Vertiges de la sexualité moderne dans deux nouvelles d’Enrique Serna

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L’œuvre d’Enrique Serna, écrivain mexicain ayant commencé à publier dans les années 1980, se distingue avant tout par un souci constant de la diversité : passant avec aisance d’un genre littéraire à un autre, il s’essaie tant au roman historique qu’à la nouvelle, en passant par le roman urbain, la biographie, le roman noir ou encore la chronique. Néanmoins, au-delà de cette variété d’écriture, c’est toute une série de thèmes, sous-tendus par une vision de la réalité particulière, qui constitue la toile de fond commune des différents textes « serniens ». Auteur-phare dans son pays, Enrique Serna s’est en effet distingué par une plume acerbe et sans complaisance à l’égard des sociétés contemporaines (mexicaine ou étrangères), dont il analyse avec humour les rouages et les vices. Son œuvre s’est construite comme un questionnement permanent sur l’homme moderne et surtout sur le lien qui l’unit à la société dans lequel il s’insère, celle-ci participant pleinement de sa construction identitaire. Un angle sous lequel Serna aborde cette élaboration de l’identité sera très fréquemment la question de la sexualité, conçue comme révélatrice de la difficulté éprouvée par l’homme contemporain à « se construire ». Faisant écho à la diversité d’écriture précédemment soulignée, la diversité sexuelle est omniprésente dans son œuvre et constitue, sinon un fil conducteur, du moins un élément clairement caractéristique de son écriture. Depuis ses premiers romans, comme Uno soñaba que era rey (1989), jusqu’à des textes plus récents comme Fruta verde (2006) ou La sangre erguida (2010), Serna confronte les protagonistes de ces récits à l’obstacle d’une sexualité assumée et épanouie, corrélat inévitable de leurs questionnements et troubles identitaires. C’est dans cette perspective que nous souhaitons aborder deux nouvelles d’Enrique Serna, « Amor propio1 » (1991) et « Tía Nela2 » (2001), emblématiques de cette manière qu’a l’écrivain mexicain de penser la sexualité et ses modalités dans la société contemporaine. Ces deux nouvelles permettent de sortir de l’ombre des sexualités marginales ou considérées, selon les points de vue, comme déviantes. Le terme « sexualité » doit alors être pris au sens large, désignant à la fois, dans les textes que nous nous proposons d’étudier, l’orientation sexuelle (homosexualité par exemple), l’identité sexuelle (transsexualisme) ou l’acte sexuel en lui-même (narcissisme sexuel).

« Tía Nela » (littéralement « Tante Nela »), auquel nous allons d’abord nous intéresser, permet une première approche du contexte mexicain contemporain : la nouvelle représente effectivement la confrontation entre une morale traditionnelle, autrement dit, dans le cadre mexicain, catholique, et la diversité sexuelle affichée de plus en plus nettement dans les sociétés modernes, et dans le cas présent dans la société mexicaine du début du XXIe siècle. Se présentant sous la forme d’un monologue, elle se base sur le rapport conflictuel unissant deux personnes, aux antipodes l’une de l’autre : d’un côté, Tante Nela, cette femme pétrie de références catholiques, incapable de penser en dehors des cadres dogmatiques et théoriques de la morale chrétienne, au point de sombrer dans l’intolérance la plus totale, la paranoïa, la cruauté voire le sadisme dès lors que quiconque tente de s’en défaire. S’adressant à son neveu, Efrén-Fuensanta3, dont elle réprouve les agissements et les attitudes, son discours se fait le garant de catégories génériques clairement définies et, semble-t-il, immuables, appelant à un comportement social irréprochable. De l’autre, la fragmentation identitaire, la désagrégation de la morale religieuse au profit du relativisme moral, tout entières incarnées en ce personnage d’Efrén-Fuensanta, transsexuel dont l’existence va être retracée par le biais du discours de sa tante. Le choc de cette rencontre est d’autant plus brutal qu’il s’agit bien ici d’un contexte mexicain, où le poids de la religion et des valeurs catholiques reste décisif, même à l’aube du XXIe siècle.

