« Où furent des livres ». Sur quelques villes numériques de François Bon

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Depuis trente ans, François Bon poursuit une exploration du monde contem­porain à travers les figures de l’usine – Sortie d’usine (1982), Temps machine (1993), Mécanique (2001), Daewoo (2004) –, du paysage – Le Crime de Buzon (1986), L’Enterrement (1992), Paysage fer (2000) –, du rock – Limite (1985), Rolling Stones (2002), Bob Dylan (2007), Led Zeppelin (2008) – et enfin de la ville – Décor ciment (1988), Calvaire des chiens (1990), Un fait divers (1993a), C’était toute une vie (1995), Parking (1996), Prison (1997), Impatience (1998), Tumulte (2006), etc. En regard des autres figures de l’écriture bonienne, la ville me semble posséder un statut particulier : elle s’inscrit dans un rapport privilégié au livre. Rapport complexe, voire conflictuel, qui lie et oppose à la fois la ville et le livre, renvoyés dos-à-dos comme l’avers et le revers d’une même pièce – ce que suggère la symétrie quasi anagrammatique des deux mots, le « v » et le « l » s’échangeant les syllabes aux voyelles fixes. Il faut voir comment l’auteur parle, dans ses leçons de poétique regroupées sous le titre Exercice de la littérature, de sa première confrontation intensive à la ville :

C’était à Bobigny, ces quatorze mois, au quatorzième étage d’une des six tours de la cité Karl-Marx. Très récemment, j’ai encore été pris à partie par un habitant, pour avoir publié dans Décor ciment une image pour moi symbole de cette opposition dans la permanence de rituels rendus obsolètes par la mutation dans l’occupation même de l’espace : au 31 décembre à minuit, de dizaines de fenêtres perchées jusqu’à cinquante mètres en l’air, dans le ciel blafard de la grande ville, des gens tapant des casseroles. Les rituels de mort, puisque je voyais d’en haut l’église dite Karl-Marx, j’en avais mesuré l’écart et la rémanence mêlés. Mais durant ces quatorze mois, pas d’écriture. Beaucoup de notes, et la sensation d’un obstacle sans fissure ni faille. Si je parlais d’une perception monochrome de Bobigny, ville grise, on me répondait là-bas que je voyais mal. M’avait beaucoup étonné, dans un appar­tement de cette tour, trois étages sous le mien, qu’on ait suspendu au milieu du salon, comme dans une ferme autrefois, un vrai fusil de chasse et le faux trophée en plas­tique d’un cerf.

Ce que j’éprouvais comme cassure, c’est que les outils dont je disposais pour écrire, malgré cette remontée de la langue, malgré des outils de perception aussi aigus et forts que ce que la lecture de Proust et Faulkner nous induisent, ne me permettaient pas l’accès au réel par quoi la phrase de Proust ou la phrase de Faulkner se ren­daient poreuse leur articulation au monde qui faisait leur contenu même, et cette plus vieille passion chevillée au fait littéraire, par cette articulation au monde. (Bon, 2008a, p. 14)

François Bon fait alors le constat d’une inadéquation, dans la situation contem­poraine, de la biblio­thèque et du monde présent, du livre et de la ville. Les outils hérités des livres (Proust, Faulkner…) deviennent inopérants devant la nouvelle réalité urbaine, caractérisée par l’uniformisation de l’espace et par ce que Marc Desportes appelle le « hors d’échelle », c’est-à-dire « ce qui prive l’habitant des marques permettant l’articulation du sens » (2005, p. 358). Il y a, d’une part, l’univers des représentations établies, déposées dans les livres, et, d’autre part, l’univers des représentations non établies, qui ressortissent à la ville et au présent immédiat – comment, par exemple, les habitants de Bobigny se représentent eux-mêmes, hommes dans la ville, en décalage de l’héritage, de la bibliothèque, de la culture. Bon découvre, en tentant pour la première fois de faire un livre des images de la ville, que ces deux univers ne coïncident plus.

