« Un dimanche à Mytilène » : topographies de l’exotisme dans Dons des féminines (1951) de Valentine Penrose

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Consacrée aux déplacements spatiaux d'un couple lesbien, l’œuvre hybride Dons des féminines – créée par la collagiste et écrivaine surréaliste Valentine Penrose – est composée de collages et de poèmes en langues française et anglaise12. « Maria Élona y Rubia3 », comme l'intertitre l'indique dans une police grasse et bouclée au début du livre, fuient la norme hétérosexuelle grâce à un voyage vers des endroits exotiques. Ces derniers sont souvent représentés comme périlleux : du sommet d’une montagne vertigineuse à une jungle touffue, en passant par les bords de mer, un champ de bataille, un hall de danse espagnol et même le ciel vers lequel elles volent dans une montgolfière, les deux aventurières se perdent dans des paysages lointains afin de vivre pleinement le lesbianisme. De ce fait, l’exotisme des poèmes et des collages constitue bien plus qu’un choix esthétique de l’écrivaine-collagiste : le régime symbolique des espaces hors de portée sert à affranchir les héroïnes des contraintes liées au modèle de la femme hétéronormative. Ce concept d’une altérité double (spatiale et identitaire) s’exprime d'abord par la fugue de la protagoniste. Au début du livre, Rubia se soustrait à un mariage avec l’antagoniste masculin de l’histoire, « Cock Norah » qui, comme on le lit dans un poème du livre, « en duel sinistre gagna / La main de Rubia [mais] pas son cœur » (Penrose 1951, n. p.).

Topographies de l’exotisme mytilénien

Les endroits vers lesquels Rubie s’enfuit avec son amante, Maria Élona, sont placés sous le signe de l’exotisme, concept qui complète celui de l’altérité, car le premier constitue une distance spatio-temporelle d’après la conception que Victor Segalen met en évidence dans son Essai sur l’exotisme (1978). Segalen conçoit l’exotisme comme la fascination pour un lieu marqué par un écart spatial et temporel (Lévy 2008, 41), « la sensation d’exotisme [étant] […] autant produite par un décalage dans le temps que par une distance géographique, c’est-à-dire un décalage dans l’espace » (Gilles Manceron, dans Segalen 1978, 11). Les espaces exotiques de Dons des féminines sont effectivement des abstractions fictionnelles des endroits empruntés à la carte réelle, soit des « ailleurs » moins familiers au lectorat français de Penrose. Les territoires espagnols et indiens (décalage spatial) auxquels les poèmes font référence se superposent pour faire un clin d’œil à la ville antique de Mytilène (décalage temporel), mentionnée une fois de manière explicite (Fig. 1), mais également évoquée implicitement à plusieurs reprises au fil de l’œuvre. Ainsi, au cœur de la présente étude apparaît l’idée que la liberté, garantie par la fuite du couple lesbien vers des endroits placés sous le signe de l’exotisme et de l’altérité, est mise en œuvre grâce aux multiples références à Mytilène. Capitale de l’île grecque de Lesbos, elle est une ville réelle de la Méditerranée érigée en mythe comme la ville de résidence de la première femme poète, Sapho, connue pour ses vers poétiques chantés avec une harpe et portant sur l’amour lesbien auprès de ce même endroit tropical (Mora 1966, 7-11). Penrose célèbre alors la victoire de l’homosexualité féminine, même si les périples du couple ne mènent qu’à la mort, survenue à la toute fin de l’histoire après « tant de bonheurs et de maux » (Penrose 1951, n. p.).

Figure 1 : Penrose, Valentine. 1951. « Un dimanche à Mytilène ». Dons des féminines. Paris : Les Pas Perdus. Collage reproduit avec la permission de Mme Marie-Gilberte Devise.

Pour démontrer que le lesbianisme – un thème de la plus haute importance chez Penrose4 – est étroitement lié à la fuite du couple vers Mytilène, le présent article mettra en évidence trois « topographies de l’exotisme », c’est-à-dire trois techniques thématiques liées à la représentation de Lesbos, un espace qui est certes réel, mais aussi symbolique dans la mesure où il se rattache à l’imaginaire saphique. Pour faire apparaître l’exotisme mytilénien, trois pistes d’analyse seront abordées; elles sont rattachées respectivement à la représentation sublime et sentimentale du lieu, à l’esthétique d’abondance qui accompagne les éléments orientaux et même bibliques du livre et, enfin, à l’idée du paradis terrestre teinté de vice.