Une des principales réussites de la nouvelle est que, par le biais d’une narration à la première personne, assumée par le personnage de Tante Nela, elle permet d’accéder à la vision d’une sexualité dite « moderne » une fois celle-ci déformée par le prisme de l’intolérance et de l’accusation. La voix de Tante Nela véhicule en effet un violent réquisitoire à l’encontre d’un « tu » omniprésent, comme l’annonce d’emblée la phrase ouvrant le texte : « je t’avais prévenu4 ». Il s’agit de revenir sur la vie de son neveu, dont la féminisation progressive, et déjà très marquée dès l’enfance (jeux correspondant aux stéréotypes féminins, travestissement, attitude efféminée etc.), n’a cessé d’être pour elle source d’inquiétudes. Le lecteur comprend ainsi que leur cohabitation n’aura été qu’une longue suite de disputes, Tante Nela ayant tout fait pour réprimer les agissements de son neveu, jugés immoraux : communion s’achevant en séance de déguisement (par un accoutrement féminin) avec ses amis, relation avec un collègue de travail vingt ans plus âgé que lui, travestissement et prostitution une fois venue l’adolescence, ou enfin opération chirurgicale lui ayant permis de changer de sexe, soit tout un parcours marqué par la progressive acceptation de sa différence et d’une identité intime distincte de l’identité physiologique, acceptation toujours entravée par les réprimandes de sa tante. Se dessine ainsi au fil du texte l’image d’un être marginal, constamment moqué et mis au ban de la société, dont la tentative finale d’épanouissement se soldera par un échec, toujours à cause de sa tante. Efrén devenu Fuensanta nouera une relation avec un homme, sans lui avouer son passé, et semblera enfin heureuse, n’attendant que l’approbation de sa tante ; cette approbation ne viendra jamais, puisque Tante Nela finira par révéler au futur mari, quelques jours avant la noce, la « véritable » identité de Fuensanta, se chargeant ainsi de mettre un coup d’arrêt définitif à son bonheur éphémère. La conclusion de la nouvelle, au-delà de sa violence, permet de dévoiler la véritable nature du schéma narratif : Tante Nela est en réalité morte, assassinée par un Efrén-Fuensanta fou de rage suite à sa trahison, mais continue de le harceler par le biais de la pensée, allant jusqu’à le pousser au suicide, comme l’indiquent les derniers mots du texte :

Mais mon legs est immortel, comme celui de tous les martyrs. Ma voix survit dans ta bouche, mon âme habite désormais un corps artificiel, difforme, grotesque5, mais l’ardeur de la foi y reste bien vive. Je t’ordonne de prendre le revolver qui est sur la coiffeuse. Allez, lâche, pointe le sur ta tempe et presse la détente. Tu comprends maintenant jusqu’où va mon autorité sur toi6 ?

La nouvelle acquiert alors un nouveau statut, se faisant à la fois hallucination et reflet de l’esprit torturé d’Efrén-Fuensanta, que la voix de Tante Nela continue de hanter.

Le discours de Tante Nela se charge, au fil du récit, de reproduire un système de valeurs propre à une morale catholique, traditionnelle, censé être le contrepoint des perversions caractérisant selon elle les sociétés modernes. Outre les innombrables allusions à Dieu (dont on peut relever plus de dix occurrences dans la nouvelle), à la Divine Providence, à Jésus Christ, les paroles de Tante Nela reprennent également toute une série de phrases figées à valeur de vérités universelles, inspirées du message catholique : « Dieu ne satisfait pas les caprices et ne redresse pas les bossus7 », « […] Là-haut dans le ciel, où tout se sait8 », ou encore « seul le Christ, dans son infinie miséricorde, pourra te sauver du feu éternel9 ».  De même, son discours porte la trace des différents principes moraux censés dicter la conduite du parfait chrétien. On retrouve par exemple le sens du sacrifice, qui réapparaît sous la forme du traditionnel reproche de l’ingratitude filiale : « Combien de fois me suis-je enlevé le pain de la bouche pour te le donner. Combien de fois me suis-je privé de mes petits plaisirs pour t’acheter un jouet ou une friandise10 » ou, quelques lignes plus loin, « Comme l’école me coûtait une fortune, je dus me mettre à coudre la nuit, au risque de devenir aveugle11 ». La droiture et le refus du mensonge semblent également caractériser Tante Nela – « Moi qui ai toujours aimé la vérité au-delà de toute chose12 » –, comme en témoignent ses états de conscience à la veille du mariage de Fuensanta : « Combien de nuits passai-je mortifiée par ton astucieuse tromperie, avec l’infâme certitude de vivre en péché mortel13! » La venue du Pape au Mexique durant l’enfance de Efrén-Fuensanta contribue par ailleurs à aviver le sentiment religieux de Tante Nela, et la rassurera quant à sa trahison finale : « Pour toi je suis une traîtresse, je le sais. Mais devant Dieu et les hommes, j’ai seulement obéi à ce que me dictait ma conscience14 ».

