La vieillesse et le deuil de la jeunesse dans la poésie antéislamique

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Les poèmes antéislamiques sont de fait une part incontournable de la littérature arabe. Leur influence a été et reste considérable. La maîtrise qu’ont les poètes antéislamiques à la fois du récit trépidant et cru, de l’introspection la plus approfondie, de la sagesse philosophique la plus accomplie et des figures stylistiques les plus raffinées reste un modèle. Dans cette étude, nous avons choisi une anthologie de poèmes préislamiques, celle des Mu‘allaqât1 (Les Suspendues). Ces poèmes complexes demeurent des œuvres d’une richesse inépuisable, des poèmes emblématiques de la période préislamique du Ve siècle. Chaque Suspendue est composée de trois parties : le « nasîb » ou prélude d’amour (les souvenirs de la bien-aimée est le thème introductif de tous les poèmes), le « rahîl » ou le voyage, et le « gharadh », le sujet principal.

 La première partie, celle du nasîb, emplie de souvenirs de gens absents, de choses perdus et d’époques révolues, tourne habituellement autour de trois principaux motifs : les ruines, la femme bien-aimée et les dérivatifs. Tous trois sont liés au Tempset à son évocation : les ruines en marquent l’écoulement, la bien-aimée est absente et son manque se fait cruel pour le poète, qui vieillit, et qui trouve dans les dérivatifs une échappatoire et une source de patience.

C’est dans le nasîb que le poète se situe (moment qui peut suivre de quelques semaines ou de plusieurs années du départ de la bien-aimée). Il est alors enfermé dans un cycle de souvenirs, de mélancolie, d’espoirs qui n’ont plus de signification concrète – la bien-aimée a alors changé sans doute, elle est mariée peut-être, partie certainement – autre que celle de pleurer sur les années écoulées et la jeunesse perdue, ou, à défaut de jeunesse, tout au moins sur un « âge des possibles » idéalisé. Or, prisonnier de ce cycle, le poète perd sa propre personne, son Moi initial, dont la nostalgie l’empêche de vivre pleinement l’évolution de sa vie, d’y participer, en quelque sorte. C’est une forme de deuil (deuil d’une époque, deuil d’un « statut » du Moi, deuil de la jeunesse, etc.) que le poète doit effectuer en suivant certaines étapes, la fin du processus étant marquée par le retour des désirs et des envies, mais aussi par la capacité d’investissement de nouveaux objets de plaisir. Les étapes du deuil apparaissent de façon nette dans les poèmes : tout d’abord, une reconnaissance de la perte, correspondant à la description du départ de la bien-aimée, puis une réaction à la séparation – pleurs, tentatives de « suivre » mentalement la femme perdue - et un afflux de souvenirs en rapport avec cette séparation. (Voir Bache et Hanus, 2000, p. 22)

Nous nommons « dérivatifs » ces trois étapes du deuil représentées sur le plan littéraire. Elles regroupent tous les moyens mis en oeuvre par les poètes pour se rassurer, se libérer progressivement de leur mélancolie, des liens paralysants qui les attachent à la période révolue de la bien-aimée et de la jeunesse, et trouver l’énergie de construire un Moi nouveau. Au fil de sa quête, les poètes intègrent cette douloureuse épreuve comme une source de maturité, et peut avancer  dans la construction d’un homme adulte, qui accepte sa vieillesse. Les poètes utilisent deux moyens pour y arriver, pour considérer la vieillesse non pas comme une perte, mais comme une étape inéluctable de la vie. Ces deux moyens sont la sapience (ou poésie de la sagesse) et la quête du plaisir par l’aventure amoureuse et par le vin.

Dans les Mu‘allaqât, la notion du Temps alimente la réflexion de Zuhayr, de ‘Antara et de Tarafa sur l’homme et sa condition. Nous essayerons dans cet article de cerner les différents points de vue de la représentation de la vieillesse et nous nous efforcerons aussi de comprendre la place occupée par la vieillesse dans la vie des poètes antéislamiques. Outre l’approche poétique, nous analyserons les notions de vieillesse et de deuil en recourant à quelques termes de la psychologie clinique, qui analyse le Moi et ses relations avec Autrui.

Le deuil par la sapience

Si, a posteriori, l’époque de la relation avec la bien-aimée est vue comme une époque heureuse, c’est plutôt à travers le souvenir de la jeunesse et de ses amours que de la réalité d’une relation épanouie. Ainsi, dans un poème d’al-A‘shâ, la période des amours de jeunesse est surtout décrite comme une période de folie :

 ‘Ulliqtuhâ ‘aradhaan wa-’ulliqat rajulan
ghayrî wa-’ulliqa ukhrâ ghayraha l-rajulu
Wa-’ulliqathu fatâtun mâ yuhâwiluhâ
wa-min banî ‘ammihâ maytun bihâ wahilu
Wa-’ulliqatnî ukhayrâ mâ tulâ’imunî
fa-j-tama’a l-hubbu hubbun kulluhu tabilu
Fa-kullunâ mughramun yahdî bi-sâhibihi
nâ’in wa-dânin wa-makhbûlun wa-mukhtabilu
(al-Tabrîzî, 1964, v. 15-18, p. 489-491.)