La sublimité sensuelle de Mytilène

La première double page de Dons des féminines unit un poème et un collage (Fig. 2) pour camper Rubia – l’héroïne solitaire et triste à cause de son mariage avec Cock Norah – « au pic d’Anie » :

Au pic d’Anie au temps qu’il fait au pic d’Anie / Après les Arabes et ceux qui boivent dans du bois était Rubia.

Rubia ton odeur est celle du buis d’Espagne / Du fer rouillé où les amoureux ont pleuré / Des jalousies aux grilles des villes d’Espagne, / Des œillets de cendre qui disent l’amour quand ce n’est pas la célosie.

Chaude et d’un pied sévère elle est l’orpheline des montagnes. (Penrose 1951, n. p.)

 

Figure 2 : Penrose, Valentine. 1951. « Au pic d’Anie ». Dons des féminines. Paris : Les Pas Perdus. Collage reproduit avec la permission de Mme Marie-Gilberte Devise.

Le collage qui accompagne ce poème littéralise l’idée d’une femme faisant partie du paysage naturel, rendue évidente par sa « verticalité » hyperbolique. La figure féminine du collage – qui pourrait être le « pic d’Anie » ou l’héroïne Rubia – se métamorphose en une montagne pour devenir littéralement ce que les poèmes décrivent métaphoriquement comme « l’orpheline des montagnes ». Désireuse de traverser des sommets géographiques, cette figure représente le sujet romantique par excellence, soit une personne qui se promène dans la nature et raffole des endroits périlleux. La sauvagerie et la réclusion de la nature sont évoquées par la forme imposante de la femme, mise en contraste avec les petites figures dans la rue près de la mer en bas du « pic d’Anie ». Héroïne d’un paysage sublime, Rubia s’éloigne du village et de la foule civilisée pour incarner la majesté de la nature par rapport à l’impuissance humaine.

Cette manière de représenter l’espace s’inspire de la conception romantique du sublime telle que pensée par Edmund Burke dans son essai intitulé A Philosophical Enquiry into… the Sublime and Beautiful (1757). Burke théorise l’effet produit par la puissance et la force éblouissante de la nature; le sujet romantique éprouve alors un effet de stupéfaction, ou du moins d’admiration, selon les degrés d’émerveillement ou de terreur éprouvés à leur vue d’une scène sublime de la nature. C’est bien ce que l’on constate, pour prendre un exemple emblématique, dans le tableau Der Wanderer über dem Nebelmeer (1818) de Caspar David Friedrich, dans lequel un marcheur solitaire, vu de dos, contemple, du haut d’une falaise, une vallée de montagnes diaphanes et des rochers entourés de nuages. Dans ce tableau, l’immensité du ciel qui plane au-dessus de cette « mer de nuages » donne au spectateur l’impression d’un paysage sauvage et naturel capable d’emporter l’humain. Or, la figure admirant la scène à partir du sommet de la montagne est située au premier plan du tableau, ce qui a pour effet de minorer le paysage et de le représenter comme une étendue vaste et insurmontable. Cette expérience du sublime est elle-même vertigineuse et suscite tantôt l’admiration, tantôt la crainte.

Le collage penrosien qui représente « l'orpheline des montagnes » évoque une expérience « éblouissante » de la nature; le bouleversement de l’âme est déclenché par l’immensité des deux montagnes par rapport au port du premier plan, faisant écho aux qualités de « vastness » ou « great dimensions » décrites par Burke (1757, 71-73 et 135-136). Dans Dons des féminines, le style sublime est rattaché de manière explicite à l’île de Lesbos, comme on le constate dans la double page comportant l’intertitre « un dimanche à Mytilène », énoncé onirique qui évoque le jour traditionnel de repos. Le texte est accompagné d’un collage représentant l’île saphique où le féminin domine de manière littérale, comme on le voit grâce à la grande tête de style égyptien (Fig. 1). Le premier plan de cette image sublime représente des falaises vertigineuses, tandis que l'arrière-plan illustre un océan qui se perd dans un horizon ample et ouvert. Même si la grande tête féminine et les deux figures sur une chaise flottant dans l’air sont évocatrices du rêve propre à l’esthétique surréaliste, la très petite figure sur la falaise – à peine perceptible et minorée par ses alentours –, signale l’irruption du sublime dans l’univers penrosien.