On peut considérer la séquence des écrits urbains de Bon comme une suite de redéfinitions du rapport entre le livre et la ville. Dans Décor ciment, la ville est encore écrite depuis le livre : l’univers des représentations établies, c’est-à-dire la « bibliothèque » au sens figuré, prime encore sur les représentations non établies, issues de la nouvelle réalité urbaine, ainsi qu’en témoigne la forme faulknérienne des monologues alternés et les références nombreuses et structurantes à la Bible. Plus tard, Bon va instaurer un espace de dialogue entre la ville et le livre, entre le monde présent et la bibliothèque : un espace médian où la représentation sera mise en procès, où le « non-établi » des représentations urbaines accédera peu à peu au livre. Dans Calvaire des chiens et Un fait divers, cet espace prend la forme d’un film en construction, alors que dans Parking et Impatience, il se présentera comme une scène quasi théâtrale où des voix se chargent de dire la ville. Entre-temps, avec C’était toute une vie et Prison, l’auteur aura parfaitement inversé le rapport entre le livre et la ville, tel qu’il avait initialement posé dans Décor ciment : c’est le livre désormais qui s’écrit depuis la ville, à partir de la parole des citadins eux-mêmes, recueillie lors d’ateliers d’écriture1.

 Le rapport ville/livre se complique singulièrement quand apparaissent, au tournant du XXIe siècle, de nouvelles modalités de rédaction, de publication et de circulation de l’écrit. À partir de ce moment, le livre n’est plus le seul support de l’écriture de François Bon; il le cède petit à petit aux supports numériques. Tumulte, qui paraîtra chez Fayard en 2006, procède d’une expérience Internet menée pendant un an sur le site tumulte.net. Le livre demeure l’« horizon » du projet, mais cet horizon tend à se confondre à un autre horizon, celui de la ville, ainsi que le suggère cette phrase inscrite quasiment à toute fin du texte : « Ce Tumulte touche à sa fin : les livres et les villes en deviennent l’horizon, et les deux horizons lentement se superposent et se confondent » (Bon, 2006, p. 437). L’auteur commettra encore un autre livre-ville après Tumulte, à savoir L’Incendie du Hilton (2009). Il y inscrira paradoxalement l’effacement même du livre, sa « consomption », en accordant une grande importance symbolique à un incendie sans conséquence au Salon du livre de Montréal.

Je me pencherai ici sur quelques expériences plus strictement numériques, afin d’y observer la reconfiguration, voire l’abolition progressive du rapport du livre et de la ville. Est-il possible d’écrire la ville en dehors de l’idée du livre? Et y a-t-il encore place pour une « bibliothèque » dans ces « villes sans livres » qu’invente François Bon? Ce sont là les questions qui me guideront dans mon survol de deux villes écrites, deux villes numériques récemment construites : Société des amis de l’an­cienne littérature (2008b) 2 et Habakuk (formes d’une guerre) (2009a) 3. Ce survol sera suivi d’un bref aperçu du chantier Tiers Livre (tierslivre.net), lieu d’une expérience continue d’écriture non livresque.

Société des amis de l’ancienne littérature : la ville comme musée

Les textes de la Société des amis… ont d’abord paru sur une base quotidienne ou régulière sur Tiers Livre avant d’être proposés en un bloc sur publie.net. Cela n’est pas sans importance : l’idée du livre s’en trouve, à l’intérieur même du texte (ou des textes), déplacée, et avec elle l’idée de la ville, qui lui est coextensive. De tous les écrits existants de Bon, la Société des amis est celui qui fait le plus de place aux thèmes du livre et de l’ordinateur. Ceux-ci s’y trouvent hissés à égalité du thème de la ville. Le sous-titre choisi pour la réédition du texte en 2009 est très parlant : Inter­rogations neuves des usages de la ville aux temps numériques. La Société des amis interroge la ville dans le langage. Mais cette interrogation est modifiée, étant donnée la transformation de la conscience autoréflexive de l’écriture, laquelle ne se conçoit plus tant comme livre que comme flux.

