Introduction: vieillesse et passage du temps

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Vieillir est ennuyeux, mais c’est le seul moyen que l’on ait trouvé de vivre longtemps
Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869)

Le chemin de la vie, s’il n’est pas abruptement interrompu par la maladie ou par un accident malencontreux, s’achève immanquablement avec la vieillesse. Si les images utilisées dans le langage courant – comme « l’âge d’or » – tendent à dépeindre la vieillesse comme une période bienheureuse, il demeure qu’elle s’associe souvent aux idées de solitude, d’affaiblissement, de décrépitude; la vieillesse est une tare que la médecine s’attache à rendre toujours plus lointaine et que la chirurgie esthétique tente désespérément de masquer. Considérant cette réalité à la fois personnelle et sociale, il apparaît intéressant de voir comment l’accession à la vieillesse est figurée dans la littérature; écrivains vieillissants, personnages d’un âge avancé et textes anciens, la sénescence fait sans conteste partie de l’imaginaire littéraire.

Pour son quatorzième numéro, la revue Postures, critique littéraire a invité les jeunes chercheurs à se pencher sur ce sujet, suscitant des réflexions sur des thèmes variés, de la poésie antéislamique à la littérature poststructuraliste, en passant par l’incontournable Recherche du temps perdu. Que ce soit à travers une analyse de l’image iconique de Marilyn Monroe ou par l’exploration de l’effet temporel chez Beckett, les contributeurs de cette nouvelle mouture de notre revue ont su relever avec adresse le défi d’affronter l’inéluctable triade : passage du temps, vieillesse et mort.

Carmélie Jacob, « Du moi fragmentaire d’À la recherche du temps perdu, ou comment Marcel devint vieux lorsque son narrateur croqua dans une madeleine »

On ne saurait aborder la question de la vieillesse et du passage du temps sans s’intéresser au traitement de ces thèmes dans l’œuvre de Marcel Proust. Ici, Carmélie Jacob nous montre comment la narration de la Recherche induit une superposition des différents Marcel qui se succèdent au fil du temps. Les événements relatés dans l’œuvre monumentale de Proust sont en effet envisagés à travers deux regards : celui du vieillard, le narrateur premier, et celui du (plus ou moins) jeune Marcel qui vit les moments racontés. L’auteure met de l’avant le jeu identitaire provoqué par la diffraction de la dimension temporelle dans l’œuvre proustienne. Le temps, comme thème littéraire, se conjugue de différentes manières; il prend notamment une forme particulière dans l’œuvre théâtrale de Samuel Beckett.

Patrick Gabin Goulou, « Beckett à l’épreuve du temps »

Inspiré par un imaginaire de la mort qui semble traverser toute l’œuvre de Samuel Beckett, Patrick Gabin Goulou nous offre à travers son article une réflexion sur la manière dont le temps pèse sur les personnages des pièces Molloy, Malone meurt et L’innommable. Dans ces trois pièces, les personnages principaux vivent avec les stigmates de la vieillesse : mémoire qui flanche, décrépitude physique, puis oblitération de tout le corps, à l’exception de la voix. Ainsi, chez l’auteur irlandais, la mort s’impose comme un long tourment qui mène au délitement de l’être; selon Goulou, « pour Beckett, écrire le temps […] c’est accepter de montrer que toute vie y est assujettie et que, chez lui, il n’y a ni avant ni espace intermédiaire, mais une sorte de simultanéité de l’après ». Pourtant, l’avènement de la mort ne s’accompagne pas toujours pour l’écrivain d’une angoisse de la disparition : pour les poètes antéislamiques des Suspendues, l’âge amène la sagesse.

Salim Gasti, « La vieillesse et le deuil de la jeunesse dans la poésie antéislamique »

Salim Gasti nous emmène ici à la découverte d’un corpus trop peu abordé, la poésie antéislamique, dont plusieurs œuvres ont été rassemblées dans un recueil intitulé Mu‘allaqât  (les Suspendues). Ces œuvres, écrites par des poètes arabes du 5e siècle, se conjuguent autour d’un thème commun : la sapience, c’est à dire la plénitude acquise grâce au passage du temps et par l’acceptation de la vieillesse. Loin de maudire l’arrivée de la mort, les poètes de la sapience se complaisent dans la réminiscence des plaisirs passés et des combats livrés et accueillent chaque jour l’instant présent qui leur est offert. Le deuil de la vie passée est aussi l’occasion de profiter – peut-être une dernière fois – des plaisirs de la chair et de l’alcool, avant d’être emporté par la mort. Cet ultime passage n’est pas craint mais plutôt attendu, et accepté sans regrets. Les poètes antéislamiques se résignent avec sagesse à l’arrivée de la vieillesse et de la mort; pourtant, il peut se révéler difficile de faire le deuil de la beauté et de la jeunesse.