Ainsi, le poème consacré à « l’orpheline des montagnes » démontre que la sublimité naturelle est mise au service de l’expérience du lesbianisme, soit de l’élévation sentimentale du sujet saphique. Le tout premier poème de Dons des féminines (cité plus haut) fait mention de l’« odeur » exotique de la protagoniste : « Rubia ton odeur est celle du buis d’Espagne ». Le paysage espagnol est décrit comme un endroit végétal et montagneux, ce dont témoignent les mentions du « buis d’Espagne », des « œillets » et de la « célosie ». Au fil de l’œuvre, le sujet lyrique fait référence à certains espaces indiens et espagnols, comme le bois d’Espagne, « Abyssinie », « Chandernagor », « Avila », « le Gange » et « Aragon » (Penrose 1951, n. p.). Ces lieux revêtent d'ailleurs une importance personnelle pour l'auteure-collagiste puisqu’ils sont liés à ses voyages d’amour avec Alice Rahon-Paalen, une autre poète et artiste surréaliste5. De ce fait, la superposition au fil de Dons des féminines des noms des lieux réels associés aux aventures saphiques de Penrose sont assemblés de manière arbitraire et non-linéaire, donnant lieu à l’évocation d’un « ailleurs » onirique, de la liberté liée à la fuite par rapport à la norme et, surtout, des aventures en couple. L’Inde et l’Espagne sont alors abstraites de leur « réalité » topographique et mises au service du rêve saphique des amoureuses qui se rebellent contre la conformité. Cette vision idéalisée du séjour d’amour constitue une représentation typique du saphisme, considérée par Nicole G. Albert comme « l’embarquement pour Lesbos » (2005, 50‑52) ou bien comme « une parenthèse exclusivement féminine, à l’abri des regards mâles et indiscrets » (51).

Plusieurs poèmes et collages du livre évoquent ce lien causal entre l’expérience du sublime et celle des désirs sexuels des amantes. Cette relation entre l’espace sublime et les sentiments sublimes est importante. Nous pourrions aller jusqu'à évoquer un topos du saphisme puisque Mytilène, sur le plan symbolique, est étroitement reliée à l’idée d’un « territoire sensuel », pour emprunter de nouveau les mots de Albert (2005, 48-50). C’est ce qu’on voit dans le passage évoquant le « lit de ces ancêtres », qui est probablement un clin d’œil à Mytilène :

Viens avec moi dormir dans le lit de ces ancêtres / Où furent élaborées les forces de ta beauté vive. / Reviens ô surprenante. Aux rideaux de tes hanches / Où je me tiens agenouillée / Plus que nulle autre n’a prié / Je te prie de me laisser dormir et me mêler aux temps. (Penrose 1951, n. p.)

La métaphore du lit-corps – évoquée par le vers érotique « aux rideaux de tes hanches » – et la référence temporelle au « lit de ces ancêtres » se font écho pour rattacher l’île de Lesbos à la passion du sujet lyrique. L’amoureuse de ce passage se déclare bouleversée par les « forces » de la « beauté vive » de son amante, dont le corps éveille une passion incitant le « je » du poème à se mettre à genoux pour prier ardemment. De plus, le poème soulève l’idée de « l’éros doux-amer », une notion qu’Anne Carson (1986) associe à la passion paradoxalement douloureuse de l’amour proprement saphique. Très présente dans les vers de la poète Sapho elle-même, l’éros doux‑amer désigne une expérience à la fois agréable et désagréable de l’amour, comme le précise Carson lorsqu’elle explique que, dans le grec ancien (la langue hellénique de Sapho), le mot « éros » signifie « vouloir » et, plus spécifiquement, un « désir de ce qui manque » (Carson 1986, 10). Autrement dit, un topos de la poésie saphique est l’expression de l’homosexualité au féminin comme une expérience douce et amère, soit l’expérience d’amour pour celle qui est absente. Chez Penrose, les plaisirs sublimes de la terre de Lesbos se doublent d'une expérience à la fois excitante et douloureuse du corps féminin, ce dont témoigne l’énoncé « reviens ô surprenante » (Penrose 1951, n. p.).