Le texte-titre (« Société des amis de l’ancienne littérature ») inscrit cette opposition du livre et du flux dans l’espace de la ville :

La Société des amis de l’ancienne littérature (c’était le nom officiel) tenait à en con­server la coutume.

On retrouvait des récits de lecteurs : c’était un gage de prestige, dans certaines villes et certains temps, de disparaître plusieurs heures et, qui dans une chambre, qui dans un train, qui parfois même en pleine ville, sur un banc public, à une terrasse, de s’absorber dans une lecture sans flux. Donc on ne recevait rien : réellement, on n’était plus dans le flux. Les livres qui servaient à ces usages n’étaient pas aptes à recevoir le flux.

Nous avons, désormais, ces cabines hors flux. Nous avons appris combien il est bon, pour l’exercice mental, de se séparer du flux. (SA, p. 5-6)

La temporalité du récit est complexe. La narration semble provenir d’un futur indéfinissable. Elle évoque aussi un passé, un temps antérieur aux « temps numériques ». Pourtant, l’interrogation porte bien sur le présent de la ville et de la littérature. En fait, il semble que le passé et le futur permettent avant tout de détacher le présent de son actualité, d’en faire un temps à part entière, selon cette possibilité qu’évoque Gilles Deleuze dans Cinéma 2 : l’image-temps lorsqu’il pose la question suivante : « le présent peut-il valoir […] pour l’ensemble du temps? oui peut-être, si nous arrivons à le dégager de sa propre actualité, tout comme nous dis­tin­guons le passé de l’image-souvenir qui l’actualisait » (1985, p. 131). Bon usera beaucoup, dans sa pratique du fan­tastique sur support numérique, de l’imparfait comme temps paradoxal du futur. Son fan­tas­tique n’a rien pourtant de futuriste ou de prédictif. Il est toujours question de la ville d’aujourd’hui, jusqu’en ces aspects les plus ordinaires et les plus quotidiens. Seulement, le présent, en se déta­chant de son actualité, acquiert une sor­te de densité historique, voire archéologique, et devient, à ce titre, observable, ques­tionnable, mesurable.

Tant et si bien que la ville de la Société des amis apparaît comme une sorte de musée du présent, ce que suggère d’ailleurs le titre du texte « Le Nouveau musée mobile des coutumes urbaines » (SA, p. 159-161). On passe d’un espace à un autre, d’un « Lieu construit pour écrire » (p. 7-10) au « Cime­tière des hom­mes assis » (p. 11-13), du « Café de la mort » (p. 60-62) à cet endroit « Où furent des livres » (p. 110), qui résume parfaitement bien, me semble-t-il, la situation de la bibliothèque dans la ville numérique :

Qu’est-ce qui reste dans une bibliothèque vide? Et d’abord ce qu’on installe par la question même : qu’est-ce qui reste de nous, qui avons lu des livres, quand on les enlève? Ou bien, de ce que portaient avec eux les livres, mais qui désignait au-delà d’eux, que reste-il quand on les a pris? (SA, p. 107)

Ainsi le retrait même du livre, la désertion de la bibliothèque, s’inscrivent en creux dans l’écriture non livresque de Bon : « Les livres avaient disparu, mais ce qui notait le temps, le retrait, l’impératif du parcours solitaire, se conservait dans les lumières » (SA, p. 108).