Moi, d’elle épris par hasard ; elle, d’un homme éprise
Autre que moi ; et l’homme épris d’une autre qu’elle ;
De lui éprise, damoiselle, dont il ne veut,
Quand un sien cousin se meurt, par elle affolé ;
De moi éprise, autre petite, qui ne me va :
Amours mises ensemble, amours, toutes, folie !
Chacun, à sa passion, pour son ami délire,
S’approchant, s’éloignant, affolant, affolé !
(Larcher, 2000, v. 15-18, p. 27-28.)

 

Les quatre vers forment une sorte de danse cyclique, comme une parade nuptiale, une transe, qui à la fois rend les amoureux fous et vulnérables. La répétition des mots « ’ulliqa » (épris), « tabil » (fou), « mughram » (passionné), « makhbûl » (affolant) et « wahil » (affolé) donne l’impression d’une danse circulaire, qui n’aboutit à rien.  In fine, seule subsiste la sensation grisante des amours de jeunesse, dont le poète semble vouloir indiquer qu’elles affolent et enflamment, mais sans but ni espoir autre que celui de représenter, par cette agitation fébrile même, la jeunesse.

La relation avec la bien-aimée est rarement « heureuse ». Le poète peut être rejeté, sans espoir de contrer la décision de sa bien-aimée, pour des raisons sur lesquelles il n’a pas de prise :

A-an rajulan a’shâ ‘adharra bihi
raybu l-manûni wa-dahrun mufnidun khabilu
(al-Tabrîzî, 1964, v. 20, p. 492.)

Ou qu’un homme elle ait vu, malvoyante, et victime
Des aléas du temps, d’un sort funeste et fou !
(Larcher, 2000, v. 20, p. 28.)

Le poète, qui parle de lui-même à la troisième personne du singulier, semble ainsi mettre à distance le dédain de sa bien-aimée, Hurayra, et se protéger de l’accueil qu’elle lui réserve. Il n’est pas responsable de ce rejet, c’est Hurayra (avec son aveuglement) et le sort (funeste et fou, « mufnid, khabil ») qui le sont. Blessé dans son amour-propre, le poète se défend ainsi et de la bien-aimée qui le rejette et du dépit amoureux.

Le poète, désormais seul, entre dans la phase de manque, conscient qu’elle va durer, qu’elle va longuement marquer son existence, et qu’elle aura des retentissements majeurs sur ses choix. Habité par les souvenirs, hanté par la nostalgie d’une époque qu’il sait à jamais révolue, le poète doit trouver un moyen à la fois d’apaiser son tourment et de sortir de sa mélancolie, de redevenir un être de volonté. Le pèlerinage vers la période de la jeunesse marque donc à la fois un retour au point de départ de l’errance cyclique dans la mémoire, et l’arrêt de cette errance : le travail de deuil peut alors continuer, et c’est l’acceptation, et non les souvenirs nostalgiques du passé, que cherchera le poète.

Dans ce travail de deuil, le poète trouve des amis qui l’apaisent, calment sa mélancolie : ils sont donc, curieusement, à la fois ceux qui attestent la douleur et ceux qui la calment. Ils introduisent la sapience, enjoignent le poète à essuyer ses larmes et à faire face au temps. Ils apparaissent presque comme des forces morales, des images de l’homme rêvé que souhaiterait être toute personne incapable de sortir seule de sa mélancolie. Ils incarnent une seconde face du poète, une face idéalisée, sage, apaisée. D’ailleurs, les poètes plus âgés se passent parfois de l’artifice des compagnons, comme nous le voyons dans l’ode de ‘Abîd :

Tasbû wa-annâ laka l-tasâbî ?
annâ wa-qad râ’aka l-mashîbu ?
(al-Tabrîzî, 1964, v. 11, p. 539.)

Enfant ! Comment faire l’enfant,
Comment, toi qu’effraient cheveux blancs ?
(Larcher, 2000, v. 11, p. 63.)

‘Abîd n’a nul besoin de compagnons pour se ramener à la raison, pour relativiser sa douleur, et glisser vers la sapience pour tenter de s’apaiser. Ce vers est en fait une réponse à la phrase « wa-l-shaybu shaynun liman yashîbu » (al-Tabrîzî, 1964, v. 6, p. 537) (« Cheveux blancs, honte pour qui blanchit ! » (Larcher, 2000, v. 6, p. 62)), du vers 6, qui termine la description des ruines, visitées par le poète arrivé à l’âge de vieillesse. « Tasbû » a le double sens d’enfant et d’amour (voir Ibn Manzûr, s.d., p. 2397-2399). Larcher l’a traduit par « enfant », probablement au regard des larmes versées et du second hémistiche qui parle de vieillesse. Or, il nous semble que le traduire par « amour », comme le fait al-Tibrîzî, donne tout son sens au vers : le poète se tance, se demandant comment il peut oser être amoureux encore et en souffrir, lui qui a pourtant passé l’âge. En outre, ce vers fait suite à une longue description des larmes provoquées par la perte dont le poète demeure inconsolable :

‘Aynâka dam’uhumâ sarûba
ka’anna shânayhimâ sha’îbu
Wâhiyatun aw ma’înun mum’inun
min hadhbatin dûnahâ luhûbu
Aw falajun bi-bathni wâdin
li-l-mâ’i min tahtihi qasîbu
Aw jadwalun fî zilâli nakhlin
li-l-mâ’i min tahtihi sukûbu
(al-Tabrîzî, 1964, v. 7-10, p. 538-539.)