La sublimité sensuelle de la rencontre mytilénienne est perceptible dans un autre poème dans lequel la tournure nominale « marcheuse des talus » est traduite en langue anglaise par l’expression « wanderer of the long dykes ». Ces deux expressions rappellent d’abord le sujet romantique qui marche dans la forêt et se laisse emporter par la grandeur et la sublimité de la nature :

Je rêve. La jeunesse est hors de la pluie elle vient. / Mais marcheuses des talus qui se prolongent / Cent fois mise à voler aimer passer au ras de l’eau me diras-tu […].

I dream. Youth is sheltered from the storm she comes. / But you wanderer of the long dykes / A hundred times put to flight I love to skim the water you will answer […] (Penrose 1951, n. p.).

Si le « talus » français désigne un terrain en pente, le mot anglais « dyke » est porteur d’un deuxième sens : il renvoie, quoique de manière péjorative, à une lesbienne. « Dyke » fait également écho, sur le plan phonétique, à un autre mot anglais : « dike », terme qui se traduit par « digue » ou « fossé », et fait référence aux éléments architecturaux et géographiques du collage de la belle page (Fig. 3). Ainsi, Penrose réconcilie la lesbienne (« dyke ») et la nature (le « talus »), mais aussi les éléments du décor du collage qui accompagnent les deux poèmes, comme la digue ou le fossé (« dike »). De plus, les connotations érotiques de la scène placent le désir sous le signe de l’excès, car les amoureuses – qui, dans le collage, sont situées au bord de l’eau sous les draps de lit (les insinuations érotiques sont claires) – se mettent « à voler aimer passer au ras de l’eau », « cent fois ». La suite de trois infinitifs donne au lecteur l’impression que l’aventure amoureuse a une durée non déterminée; le désir saphique du couple semble inépuisable.

Figure 3 : Penrose, Valentine. 1951. « Je rêve ». Dons des féminines. Paris : Les Pas Perdus. Collage reproduit avec la permission de Mme Marie-Gilberte Devise.

Le Proche-Orient, endroit d’abondance et de foi

L'excès sentimental et sexuel des deux héroïnes repose alors sur leur mouvement vers la Méditerranée, région du Proche-Orient6.. Souvent voilées sous des tissus orientaux (Fig. 4), les figures féminines des collages revêtent un motif mystérieux, évocateur non seulement de l’exotisme oriental, mais également de l’érotisme, le voile étant un « symbole reconnu de la sexualité féminine » (Durot-Boucé 2017, 137). De plus, les motifs orientaux des collages réactualisent l’esthétique de certains auteurs saphiques de la décadence7. D'après Nicole Albert, un topos du saphisme fin-de-siècle était la mise en scène de l’île de Lesbos grâce à « un flamboyant décor qui mélange les époques et les styles » (Albert 2005, 55), tel que dans la plupart des photographies de l’œuvre photolittéraire de Jane de la Vaudère, Sapho, dompteuse (1908) (Fig. 5)8.

Figure 4 : Penrose, Valentine. 1951. « Tu pars léger monde salué ». Dons des féminines. Paris : Les Pas Perdus. Collage reproduit avec la permission de Mme Marie-Gilberte Devise.
 
Figure 5 : [de la] Vaudère, Jane. 1908. Page de couverture de Sapho, dompteuse. Roman. Paris : Albert Méricant.

Se rattachant à cette esthétique où abondent les influences hétéroclites, les collages de Dons des féminines comportent des références iconographiques au Moyen Âge, à l’ère victorienne, à l’Inde et à l’Espagne, alors que l’imagerie orientale transparaît dans le néoclassicisme qui traverse le livre, soit à travers les bustes qui réapparaissent comme des spectres et les figures inspirées de La Naissance de Vénus de Botticelli (Fig. 6)9. Prenons par exemple le collage représentant un couple situé au bord de l’eau (Fig. 3) : la scène d’amour est constituée de motifs classiques (la structure à gauche ressemble à un aqueduc en ruines, l’objet qui le jouxte s’apparente à une couronne de fleurs de l’Antiquité), orientaux (les tissus sur l’eau et autour des visages des figures féminines) et moyenâgeux (les chaussures poulaines, le calice médiéval). Il existe ainsi une esthétique de l’abondance en raison de la superposition de motifs inspirés de plusieurs périodes historiques, d’endroits lointains et de divers styles.