En même temps qu’elle interroge la ville, l’écriture de la Société des amis cherche à décrypter sa propre maté­rialité. La ville écrite n’est plus celle d’avant la bascule numé­rique. Le face-à-face simple du livre et de la ville est brisé. Désormais, il faut composer avec toutes les pratiques du flux et du blog (« De la condition de blogueur » [SA, p. 72-75], « Net­toyeurs de blogs » [p. 81-84]). « Nous savons ce avec quoi nous avons rompu. La bi­bliothèque est générale, et non plus confinée à ces anciens silos à livres. Vous y accédez par le flux. Le temps et les lieux sont dans le flux, par les images, par les documents » (SA, p. 6). Il n’y a plus, d’un côté, la bibliothèque et, de l’autre, le monde présent. La bibliothèque désormais est « générale ». Elle est dans le monde, dans l’espace-temps de la ville. « Depuis les lieux de travail, ou dans les gares, ou bien sûr même chez soi chacun sa machine, les blogs étaient devenus le premier partage » (SA, p. 72-73). L’écriture désormais circule dans le flux, parmi les ima­ges et les mots de la ville. Les textes sont prélevés à cette effervescence, dans une proximité au monde immédiat, à l’image des photographies qui les accompagnent4.

Qu’advient-il alors du livre? Il devient un objet exposé dans le musée de la ville. Voilà qui apparaît clairement dans le texte intitulé « Une solution pour le livre » (SA, p. 54-57) :

C’est la solution qu’on avait retenue dans cette ville. Partout où passaient les gens, partout où ils venaient pour les affaires, pour l’enseignement, partout où ils venaient pour le loisir, ou la santé, près des garages, des entrepôts, face à l’hôpital ou dans les lieux de croisements souterrains des transports, on avait évacué ou réquisitionné ces grandes pièces éclairées qui autrefois étaient celles réservées au commerce.

On y avait mis les livres, ce qui restait des livres. Parfois, on ouvrait aux visiteurs. Il y avait des dates fixes, selon les lieux, selon les thèmes. Alors on venait, on étudiait, on recopiait comme aux premiers temps. (SA, p. 54-55)

Le livre est devenu un objet ancien (c’est le sens de « l’ancienne littérature » du texte-titre), pré­cieux et rare, exposé dans de « grandes pièces éclairées » qui évoquent les salles d’un mu­sée.

La Société des amis apparaît en somme comme une ville-musée, un dédale de pièces et de lieux évidés (gares, cimetières, chambres, bureaux, etc.), sans cloisons, où l’écri­ture cir­cule librement. En contrepartie, Bon ménage, dans sa ville écrite, des espaces qui com­mé­morent les anciennes pratiques littéraires aimées (d’où le mot « ami » du titre) et lente­ment délaissées (« Je ne lis plus beaucoup de livres » – SA, p. 87) : cabines hors flux, lieux d’étude réservés, etc. Avec la Société des amis, Bon aura gardé trace de son passage au numérique et donné à ce passage même la forme d’une ville.

Habakuk (formes d’une guerre) : un monde sans livres

Si la Société des amis ménageait encore des îlots de figuration du livre graphique dans les pièces de son musée urbain, Habakuk invente un monde sans livres où la littérature, trop longtemps négligée, renaît de la ville même tel un cri de colère, une profération :

On le savait : la guerre, là-bas, pouvait arriver ici d’un coup d’avion. Le dérè­gle­ment, s’effectuer en une nuit. Les réseaux informatiques avaient plusieurs fois mon­tré leur faiblesse. Et l’économie : trop fragile. Chômeurs dans les rues. Les armes com­pensatoires habituelles, usées. Les films dans les salles : plus personne. Les piles de livres sur les tables des quelques supermarchés qui avaient survécu : bien de quoi s’en moquer. Mais on l’avait répété combien de fois, qu’à tant mépriser la lit­té­rature, c’était l’équilibre global qui pouvait s’effondrer? Trop tard, disaient les tracts collés sur les murs. Là peut-être était la nouvelle poésie. Des fous hurlaient aux carrefours : là peut-être était la nouvelle parole. (HA, p. 4)

Une « nouvelle parole » surgit, sans médiation. Elle laisse le cinéma et les livres derrière, procède de l’extraction des signes et des intensités de la ville : tracts sur les murs, fous au carrefour. Elle refuse toute distance au monde.