Tes yeux, leurs pleurs coulent / comme si
Leurs lacrymaux étaient une outre
Trouée, ou eau surgie d’en haut,
Vive / avec, au pied, défilés,
Ou ruisseau, au creux d’un vallon,
Avec, en aval, chute d’eau,
Ou rigole, à l’ombre des palmes,
Avec, en aval, déversoir !
(Larcher, 2000, v. 7-10, p. 63.)

‘Abîd, décrivant ses pleurs sur non moins de quatre vers, utilise quatre comparaisons basées sur l’idée d’une eau contenue qui se déverse, lentement puis violemment, puis de plus en plus doucement, comme pour évoquer une crise de pleurs qui enflent puis se calment.

Dans les Suspendues, plusieurs poètes font intervenir des vers de sapience dans lesquels le poète, cherchant à oublier, se tourne vers la sagesse pour s’enjoindre d’accepter ce qu’il ne peut de toute façon modifier, pour admettre que la vieillesse et que, plus encore, la fuite du temps, ne sont que des aspects de la mort qui terminera toute chose. Ainsi, ‘Amr dit :

Wa-innâ sawfa tudrikuna l-manâyâ
muqaddaratan lanâ wa-muqaddirînâ
(al-Tabrîzî, 1964, v. 7, p. 384; al-Zawzanî, s.d., v. 8, p. 139.)

Oui, nous, elle nous appréhendera, la mort,
Elle à nous destinée, nous destinés {à elle}
(Larcher, 2000, v. 8, p. 87.)

La sapience dérive directement de la conscience de l’impossibilité d’échapper au destin, de l’inutilité de se débattre, de l’incapacité à déterminer ce qui adviendra :

Wa-inna ghadan wa-inna l-yawma rahnun
wa-ba’da ghadin bimâ lâ ta’lamînâ
(al-Tabrîzî, 1964, v. 19, p. 390; al-Zawzanî, s.d., v. 12, p. 140.)

Oui, demain, aujourd’hui, ainsi qu’après-demain,
Sont autant de gages de ce que tu ne sais pas.
(Larcher, 2000, v. 12, p. 88.)

‘Abîd, dans une longue série de vers sapientaux, tente de relativiser sa douleur, d’abord en la ramenant à un fait courant, habituel, qu’il n’est pas le premier à endurer :

In yaku huwwila minhâ ahluhâ
fa-lâ badî’un wa-lâ ‘ajîbu
Aw yaku qad aqfara minhâ jawwuhâ
wa-’âdaha l-mahlu wa-judûbu
Fa-kullu dî ni’matin makhlûsuhâ
wa-kullu dî amalin makdûbu
Wa-kullu dî ibilin mawrûthhun
wa-kullu dî salabin maslûbun
Wa-kullu dî ghaybatin ya’ûbu
wa-ghâ’ibu l-mawti lâ ya’ûbu
(al-Tabrîzî, 1964, v. 12-16, p. 539-540.)

Si ces gens s’en trouvent chassés,
C’est qu’il n’est primeur, ni merveille,
Si le dedans d’eux s’est vidé,
Redevenu stérile et dur,
C’est que : qui bien a, est volé,
Qui espoir a, déçu sera,
Qui chameaux a, des hoirs aura,
Qui spolié a, spolié sera
Et, si d’une absence on revient,
L’absent mort, point ne reviendra !
(Larcher, 2000, v. 12-16, p. 63.)

Seul peut perdre une chose celui qui en a à un moment bénéficié : il est donc ridicule de se plaindre, puisqu’avoir perdu l’amour de la bien-aimée et la jeunesse signifie que l’on en a, à une époque, joui, ce qui en soi constitue une chose dont on devrait se réjouir. D’ailleurs, si cette terre est devenue stérile, pourquoi donc ne pas la quitter au lieu de pleurer sur ce qui ne sera pas modifié :

A ‘âqirun mithhlu dâti rihmin ?
aw ghânimun mithhlu man yakhîbu ?
(al-Tabrîzî, 1964, v. 17, p. 540.)

Femme stérile, vaut-elle mère ?
Homme qui gagne, homme qui perd ?
(Larcher, 2000, v. 17, p. 64.)