Figure 6 : Penrose, Valentine. 1951. « Allons à toutes bornes où le soleil est froid ». Dons des féminines. Paris : Les Pas Perdus. Collage reproduit avec la permission de Mme Marie-Gilberte Devise.

L’exubérance iconographique et les motifs hétéroclites de Dons des féminines accompagnent l’évocation de l’excès sensuel, invitant à une interprétation théologique du saphisme dans l’œuvre. En s’enfuyant de manière symbolique vers un terrain oriental de plaisir – c’est-à-dire vers la ville lesbienne par excellence (Mytilène) – Maria Élona et Rubia entreprennent un pèlerinage vers un lieu saint. Ce voyage de foi invite à la considération que les héroïnes sont des « modernes prosélytes de Sapho » (Albert 2005, 62). Converties à la doctrine saphique, Maria Élona et Rubia suivent les pas de Renée Vivien10 et de Natalie Clifford Barney, deux icônes du saphisme littéraire du début du XXsiècle qui ont par ailleurs fondé « l’Académie de Lesbos11» (Albert 2005, 45-66) 12. En ce sens, Albert explique que les auteurs de cette période associent parfois Lesbos à Gomorrhe, ville biblique détruite à cause des péchés sodomites :

La Décadence […] célèbre […] le mariage de Lesbos avec d’autres lieux symbolisant l’homosexualité, à savoir Gomorrhe, son double biblique […]. Changement de lieu et d’époque, l’exotisme suscité par Gomorrhe est d’une autre nature, avec des relents d’orientalisme qui évoquent la fortune de Salomé à la fin du XIXe siècle. (Albert 2005, 55)

Le régime symbolique de l’espace de Dons des féminines fait dès lors preuve de deux éléments qui découlent des traces de l’orientalisme dans l’œuvre : d’une part, une abondance iconographique et sensuelle et, d’autre part, la conception spirituelle, voire religieuse de Lesbos, île de la Grèce antique et endroit exotique du Proche-Orient qui endosse parfois les mêmes caractéristiques que la ville de Gomorrhe, c’est-à-dire celles d’un lieu d’excès et de débauche.

Entre locus amœnus et havre maudit

Caractérisées par la redondance de plusieurs styles, mais aussi par la récurrence des éléments naturels paisibles (l’eau, les arbres, les oiseaux), plusieurs scènes de Dons des féminines évoquent la Lesbos antique dans la mesure où elles brossent le tableau d’un paradis terrestre. C’est dire que dans la tradition saphique plus globalement, Mytilène s’impose comme un « nouveau Jardin d’Éden », tel que décrit par Pascale Joubi dans son analyse d’un recueil de nouvelles de Vivien13 :

Dans ces textes où l’homosexualité au féminin prime, tout se passe dans un espace clos, qui rappelle Mytilène, où la nature est d’une grande sérénité : fleurs et herbes se mêlent pour décorer le sanctuaire des amantes. Très paisible, l’atmosphère qui règne emprunte à la douceur, à la sensualité et à la tendresse qui lient les femmes amoureuses. (Joubi 2016, 209)

Certains lieux de Dons des féminines répondent à cette définition du havre paradisiaque propre au saphisme littéraire et, corollairement, à celle du locus amœnus, topographie d’un endroit de plaisir. Le rhéteur grec Libanius affirme que les représentations de ce lieu paisible comportent presque toujours six composantes stéréotypées, soit les « sources, plantations, jardins, brise légère, fleurs et chant des oiseaux » (Adam 2019). Plusieurs doubles pages de Dons des féminines regorgent de tels motifs, comme le témoigne le collage où se déploie une jungle, espace servant de refuge tropical pour les amoureuses qui, de manière ludique, se métamorphosent en oiseaux (Fig. 7) pour évoquer le rapport harmonieux entre femme et nature. Si, dans ce collage, le règne animal apparaît en raison du grand oiseau au milieu de la scène, la femme de l’arrière‑plan rappelle une Daphné ovidienne (Ovide 1992 [1 av. J.-C.], 58-62), car elle est moitié-femme moitié-arbre; le règne humain s’entremêle encore au végétal. En effet, la végétation envahit l’univers du couple tout en servant d’abri paisible, là où elles peuvent profiter pleinement de la compagnie de l’autre et se regarder longtemps dans les yeux, comme représenté dans le collage (Fig. 7). Les deux lesbiennes vivent leur amour grâce à l’intimité et à la sérénité offertes par les sanctuaires végétaux ou océaniques (Fig. 3) de leurs aventures.