Rania Aoun, « L’icône féminine : de la mythification du visage de Marilyn Monroe à la mythification de la jeunesse »

Prenant pour point de départ une définition barthésienne du mythe, Rania Aoun dresse un portrait de l’iconicité de la jeunesse à l’aide de différentes images. Du Dyptique Marilyn d’Andy Warhol à l’autoreprésentation mythifiante de la chanteuse pop Madonna, en passant par la page Facebook d’une starlette française, la jeune chercheuse fait ressortir quelques attributs canoniques de la beauté et de la jeunesse féminines : cheveux blonds, yeux bleus, peau blanche. L’analyse de cette image idéalisée conduit à un constat navrant : les femmes modernes sont aux prises avec le modèle d’une jeunesse inatteignable, alimenté par l’industrie culturelle, les médias et la publicité. Le corps et son image étant sans conteste au centre des discours sur le vieillissement, cette obsession de la jeunesse éternelle nous amène à explorer un thème littéraire depuis toujours présent : le double.

Ariane Gélinas, « Identité trouble : manifestations littéraires du double »

Dans cet article fort éclairant, Ariane Gélinas aborde l’imaginaire du double sous l’angle du rapport à la mort. En effet, confronté à un autre soi-même, l’individu ne peut que se questionner sur sa propre finitude et son inéluctable fin, voire sombrer dans l’angoisse, comme le narrateur du « Horla ». La réflexion proposée s’étend des figures funestes du 19e siècle fantastique de Maupassant ou de Wilde aux modalités du prolongement de soi qu’offre la découverte de l’ADN chez McAuley et Houellebecq. Les fictions du double peuvent alors être perçues comme un refus de la part de l’écrivain de vieillir et de mourir, et un moyen pour lui de se fixer, immobile, dans le temps et à travers l’écriture. Comme l’avance Gélinas : « En attendant de pouvoir réellement se mirer (en) soi-même, Narcisse peut continuer de rêver au-dessus de son reflet, les yeux rivés sur sa propre image. » Si l’écriture se révèle être une manière de contourner le passage du temps en y cristallisant un double de l’auteur, le texte littéraire peut lui-même constituer une expérience des limites.

Valérie Provost, « Le récit qui déborde : esquisse d’un personnage spectral dans Ciels liquides d’Anne Garréta »

Pour conclure cette exploration des thèmes du temps, du vieillissement et de la mort, Valérie Provost nous propose une réflexion d’ordre formel. À l’aide du roman postmoderne Ciels liquides d’Anne Garréta, l’auteure aborde la question de la finitude de l’œuvre littéraire. S’appuyant sur une approche queer du texte, Provost met habilement en lumière la structure désarticulée du roman de Garréta et nous amène à repenser la conception « classique » des limites d’une œuvre. Comme elle le souligne, « si le récit est construit […] en fonction de la fin et qu’il trouve sa motivation première dans la production et dans l’atteinte d’un but, Ciels liquides fait tomber cette exigence, car non seulement on n’y trouve aucune production, mais on n’y trouve aucun but, aucun horizon, seulement un retour à la case départ qui se répète à l’infini ». La brillante étude que Provost présente dans son article nous amène à repenser les limites de l’œuvre d’art, tout autant que les frontières de notre propre vision de l’objet artistique.

Elaine Després, « La vieillesse des posthumains »

À la suite des analyses proposées par nos six auteurs, Elaine Després, directrice de la revue depuis plusieurs années et doctorante en études littéraires à l’UQAM, nous offre une rafraîchissante exploration du thème du présent numéro dans une postface intitulée « La vieillesse des posthumains ». À l’aide d’exemples tirés du corpus littéraire comme du cinéma contemporain, Després envisage la fin de vie du point de vue de ceux qui souhaitent et planifient son éradication. Or, la mort et la vieillesse sont à ce point des passages obligés de l’expérience humaine que leur disparition ne peut que signifier l’avènement d’une humanité nouvelle, celle des posthumains.

La revue Postures remercie chaleureusement les membres des comités de rédaction et de correction ainsi que les partenaires financiers qui lui permettent, depuis quinze ans, d’offrir à ses lecteurs des textes d’une grande qualité. Figura, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, l’Association facultaire des étudiants en Arts (AFEA), l’Association étudiante du module en études littéraires (AEMel), l’Association étudiante des cycles supérieurs en études littéraires (AECSEL) ainsi que les Services à la vie étudiante (SVE) donnent l’occasion aux étudiants et étudiantes des programmes d’études littéraires, de l’UQAM comme d’ailleurs, de partager leurs travaux avec un lectorat informé.

 

Pour citer cet article: 

Fournier-Guillemette, Rosemarie. 2011. « Introduction », Postures, Dossier « Vieillesse et passage du temps », n°14, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/introduction-14> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Vieillesse et passage du temps », n°14, p. 7-12.