D’où son lyrisme. L’énonciation lyrique se caractérise en effet par une absence de distanciation, parfaitement contraire à l’ironie et à la polyphonie romanesques5. Dans Le Roi vient quand il veut, Pierre Michon rapporte le fait littéraire au refus d’un certain état du monde et d’un « état des lettres au service de ce monde » (2007, p. 17).

Évidemment, continue Michon, ce refus d’une contemporanéité ressentie comme intolérable obstacle peut être vécu et écrit de façon massivement immédiate, se transformer en œuvre à visage découvert : c’est la voie royale des maîtres de l’invective directe, des imprécateurs, la vieille énonciation prophétique dont l’efficacité littéraire est souvent la plus haute. C’est celle de Bloy, Lautréamont, Rimbaud, de Sade, ou dans notre siècle d’Artaud, de Céline, peut-être de Beckett, de Thomas Bernhard. Mais ils sont devenus pour nous des modèles impossibles, antédiluviens, que la civilisation cool a désamorcés : l’uniformisation achevée des points de vue a fait basculer leur altérité absolue dans un vague ridicule toléré ou a suscité sur-le-champ un consensus fantôme pour consommer leurs œuvres inconsommables (c’est ce qui s’est passé pour Thomas Bernhard). Plus personne n’a les reins assez solides (ni le goût d’un risible martyre) pour occuper cette place-là.

Restent les autres, moins suicidaires mais non moins radicaux, non moins « résistants », qui ont médiatisé leur refus, l’ont déplacé ou maquillé, les fuyards, les traînards – Genet aurait dit : les traîtres. Et aux œuvres de ceux-là, il est toujours possible de demander conseil. Je pense notamment aux auteurs qui ont violemment tourné le dos à un certain état du monde dont ils étaient contemporains, en ont fait une pure négativité, et ont construit là-contre un dispositif d’écriture ancré dans le deuil d’un autre état du monde, celui-ci déchu, le plus souvent fantasmatique, et hypostasié, lui, comme positivité. (2007, p. 18)

Michon s’inscrit dans la lignée des auteurs qui se détournent de l’immédiateté du monde contemporain et élèvent des médiations mémorielles. Or Bon, avec Habakuk, se dresse au contraire frontalement devant l’état présent du monde6. Le nom du prophète désigne précisément cette parole « massivement immédiate » dont parle Michon et non, comme c’était le cas dans Décor ciment, le maillon d’une chaîne symbolique associant la ville contempo­rai­ne à la Babylone de la Bible. Haba­kuk fait mentir Michon. Il fait la preuve de la possibilité contemporaine d’une parole imprécante.

La profération d’Habakuk révèle, en l’attaquant, quelque chose comme la « peau » du monde présent, sa surface sensible et immédiate. Dans les réunions politiques auxquelles Bon assistait dans les années 1970, on tendait à opposer la « base » et la « superstructure » (selon une certaine lecture du marxisme) et à exclure cette dernière du domaine de la lutte7. Les discours militants déployaient alors une temporalité téléologique, tournée vers l’accession à des « lendemains qui chantent ». En revanche, les mœurs quotidiennes – qui ressortissent au temps présent, au temps de l’aujourd’hui –, jugées superficielles ou à tout le moins secondaires, étaient négligées politiquement. Or Bon, depuis Sortie d’usine, concentre au contraire son attention esthétique sur cette surface apparemment superficielle, qui se déploie dans une temporalité présentiste. Dans Habakuk, l’enjeu politique de cette surface est désigné au moyen d’un mot très fort, celui de « guerre » :