Figure 7 : Penrose, Valentine. 1951. « Tantôt elles sont seules tantôt avec les plantes ». Dons des féminines. Paris : Les Pas Perdus. Collage reproduit avec la permission de Mme Marie-Gilberte Devise.

Or, l’idée même de l’abondance sensuelle rattachée au paradis terrestre invite à une réflexion sur l’hybris du lesbianisme. En fin de compte, comment peut-on vivre dans l’abondance sans pécher, sans abuser? Comment rester vertueux si l’on a le droit de tout faire et de tout avoir, si l’on a accès à tous les plaisirs? Chez Penrose, l’amour lesbien renvoie après tout à l’excès des plaisirs charnels et à la surabondance, ce qui est en fait un topos du saphisme moderne; pour Charles Baudelaire, la lesbienne est d'ailleurs une « femme damnée14 » (Baudelaire 1861, 56-57). Cette attitude avant-gardiste, qui vise à poétiser le scandale du lesbianisme, hérite en partie d’une conception historiquement homophobe datant du XVIIIe siècle, lorsque l’homosexualité était considérée comme un crime « contre nature » (Tamagne 2001, 14). Penrose réactualise cette idée de la « damnation » de la lesbienne déclenchée par son excès caractéristique et, ce faisant, affiche un parti pris pour la révolte à l’encontre de la norme hétérosexuelle, en narrant et en illustrant l’aventure scandaleuse de Maria Élona et Rubia. C’est ainsi que la poète glorifie la réussite des héroïnes, parvenues à échapper à leur destin domestique et procréatif; un choix rebelle qui mène toutefois à leur décès.

Les voyages des protagonistes sont à ce titre accompagnés d’un sentiment de danger qui présage leur mauvais sort, mis en évidence dans la dernière double page dont le collage représente la tombe des amoureuses (Fig. 8). Le poème prend d’ailleurs la forme d’une Épitaphe : « Ci-gît Rubia sous les Gémeaux / Sous le Crabe et la Lune El Maria Élona / Mais tant de bonheurs et de maux / N’en doutez pas seule la Vierge les donna » (Penrose 1951, n. p.). Le destin tragique des deux lesbiennes qui – il ne faut pas l’oublier – ont transgressé en fuyant la norme hétérosexuelle, est signalé au fil de l’œuvre, comme en témoignent les nombreuses figures spectrales qui hantent les collages15. De manière plus concrète, le collage ombreux qui apparaît à la fin du livre évoque une scène de chaos, constituée d’astres qui prévoient leur sort malheureux. Le poème qui accompagne ce collage corrobore son message inquiétant en raison du vers « [l]es cheveux s’ensanglanteront qui avaient lié Rubia » (Penrose 1951, n. p.). Ailleurs dans l’œuvre, le sujet lyrique laisse entendre le sentiment de péril associé au plaisir débridé, comme évoqué par certaines tournures telles que « [d]e jours neufs et aussi de coutumes d’effroi » ou bien « des choses à venir d’autres déconcertées d’autres sûres » (Penrose 1951, n. p.). De tels vers mettent en lumière la coprésence du bien et du vice, du plaisir et du risque.

Figure 8 : Penrose, Valentine. 1951. « Épitaphe », Dons des féminines. Paris : Les Pas Perdus. Collage reproduit avec la permission de Mme Marie-Gilberte Devise.

