ceux qui nomadisent et qui n’arrivent jamais à se fixer quelque part, l’appel du lointain retentissant toujours trop fortement. Pour tous ceux-là, la vie se joue à la frontière entre les lieux, entre les langues, entre les cultures. Certains retournent régulièrement vers leur terre d’origine et tâchent de maintenir le lien coûte que coûte, parce que l’attachement persiste. Mais les lieux inhabités finissent par disparaître. Quand la douleur tiraille, quand le manque est trop fort et que les lieux nous hantent, il faut ruser, les attirer dans la chambre aux porcelaines, les modeler, les acclimater, leur donner un sens nouveau. Alors seulement ils s’affranchissent de leur charge négative et nous libèrent en nous propulsant ailleurs, vers d’autres lieux, afin que le rapport au monde se déploie avec une plus grande intensité, de manière sensible et intime.

Écrire, lire : autant de gestes qui tentent de capter la poésie des lieux, de déplier tous les possibles afin de mieux cohabiter, afin de renforcer ce qui nous lie à la Terre, ce qui nous lie entre nous. Ces liens tendus qui nous font vibrer.

 

Bibliographie

Berque. Augustin. 2000. Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains. Paris : Belin.

Bouvet, Rachel et Rita Godet (dir.). 2018. Géopoétique des confins. Rennes : PUR.

Carpentier, André. 2009. « Être auprès des choses. L’écrivain flâneur tel qu’engagé dans la quotidienneté », Paragraphes, vol. 28 : 17-42.

Collot, Michel. 1988. L’horizon fabuleux. Paris : José Corti.

El Omari, Basma. 2003. « La géographie de l’absence ou l’espace dans la littérature palestinienne », dans Rachel Bouvet et Basma El Omari (dir.). L’espace en toutes lettres. 129-146. Québec : Nota Bene.

Hentsch, Thierry. 2006. La mer, la limite. Montréal : Héliotrope.

Lepage, Élise. 2015. Géographie des confins. Espace et écriture chez Pierre Morency, Pierre Nepveu et Louis Hamelin. Ottawa : Éditions David.

Segalen, Victor. 1995 [1955]. Équipée. Voyage au pays du réel, dans Œuvres complètes, tome 2. Paris : Robert Laffont, coll. « Bouquins ».

Tuan, Yi-Fu. 2006 [1977]. Espace et lieu. La perspective de l’expérience. Paris : Gallimard, coll. « Folio ».

Zumthor, Paul. 1993. La mesure du monde. Paris : Seuil, coll. « Poétique ».

Pour citer cet article: 

Bouvet, Rachel. 2020. « Écrire le lieu : une question de posture », Postures, Dossier « Écrire le lieu : modalités de la représentation spatiale », n° 31, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/bouvet-31> (Consulté le xx / xx / xxxx).