Le vers 22 et le premier hémistiche du vers 23 forment un bloc et exposent toute une philosophie de vie, que condense à elle seule l’expression « illâ sajiyyât ma l-qulûb » (seuls comptent les élans du cœur) :

Lâ ya’izu l-nâsu man lâ ya’izu l-
dahru wa-lâ yanfa’u l-talbîbu
Illâ sajiyyâtu ma l-qulûbi
wa-kam yasîran shâ’inan habîbu
Les gens ne sermonneront point
(al-Tabrîzî, 1964, v. 22-23, p. 542.)

Ceux que le temps point ne sermonne !
À rien ne sert de finasser,
Seuls comptent les élans du cœur :
Souvent ami devient haineux !
(Larcher, 2000, v. 22-23, p. 64.)

Le long développement de sapience constitue donc une argumentation destinée à étayer un choix de vie fait par le poète pour résister à la mélancolie.

Comme ‘Amr et ‘Abîd, Zuhayr compose un ensemble de vers de sapience, dans lesquels il dévoile sa vision d’une certaine sagesse :

Sa’imtu takâlîfa l-hayâti wa-man ya’ish
thamânîna hawlan -lâ abâ laka- yas’ami
Wa-a‘lamu mâ fi l-yawmi wa-l-amsi qablahu
wa-lâkinnanî ‘an ‘ilmi mâ fî ghadin ‘ami
Ra’aytu l-manâyâ khabta ‘ashwâ’a man tusib
tumithu wa-man tukhti’ yu’ammar fa-yahrami
(al-Tabrîzî, 1964, v. 56, 59, 57, p. 239-240; al-Zawzanî, s.d., v. 46-48, p. 98-99.)

Je suis las des fardeaux de la vie : qui survit
Quatre-vingt ans – ah ! Malédiction ! – oui, se lasse…
Je sais de quoi est fait aujourd’hui et hier
Avant lui, mais sur demain ma science est aveugle.
J’ai vu le malheur frapper en aveugle : il tue
Qui il touche ; qui il manque vit longtemps, décrépit !
(Larcher, 2000, v. 47-49, p. 81.)

Lorsque Zuhayr débute ses vers de sapience, il commence par évoquer sa lassitude de l’existence, qu’il lie directement à son âge avancé – quatre-vingts ans. Vivre aussi longtemps est un malheur, que l’expression du premier vers « lâ abâ laka » (littéralement, que ton père meure), rend sous forme d’anathème. Le poète est sans doute las des difficultés que la vie place sur notre chemin tout autant que de l’incapacité des hommes à modifier leur comportement en fonction des douleurs traversées. En effet, si son âge est une malédiction, il amène toutefois le poète, dès le vers suivant, à débuter une longue strophe (al-Tabrîzî, 1964, v. 54-61, p. 238-239; al-Zawzanî, s.d., v. 49-56, p. 99-101; Larcher, 2000, v. 50-57, p. 81-82) dans laquelle il édicte tout à la fois ce que sa longue expérience lui a – ou ne lui a pas – enseigné et ce qu’il considère être des préceptes de vie indispensables. C’est parce qu’il est âgé que Zuhayr peut se permettre de dire, sans que cela soit ridicule, qu’il connaît son présent et une part de passé, « wa-a‘lamu mâ fi l-yawmi wa-l-amsi qablahu » (je sais de quoi est fait aujourd’hui et hier), mais que, pour autant, toute cette expérience ne lui permet en rien de savoir ce qui l’attend demain. Ce vers forme, avec le vers suivant, un distique qui va marquer tout le reste des vers de sapience d’une importance essentielle : en effet, il renforce l’idée que la mort peut frapper à tout instant, sans distinction d’âge, et que la vieillesse, lorsque la mort vous a épargné, n’est qu’un long délabrement. La comparaison utilisée, « ra’aytu l-manâyâ khabta ‘ashwâ’a », dont la traduction littérale est « j’ai vu la mort frapper comme une chamelle aveugle », utilise un animal avec lequel l’homme antéislamique vivait dans une certaine proximité, et permet d’évoquer la mort d’un être animé sans toutefois évoquer celle de l’humain, comme pour conjurer la peur du poète sans l'incarner tout à fait. Le pluriel manâyâ (la mort, mais ici au pluriel) montre la diversité de la mort et prédispose l’homme à accepter cette réalité. La chamelle, qui est usuellement symbole de fécondité et de maternité (voir Abd al-Shâfî, 1996, p. 101-103; Abd al-Rahmân, 1976, p. 168; Al-Bathal, 1981, p. 151-152), devient ici symbole aussi de retrait de la vie, comme une double porte encadrant l’existence, comme un moyen de passage.

Ainsi, tous les préceptes qui seront ensuite énoncés sont précédés de cet avertissement : il est inutile de repousser leur mise en œuvre, en pensant soit que l’on pourra modifier son comportement plus tard, soit que l’âge en lui-même apportera la sagesse. En effet, Zuhayr avertit par deux fois (« wa-lâkinnanî ‘an ‘ilmi mâ fî ghadin ‘ami » (mais sur demain ma science est aveugle), « yahram » (« décrépit »)) que la vieillesse n’apporte que déclin, et non sagesse si elle n’est pas déjà acquise : le travail sur soi-même est à effectuer sans tarder, sans repousser à demain, puisque demain pourrait être trop tard déjà.