La guerre n’était pas, comme on l’avait pensé autrefois, dans ces armes de des­truc­tion massive, ç’aurait été trop simple. La guerre se faisait de l’intérieur. La guer­re se faisait d’une personne à une personne, et voilà quels en étaient les signes. Les magasins, comme devenus tristes : les viandes, sous plastique, méfiance. Les fruits et légumes : origines douteuses, méfiance. Les choses emballées, les mêmes en tous pays, et le pain mou dans son emballage, c’est comme ça qu’on les avait ré­duits à ça. Fermez les yeux : on entendait la ville gronder, bien sourdement. On mar­chait dans les tunnels. On examinait les voitures, et pourquoi elles allaient si vite, trop vite. Les têtes qu’on ne connaissait pas : preuve de la guerre. Ces bizar­reries sous musique mièvre qu’ils vous mettaient partout : preuve de la guerre. Ces files devant les salles où on retirait un numéro avant le guichet : preuve de la guer­re. L’inquiétude maintenant était sensible. La guerre avait commencé, et on ne sa­vait pas les formes de la guerre. (HA, p. 4-5)

Ainsi le combat politique ne passe plus par les grandes explosions (« ces armes de destruction mas­sive ») ou les grands soulèvements, mais par l’ordinaire et l’immédiat des magasins, des supermarchés, des voitures, des musiques, etc. « La guerre se faisait de l’intérieur » : dans le domaine du subjectif, du comportement, du sensible (« L’inquiétude main­tenant était sensible »). Interroger les « formes » de la guerre, c’est élire le domaine esthétique comme terrain de bataille politique.

La nouveauté d’Habakuk ne tient donc pas au territoire esthétique arpenté – le même depuis Sortie d’usine –, mais à la radi­­calité avec laquelle Bon y repousse toute forme de médiation matérielle de la parole. Une recherche plein texte du mot « livres » (au pluriel) dans le fichier PDF d’Habakuk révèle plusieurs occurrences apparentées : « Moi je n’ai même pas besoin des livres : je les déplie dans mon souvenir et en déroule les figures, les grimaces, les landes, les splendeurs » (HA, p. 6-7); « Le son que je cherche c’est ici, et ces villes où je marche, non plus dans les livres » (p. 13); « On s’est débarrassé, nous, des livres, par les lire » (p. 14); et ainsi de suite. L’héritage, « l’ancienne littérature » sont tout entiers transposés dans le mental et dans la bibliothèque générale et ac­tive, dans la ville et le flux. Ainsi :

Et qu’importe après tout si l’étendue globale des mots, au lieu de se concentrer dans quelques lieux – celui où tu travailles par exemple (ce sera aujourd’hui de 11h à 20h avec pause d’une heure) – était cette façon de repeindre désormais la surface entière du monde? Il se passait des événements étranges. On nous refusait les mots matière. On voulait des mots qui circulent de l’un à l’autre. Même ces blogs, jour­naux, correspondances et lettres, progressivement finis. Les mots ne devaient pas avoir de trace. On les déversait là, c’était plaisant, ils glissaient les uns sur les au­tres, se répondaient. Jamais de moment qu’on effleurait du doigt la machine, que sur­gissait l’écran, et que d’autres mots ne soient pas déjà présents, pétillants, appelant réponse. (HA, p. 111)

Plus de « mots matière », plus de « trace », mais ces circulations, ces glissements, ces sur­gissements de l’écriture à « la surface entière du monde ». Habakuk précipite la bascule matérielle de la parole écrite. Même les blogs, alors, sont déjà jugés trop restreints. Bon rêve, pour dire le monde et la ville, d’une parole absolument libre, sans attache, sans mémoire autre que vive et présente. Dans son essai sur la littérature romantique, Jacques Rancière rappelle que l’écriture – ou, comme il l’appelle, la « parole muette » – est associée, depuis les Grecs, à la démocratie. C’est d’ailleurs pourquoi Platon s’en méfiait :

[C]e mutisme même rend la lettre écrite trop bavarde. N’étant pas guidée par un père qui la porte, selon un protocole légitime, vers le lieu où elle peut fructifier, la parole écrite s’en va rouler au hasard, de droite et de gauche. Elle s’en va parler, à sa manière muette, à n’importe qui, sans pouvoir distinguer ceux auxquels il convient de parler et ceux à qui cela ne convient pas. (Rancière, 1998, p. 81-82)

L’errance et la dissipation de la parole écrite ne s’aggravent-elles pas dans les univers numériques? Les mots ne se laissent plus même enfermer dans les livres. Ils « pétillent » (pour reprendre le mot de Bon) sous les yeux de n’importe qui, à tout moment et en tous lieux.