Les espaces du livre se tiennent alors sur le seuil symbolique du locus amœnus décrit plus haut et du havre « maudit », justement parce que le couple meurt de sa démesure. Il existe ainsi un imaginaire « terrible » associé aux espaces du livre, parce qu'il évoque à la fois le plaisir saphique et l'affranchissement des normes hétérosexuelles. Les héroïnes réactualisent le saphisme littéraire parce qu'elles s'enfuient vers l’inconnu, « ose[nt] s’aventurer sur [d]es chemins interdits » et « mèn[ent] une existence libre, loin du puritanisme et des contraintes sociales », pour emprunter les mots de Albert dans son étude sur le saphisme de la fin-de-siècle (2005, 45‑60). La poétisation et la figuration de l’exotisme de Mytilène reposent alors sur un paradoxe selon lequel l’espace incarne un havre édénique, florissant et prospère, et un lieu du vice, des péchés.

*

De nombreux paradoxes sous-tendent la représentation de Mytilène dans cette œuvre qui évoque simultanément le plaisir et la douleur de l’amour, le paradis et la damnation de l’enfer, la foi et le péché, l’amour et la mort. À la fois œuvre saphique, histoire d’amour et récit de voyage, Dons des féminines explore à bien des égards le rôle symbolique joué par l’espace dans la tradition saphique. L’île de Lesbos apparaît comme un endroit où priment la sublimité sensuelle et, corollairement, le « crime » de l’homosexualité, soit deux éléments découlant de l’esthétique orientale de l’abondance et des références à un havre édénique. La représentation penrosienne de Mytilène, lieu de la « foi » saphique, se fonde ainsi en large partie sur la présence symbolique du vice, les lieux étant souvent porteurs de plaisir sans retenue. Nourrissant la liberté effectivement démesurée du corps et de l’âme, Mytilène accorde aux héroïnes la plénitude sensuelle. Campées dans des paysages exotiques, évoluant à l’écart de l’hétérosexualité normative, les héroïnes entreprennent une véritable quête d’altérité, tout comme deux autres personnages de l’univers penrosien.

Il existe en effet une similitude frappante entre la trame narrative de Dons des féminines et celle de Martha’s Opera (1946), un récit gothique mettant en scène deux femmes qui s’aiment de manière clandestine, Rubie et Emily. Cette première, tout comme son avatar Rubia de Dons des féminines, est malheureuse à cause d’un mariage arrangé. L’autorité masculine pèse sur la liberté des deux amoureuses, qui sont des prisonnières pendant la majorité du récit avant qu’elles soient assassinées par le frère d’Emily, et cela dans un style ludique parodiant le roman gothique. La parenté thématique entre les deux œuvres est sans ambiguïté, car elles mettent au premier plan de l’histoire la solidarité féminine, la révolte à l’encontre de l’hétérosexualité et la quête de vivre le lesbianisme, et ce, même au prix de la vie. Par ailleurs, ces thèmes font écho à certains aspects de la vie de la créatrice elle-même car, en 1936, Penrose a divorcé du peintre surréaliste, Roland Penrose (Colvile 2001, 287). Même si elle restait proche de ce dernier et de sa nouvelle épouse (la photographe américaine, Lee Miller), Penrose a vécu ses propres aventures et histoires d’amour saphique. En effet, elle a étudié la philosophie orientale à la Sorbonne et effectué des périples en Inde, en Espagne, en Égypte, en Grèce et en Hongrie, parfois de manière autonome, parfois avec des amantes féminines, telles la poète Alice Rahon-Paalen et la peintre Hélène Azénor. L'auteure-collagiste s'inscrit alors dans la lignée d'auteures saphiques du XXsiècle, ayant même côtoyé l'icône du saphisme littéraire mentionnée plus haut, Natalie Barney, une Américaine célèbre pour son salon littéraire parisien et pour sa relation tumultueuse avec Vivien. Il se peut ainsi que les figures saphiques mises en œuvre en 1946, puis en 1951, soient les alter ego de Valentine Penrose qui, d’après Roland Penrose, « menait une vie souverainement indépendante » (Penrose 1983, 31).

 

Bibliographie

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Pour citer cet article: 

Kearney, Beth Fenn. 2020. « “Un dimanche à Mytilène” : topographies de l’exotisme dans Dons des féminines (1951) de Valentine Penrose », Postures, Dossier « Écrire le lieu : modalités de la représentation spatiale », n°31, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/kearney-31> (Consulté le xx / xx / xxxx).