Le dernier vers du poème reprend cette même idée :

Wa-inna safâha l-shaykhi lâ hilma ba’dahu
wa-inna l-fatâ ba’da l-safâhati yahlumi
(al-Zawzanî, s.d., v. 61, p. 102.)

Insensé, le vieillard ne deviendra pas sage,
Mais le jeune homme insensé, lui, s’assagira
(Larcher, 2000, v. 62, p. 82.)

Zuhayr avertit ses auditeurs : il est inutile de penser que l’expérience seule, si elle n’a pas été accompagnée d’une longue réflexion et d’un travail sur soi, apportera la sagesse. Cet avertissement est précédé d’une longue série de maximes, où le poète passe en revue les aspects essentiels de la vie en société à son époque. Selon le poète, il faut vivre, profondément, selon ces préceptes :

Wa-mahmâ takun ‘inda m-ri’in min khalîqatin
wa-in khâlahâ takhfâ ‘ala l-nâsi tu‘lami
Wa-ka’in tarâ min sâmitin laka mu’jibin
ziyâdatuhu aw nuqsuhu fi l-takallumi
Lisânu l-fatâ nisfun wa-nisfun fu’âduhu
fa-lam yabqa illâ sûratu l-lahmi wa-l-dami
(al-Tabrîzî, 1964, v. 58, p. 240; al-Zawzanî, s.d., v. 58-60, p. 101-102.)

La nature d’un homme, quelle qu’elle soit, est connue,
Quand bien même il la croit des autres inconnue.
Que de gens, qui te plaisent, quand ils se taisent, tu vois
Devenir excessifs ou médiocres, dès qu’ils parlent !
Le héros, pour moitié, est langue, pour moitié, cœur :
Ne reste qu’apparence de la chair et du sang !
(Larcher, 2000, v. 59-61, p. 82.)

Paroles et actes doivent être en accord : les unes comme les autres sont constitutifs de l’être et doivent mériter le respect. Ce disant, Zuhayr rappelle que le brave ne saurait l’être qu’en actions, que ses paroles – donc le fond de sa pensée – doivent être tout aussi dignes et honorables. Le terme utilisé pour désigner la poésie, « shi‘r », évoque tout ce qui vient du cœur, le sentiment au sens propre. Ainsi, la poésie mêle intimement la langue et le cœur, les deux attributs de l’homme de bien. Zuhayr fait tout à la fois l’éloge de son art et sa défense. En effet, en fondant la valeur de l’homme sur des principes qui dépassent de très loin la simple bravoure physique, Zuhayr justifie son propre positionnement. Les vers dans lesquels il rappelle l’importance d’imposer à l’autre en permanence le respect de sa propre identité le sauvent de toute accusation de lâcheté. C’est la poésie qui offre à Zuhayr cette possibilité, et c’est avec son expérience qu’il l’enrichit. La poésie offre à Zuhayr ce que l’âge lui a ravi : la possibilité de demeurer un brave, un sage, un « héros », alors même que ses atouts physiques ne le lui permettraient plus.

Les vers de sapience prennent ainsi une tout autre teinte : ils sont une tentative d’admettre l’inadmissible, de surmonter l’insurmontable, et présentent le poète comme une figure empreinte d’un courage immense. Ils sont à la fois, pour l’auditoire, une glorification du courage moral et, dans le poème, une revalorisation du poète : montrer sa douleur n’est alors plus s’exposer au jugement d’autrui, ce n’est plus se montrer faible ou plaintif, c’est au contraire justifier son courage et sa force morale. James E. Montgomery note que, « dans beaucoup de poèmes antéislamiques, le sujet du poète inconsolé est un repoussoir inversé d’autoéloge – un chagrin excessif étant une composante de la bravoure –, et le poète parvient à disperser son chagrin à la fois en y donnant libre cours et au moyen du voyage dans le désert » (Montgomery, 1986, p. 10-13). La sapience participe donc au travail de deuil, prélude à une acceptation de la perte, et à une reconstruction du Moi.

Le deuil par la quête du plaisir

Le retour sur les ruines marque le début de l’acceptation ou du travail d’acceptation. Il matérialise en outre la disparition du passé idéalisé : les ruines retrouvées n’ont plus ou presque de lien avec celles conservées en mémoire, elles sont soit vides et stériles, soit occupées par des animaux ou de la végétation; dans les deux cas, il est évident qu’elles ne retourneront jamais à leur état ancien, que la Nature a, depuis longtemps, effectué une rupture que le poète tarde à accepter. Devant ces ruines, le poète se souvient de ses histoires d’amour et de ses scènes bachiques pour échapper à la mélancolie : ce n’est pas seulement le souvenir de ses scènes qui est thérapeutique, mais les libations elles-mêmes, le recours au vin. Le plaisir est alors recherché en fonction de ces deux aspects : les aventures et l’enivrement.