La parole matérialisée – le livre –, après avoir été exposée dans le musée de Société des amis de l’ancienne littérature, est définitivement éliminée, « blan­chie » pour ainsi dire, à l’intérieur d’une écriture dématérialisée, circulatoire et fluide. L’idée du livre progressivement s’estompe. Restent, de l’autre côté, la ville, ainsi que la nouvelle parole démocratique qui y ressortit.

Tiers Livre : continuité de l’écriture non livresque

La nouvelle écriture qu’Habakuk proclame n’est pas une prédiction : elle existe déjà. Tou­te une partie du travail littéraire de Bon demeure invisible à ceux pour qui la littérature se réduit encore au livre, numérique ou non. J’évoquerai, pour finir, une partie de ce tra­vail, à savoir la portion désignée sous l’appellation de Tiers Livre.

Tiers Livre, c’est d’abord le site Internet personnel de Bon (tierslivre.net). Le titre rabe­laisien est bien choisi. Le mot « livre » y est d’emblée déplacé comme autre, com­me « tiers ». La page d’accueil de Tiers Livre revêt depuis quelques années les appa­ren­ces d’une sorte de tableau ou de registre aux rubriques multiples. Le « blog-journal » s’inscrit dans la continuité d’une présence Internet amorcée dès 1997 (au moment où j’écris8, la ru­bri­que s’intitule : « Tiers Livre, depuis 1997 »). Cette rubrique mêle chroniques littéraires, réfle­xions sur l’Internet et le numérique, prises de position sociales, ainsi que d’autres contenus relevant du domaine public. Les « Carnets du dehors » (anciennement « le Petit journal ») recueillent pour leur part des écrits et des images plus personnels et plus quoti­diens. On trouve aussi une rubrique pour « les Brèves & liens » et une autre pour les com­mentaires de lecteurs (« À vous de dire »). Une rubrique assez récente, aujourd’hui nommée « Publie.net, actu, infos », recense par ailleurs les actualités de la coopérative d’édition publie.net.

Symétriquement aux « Carnets du dehors », il y a enfin les « Carnets du dedans ». Cette rubrique était anciennement appelée « Tiers Livre, Face B » 9, appellation qui avait l’avan­tage d’indiquer un envers du livre, du Tiers Livre. Cela demeure en tout cas un espace de contingence, d’imprévisibilité et d’inchoativité de l’écriture, en phase avec l’« atelier intérieur » de l’auteur. On y trouve un ensemble de « registres des activités » : « registre des lec­tures », « registre des écoutes », « registre des notes sur “écrire” », « registre de la vie numé­rique » et « registre des improvisations ». Sont aussi regroupés ici les « haines, dédains, colères », les « rêves, étrangetés », les « guerres, louanges, deuils » (ces rubriques, comme toutes les autres d’ailleurs, sont régulièrement modifiées et reconfigurées). Les « Carnets du dedans » recueillent des notations et des observations ponctuelles et parfois inavouables. Ils laissent place au déstructuré, au déconstruit qui s’impose souvent en amont du récit ou de la forme. Cela dit, on y trouve aussi des écrits très cons­truits. Ainsi, par exemple, cette expérience récente appelée Buffalo et sous-titrée « exercice d’une variation quotidienne sur la construction d’une ville écrite ». Pendant trente-trois jours, soit du 10 avril au 12 mai 2010, Bon a produit quotidiennement un morceau d’écriture à partir de photos de villes américaines de la région des Grands Lacs prises à vol d’oiseau. Dans la première variation (« cette ville | 001, stries, parking »), on lit :

Tu avais donc décidé d’écrire chaque jour d’un détail de cette ville. Tu avais décidé que c’était une ville totale. Tu savais qu’il s’y rejouait le monde tout entier, là, dans ce parking pour l’instant vide, et là tout aussi bien, dans ces routes de ciment peint qui striaient l’espace, où les véhicules marchant en parallèle s’ignoraient, et bientôt di­­vergeraient. Tu savais que c’était infini : le livre ne t’intéressait plus, mais l’expli­cation des images et du monde, oui. 10

Les « Carnets du dedans » accueillent ainsi une écriture dite « infinie », non limitée à l’espace du livre. La numérotation – 001, 002, 003, etc. – suggère la possibilité d’une conti­nua­tion, au moins jusqu’à 999! À un certain moment, l’auteur a proposé sur son site une mosaïque des photographies-sources de l’expérience. En cliquant sur l’une d’entre elles, on passait au texte associé. Bon développe ainsi, avec le projet Buffalo, une technique littéraire du type « Google Earth », la saisie aérienne des images du monde urbanisé s’alliant à un usage dense de l’écriture sur support numérique.

Tiers Livre est enfin le nom donné à une présence Internet qui dépasse le blog ou le site lui-même. Des milliers de personnes suivent Bon sur les réseaux so­ciaux Facebook et Twitter, qui prolongent Tiers Livre (la page publique de l’auteur sur Face­book s’appelle « François Bon | Tiers Livre »). Et l’on est bien forcé, à l’usage, d’accep­ter com­me éventuellement littéraires certains statuts de cent quarante caractères, lorsqu’il s’agit de proses ultra-brèves à la manière de Daniil Harms (un auteur auquel Bon fait souvent référence en ces ma­tières11).

Avant la bascule numérique, l’écriture du présent urbain naissait du sein de l’oppo­si­tion ou de l’inversion du livre et de la ville. Maintenant, le livre s’est retiré pour ne plus occuper qu’un es­pa­ce restreint dans l’étendue non bornée des circulations de l’écrit, où les usages littéraires du langage peuvent aussi se déployer. Alors l’écriture de Bon, à l’image de la ville qu’elle construit petit à petit, recouvre des espaces de plus en plus vastes du monde contemporain. Dans le conflit qui opposait la bibliothèque – l’univers des représentations établies et héritées – et le monde présent – l’univers des représentations non établies, non déposées –, il n’y a finalement pas de partage simple. Le mot « bibliothèque » continue de signifier en dehors des « silos à livres » pour indiquer une mémoire de la littérature active, fluide, partout accessible, autrement dit : une mémoire inscrite dans le présent même du monde. On assiste en somme à une sorte de confusion de la bibliothèque et du monde présent, de telle sorte que les représentations non établies, les représentations de la ville d’aujourd’hui en particulier, rejoignent le domaine de ce qui est considéré comme « littérature », en dehors du champ du livre.

 

Bibliographie

BON, François. 1982. Sortie d’usine. Paris : Minuit.

________. 1985. Limite. Paris : Minuit.

________. 1986. Le Crime de Buzon. Paris : Minuit.

________. 1988. Décor ciment. Paris : Minuit.

________. 1990. Calvaire des chiens. Paris : Minuit.

________. 1992. L’Enterrement. Lagrasse : Verdier.

________. 1993. Temps machine. Lagrasse : Verdier.

________. 1993a. Un fait divers. Paris : Minuit.

________. 1995. C’était toute une vie. Lagrasse : Verdier.

________. 1996. Parking. Paris : Minuit.

________. 1997. Prison. Lagrasse : Verdier.

________. 1998. Impatience. Paris : Minuit.

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Pour citer cet article: 

Lepage, Mahigan. « “Où furent des livres” : sur quelques villes numériques de François Bon », n°13, En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/lepage-13 > (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque », n°13, p. 199-214.