Les aventures et conquêtes amoureuses ne servent pas à se venger de l’abandon de la bien-aimée, mais à révéler les hauts et les bas du sort, et à les accepter. Chez al-A‘shâ, la description des conquêtes apparaît dans un dialogue entre le poète et sa bien-aimée. Ce sont les seuls passages où le dialogue (voir Al-Qîsî, 1976) fait irruption dans le prélude amoureux chez cet auteur. La femme prend un rôle actif : ainsi, « qâlat Hurayra » (Hurayra dit) donne bien à Hurayra la responsabilité de la rupture, Hurayra qui ne partage pas l’amour d’al-A‘shâ :

Qâlat Hurayratu lammâ ji’tu zâ’irahâ
waylî ‘alayka wa-waylî minka yâ rajulu
(Voir l’ode d’« al-A‘shâ », al-Tabrîzî, 1964, v. 21, p. 492)

« Par moi, sois maudit, homme, par qui je suis maudite ! »
Dit Hourayra, quand je vins à elle en visite…
(Larcher, 2000, v. 21, p. 28.)

Les trois vers suivants prolongent ce qui est à la fois une justification et une acceptation du refus de Hurayra :

Immâ taraynâ hufâtan lâ ni’âla lanâ
innâ kadâlika mâ nahfâ wa-nanta‘ilu
Wa-qad ukhâlisu rabba l-bayti ghaflatahu
wa-qad yuhâdiru minnî thhumma mâ ya’ilu
Wa-qad aqûdu l-sibâ yawman fa-yatba’unî
wa-qad yusâhibunî du l-shirrati l-ghazilu
(al-Tabrîzî, 1964, v. 22-24, p. 493)

Si tu nous vois nu-pieds, sans chaussures à nos pieds,
Ainsi nous sommes : tantôt pieds nus, tantôt chaussés !
Parfois, je prends le maître de céans par surprise,
Parfois, il se méfie, et, puis, le voilà pris !
Parfois passion je tiens en laisse, et qui me suit,
Accompagné parfois de galants pleins d’ardeur.
(Larcher, 2000, v. 22-24, p. 28.)

Le premier vers, « mâ nahfâ wa-nanta’il » (« Ainsi nous sommes : tantôt pieds nus, tantôt chaussés »), exprime clairement la philosophie explicitée par les trois vers : si al-A‘shâ est triste et repoussé, c’est que le sort, qui fait se succéder dans son existence moments de probité et périodes de restriction (en matière de conquêtes féminines), le place dans un « creux »; quoiqu’il en souffre, il lui suffit d’attendre que son sort redevienne plus favorable. Ce qui semble être un récit d’aventures passées, loin d’être de la pure forfanterie, est ainsi une façon d’admettre le refus de Hurayra, bien que le fait d’afficher ces justifications devant elle témoigne de la difficulté qu’il éprouve à le faire. La structure grammaticale de la phrase d’ailleurs renforce cette difficulté : la particule « mâ » est, d’après al-Tibrîzî, une « zâ’ida », une particule ajoutée, qui aurait un rôle d’accentuation (al-Tabrîzî, 1964, p. 493). Or, si l’on prend en compte ce « mâ », (il exprime ainsi la négation), la phrase signifie alors que le poète n’est jamais pieds nus et toujours chaussé. Les deux derniers vers prennent alors un tout autre sens : quoi que le sort lui destine, il trouve toujours des solutions pour en sortir gagnant. Le vers 23 peut alors être vu comme un jeu avec le sort : le poète attend al-A‘shâ, garde sa maison, « yuhâdir », et al-A‘shâ, aux aguets (« ukhâlis »), bondit dès que le sort s’assoupit un seul instant (« ghaflatahu »). D’ailleurs, le poète est accompagné de galants élégants « du l-shirrati l-ghazil », tout « non chaussé » soit-il parfois. Ainsi, si Hurayra est un creux du sort, le poète sortira vainqueur de son refus, puisque c’est lui qui guide la passion (« aqûdu l-sibâ »), ce qui, cette fois, est de la forfanterie.

En plus des souvenirs des aventures amoureuses, les poètes utilisent le vin comme un outil de deuil. Chez al-A‘shâ, la scène bachique débute à l’aube et correspond à la troisième partie du prélude amoureux (après la folie de l’amour et les aventures amoureuses) :

Wa-qad ghadawtu ila l-hânûti yatba‘unî
shâwin mishallun shalûlun shulshulun shawilu
(al-Tabrîzî, 1964, v. 25, p. 494.)

Je suis parti, à l’aube, pour la taverne, suivi
D’un rôtisseur vif et leste et preste et véloce
(Larcher, 2000, v. 25, p. 28.)

Elle comprend tous les éléments habituels d’une telle scène. Y apparaissent ainsi les compagnons de beuverie :

Fî fityatin ka-suyûfi l-Hindi qad ‘alimû
an hâlikun kullu man yahfâ wa-yanta‘ilu
Nâza‘tuhum qudhuba l-rayhâni muttaki’an
wa-qahwatan muzzatan râwûquhâ khadhilu
Lâ yastafîqûna minhâ wa-hya râhinatun
illâ bi-hâti wa-in ‘allû wa-in nahilû2
(al-Tabrîzî, 1964, v. 26-28, p. 494-495.)

Parmi des jeunes gens, sabres indiens, qui savent
Que de l’homme rusé les ruses point ne défendent,
Leur disputant les brins de myrte, flanc appuyé,
Et vin bien sec, dont l’amphore est tout humide.
Et une fois, deux fois, sans s’interrompre ils boivent
De ce vin sans fin, si ce n’est pour dire : « Encore ! »
(Larcher, 2000, v. 26-28, p. 28-29.)

Le poète les nomme ici « fityan » (jeunes gens), ce qui implique que les individus qui participent à ces soirées bachiques sont braves ; ainsi sont-ils comparés à des épées d’Inde, farouches et brillantes. Ils forment une microsociété à laquelle ce plaisir est réservé. Le premier vers implique une notion de finitude, et est à rapprocher du vers 22 (« Si tu nous vois nu-pieds, sans chaussures à nos pieds, / Ainsi nous sommes : tantôt pieds nus, tantôt chaussés ! »), où le poète répliquait au rejet de Hourayra. Les compagnons de vin forment donc bien une microsociété, non seulement par leurs caractéristiques propres de bravoure et de finesse d’esprit (ils pratiquent l’art de la rhétorique, « qudhuba l-rayhân »), mais aussi par leur conscience de disposer d’un temps limité et de la nécessité de profiter de chaque instant de plaisir (« wa-hya râhinatun », le vin servi en permanence).

Dans les scènes bachiques décrites par al-A‘shâ figurent aussi les serveurs (« dû zujâjâtin »), les danseuses et la chanteuse :

Yas’â bihâ dû zujâjâtin lahu nathafun
muqallisun asfala l-sirbâli mu’tamilu
Wa-l-sâhibâti duyûla l-raythi âwinatan
wa-l-râfilâti ‘alâ a’jâziha l-’ijalu
Wa-mustajîbin takhâlu l-sanja yusmi’uhu
idâ turajji’u fîhi l-qaynatu l-fudhulu
(al-Tabrîzî, 1964, v. 29, 31, 30, p. 496-497.)

Un échanson s’empresse, à ses oreilles des boucles,
Le bas de sa tunique relevé, s’activant.
Les [Femmes] qui, par instants, passent, en traînant leurs voiles
Ou se dandinent, avec, sur leurs croupes, des outres…
Ah ! le [luth] qui répond, dirait-on, aux cymbales
Dans le refrain de la chanteuse dévêtue
(Larcher, 2000, v. 29, 31, 30, p. 29.)

Après cette description, le poète annonce le but de la scène bachique :

Min kulli dâlika yawmun qad lahawtu bihi
wa-fi l-tajâribi thûlu l-lahwi wa-l-ghazalu
(al-Tabrîzî, 1964, v. 32, p. 497.)

De tout cela, un jour passé dans la jouissance :
Expériences d’un long plaisir et galanterie !
(Larcher, 2000, v. 32, p. 29.)

Le vin représente donc bien une échappatoire, une source de plaisir ; boire ici n’est pas une occupation stérile, menée par des individus écervelés consumant sans raison, mais calme l’angoisse, par la quête du plaisir. Le vin est un produit mystérieux. Si le mot « khamr » (vin) est dérivé du verbe « khamara » (dissimuler et cacher), on peut alors s’interroger longtemps sur la face cachée de ce breuvage, dont seuls les poètes, enivrés de mots et de sentiments, ont découvert les secrets, qui se résument dans le plaisir.

Chez ‘Amr, la Suspendue débute par une scène bachique qui prend aussi place à l’aube, dans une taverne où les buveurs ont probablement passé la nuit. Ce sont des vertus apaisantes du vin dont parle le poète :

Tajûru bi-di l-lubânati ‘an hawâhu
ida mâ dâqahâ hattâ yalînâ
(al-Tabrîzî, 1964, v. 3, p. 382; al-Zawzanî, s.d., v. 3, p. 138.)

Et qui libèrent l’être soucieux de sa passion
Si jamais il en goûte assez pour s’apaiser.
(Larcher, 2000, v. 3, p. 87.)

Il s’agit ici d’une façon détournée pour le poète de parler de sa douleur d’amour. Le premier hémistiche du premier vers pourrait donc signifier que, dès l’aube, le vin doit endormir la douleur afin qu’elle ne se réveille pas. La composition de l’ode est donc identique aux autres Suspendues ; en revanche, la scène bachique remplace la description des ruines. La fonction de la scène bachique est donc double : servir de support à l’expression de la mélancolie et du « spleen » et, là encore, souligner le besoin d’oublier. ‘Amr exalte ce moment :

Tara l-lahiza l-shahîha ida umirrat
‘alayhi li-mâlihi fîhâ muhînâ
(al-Tabrîzî, 1964, v. 4, p. 383; al-Zawzanî, s.d., v. 4, p. 139.)

On voit l’avaricieux, si l’on en fait passer
À sa portée, pour eux, de son bien dédaigneux !
(Larcher, 2000, v. 4, p. 87.)

Dans la version d’al-Qurashî, le vers 5 expose lui aussi les effets du vin, en insistant plus particulièrement sur la chaleur qu’il produit :

Ka’anna l-shuhba fî l-âdâni minhâ
idâ qara‘û bi-hâfatiha l-jabîna

Leurs oreilles rougissent telles des étoiles filantes,
Quand ils vident les verres de vin.
(al-Qurashî, s.d., v. 5, p. 75. Je traduis.)

Toutefois, même ivres, les compagnons restent comparés à des objets brillants : étoiles ici, sabres chez al-A‘shâ.

Les vers 9 et 10 de la version d’al-Qurashî insistent de nouveau sur la sensation de chaleur (« humayyâ ») provoquée par le vin (comme une sorte de cocon) et sur ses effets libérateurs :

Idâ samadat humayyâhâ arîban
mina l-fityâni khilta bihi junûnâ
Famâ barihat majâla l-sharbi hattâ
taghâlûha wa-qâlû : qad rawînâ

Quand sa chaleur atteint un sage
Parmi les jeunes, on le croyait devenu fou.
[Le vin] ne laisse pas les buveurs avant
Qu’ils n’entrent en concurrence puis finissent par dire : « nous sommes abreuvés ».
(al-Qurashî, s.d., v. 9-10, p. 75. Je traduis.)

C’est aussi l’issue de la scène bachique : après avoir été affectés par le vin, lorsque la libération est totale, les buveurs eux-mêmes demandent que cela cesse. Ce vers pourrait ici être rapproché du vers d’al-A‘shâ, (« Et une fois, deux fois, sans s’interrompre ils boivent / De ce vin sans fin, si ce n’est pour dire : “Encore !” ») dans une sorte de mouvement circulaire : si ce second vers implique la poursuite des libations, celui de ‘Amr en indique la fin. Le poète décrit alors dans son ode une scène où sont exposés des souvenirs de la bien-aimée, dont la pensée ressurgit dès que l’effet amnésiant du vin s’estompe. ‘Amr se prépare alors psychologiquement à la mélancolie, mais cette dernière n’est pas forte, car le vin a offert au poète du plaisir et de la joie, et l’a préparé pour son voyage ; « source d’émotions à la fois grandes et simples, il conduit à l’approfondissement de l’expérience terrestre dans deux de ses aspects les plus fondamentaux : le lieu et le temps » (Guermès, 1997, p. 23). Chez al-A‘shâ, dès la fin de la scène bachique, débute le voyage « rahîl », qu’elle paraît donc avoir préparé. Si à l’issue du nasîb, le poète était, par le biais de dérivatifs, sur la voie de l’acceptation, à l’issue du rahîl, le poète a, grâce aux épreuves traversées, achevé sa rédemption : l’abandon apparent à la mélancolie, la description appuyée de sa douleur, son apitoiement même sur ses difficultés sont rachetés par le rahîl.

Dans la poésie antéislamique, et surtout dans la partie du nasîb, les poètes sont obsédés par trois éléments qui apparaissent simultanément : la mort, la vieillesse et la solitude. La vieillesse provoque immédiatement une prise de conscience de l’inéluctabilité de la mort. Quelles que soient les circonstances, le poète se place toujours sous la coupe d’une force supérieure contre laquelle il ne peut lutter : que ce soit le Temps qui engloutit sa jeunesse et ses amours, le hasard qui choisit ou non de réunir les amants, la distance mise entre eux par l’intérêt supérieur de la tribu, la guerre et les ennemis redoutables auxquels il n’a d’autre choix que de se soumettre, le poète se place en victime des circonstances, ou semble obligé de justifier son impossibilité à lutter.

Le temps est comme le cancer qui se développe petit à petit à l’intérieur de l’Homme, le ronge irrévocablement comme le montre André Malraux : « ce qui pèse sur moi c’est comment dire ? ma condition humaine : que je vieillesse, que cette chose atroce, le temps, se développe en moi comme un cancer irrévocablement » (Malraux, 1976, p. 147). La vieillesse condamne à mort. Vieillissement et mort sont deux termes auxquels toute vie aboutit nécessairement. Le temps est insaisissable : le passé n’est plus et l’avenir n’est pas encore. Quant au présent, il est composé d’instants difficiles à saisir. Un instant semble contenir une vie et inversement. Le temps est, à la fois, trop long et trop court : il ne correspond à rien. Il est devenu cette absence qui annule toute chose. Mais le passé n’est jamais renié. Les poètes ne s’interdisent pas le recours aux souvenirs ; le souvenir permet de se tirer du néant. Une fois sa finitude acceptée, le poète peut construire de nouveau : il part alors pour le voyage « rahîl », qui devient une reconstruction du Moi, et est une distentio animi vers le futur.

 

Bibliographie

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Pour citer cet article: 

Gasti, Salim. 2011. « La vieillesse et le deuil de la jeunesse dans la poésie antéislamique », Postures, Dossier « Vieillesse et passage du temps », n°14, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/gasti-14> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Vieillesse et passage du temps », n°14, p. 41-56.