Cette rhétorique et les principes moraux qu’elle véhicule sous-tendent tout le récit et s’opposent finalement, reproduisant le manichéisme biblique, à la représentation du Diable et de l’univers infernal associés à Efrén-Fuensanta. L’avertissement initial « On ne joue pas avec le diable, jeune homme15 » inaugure cet antagonisme et annonce d’emblée l’idée d’un pacte faustien passé entre le marginal sexuel et le Diable. La sexualité moderne, dans ses multiples acceptions puisqu’elle désigne ici, par le parcours d’Efrén-Fuensanta, à la fois l’identité (transsexuel), l’orientation (la question de l’homosexualité est soulevée) et l’acte sexuel (prostitution notamment), est rejetée en bloc et associée au Mal. Le « rire démentiel » (Serna, 2001, p. 65) d’Efrén-Fuensanta doit également être interprété dans cette perspective, le rire et la folie ayant toujours été assimilés, dans la tradition chrétienne, à une possession des êtres par le Malin. La description manichéiste de l’univers imaginé par Tante Nela, enfin, reflète la rupture morale qui s’opère selon elle entre ces deux « camps » ; ombre ou lumière, inframonde ou élévation, souillure ou pureté, tels sont les contrastes que son discours s’efforce de reproduire : « Tu ne me dégoûtes même plus, maintenant tu me fais de la peine, et tu sais pourquoi ? Parce que tu es enterré dans un abîme d’obscurité et que tu ne fais rien pour chercher la lumière16 », « le sous-sol puant où tu rampais17 ».

Pourtant, comme cela est toujours le cas chez Enrique Serna, le manichéisme ne conduit pas à la stéréotypie, dans la mesure où Tante Nela s’éloigne finalement de manière très nette de l’idéal chrétien (paix, amour, tolérance…) en propageant dans le texte la violence, tant thématique que discursive. Le texte se fait alors l’écho d’une des réactions que continue à susciter la diversité sexuelle, c’est-à-dire la violence censée contrecarrer, voire punir l’agression qui a été commise à l’égard de la doxa morale, à l’égard des « règles de la pudeur et de la décence18 ». Cette violence peut être physique, lorsque Tante Nela gifle, tire les cheveux ou les oreilles d’Efrén. Pensons également à la scène particulièrement humiliante de la salle de bain, lorsque Tante Nela y emmène Efrén, lui enlève ses vêtements et le menace de lui couper son sexe s’il continue « à se comporter comme une femme19 ». Elle se manifeste enfin par le biais de la cruauté, quand Tante Nela anéantit ses espoirs en détruisant son mariage, ou par le cynisme et l’ironie qui sous-tendent ses paroles, notamment lorsqu’elle parle d’elle à la troisième personne : « Tante Nela cherchait seulement ce qu’il y avait de meilleur pour toi20 », et plus loin, « Tante Nela n’est pas bête pour un sou. Tante Nela a beaucoup appris à l’université de la vie. Tante Nela sait scruter les replis du cœur21 ». Mais là encore, Serna ne reproduit pas sur le plan du sens le manichéisme caractéristique des paroles de Tante Nela ; en d’autres termes, l’auteur ne fait pas a contrario l’apologie du personnage d’Efrén-Fuensanta, et cette même violence se retrouvera chez ce dernier, comme s’il reproduisait le schéma dont il est lui-même victime. La violence peut alors être physique, lorsqu’il assassine sa tante, ou symbolique, si l’on pense à la marchandisation du corps que suppose sa prostitution. Pensons enfin à la « perversion sans limites22 » que lui reproche Tante Nela en se remémorant les jours où Efrén-Fuensanta amenait des clients à la maison et l’obligeait, abusant de sa condition de paraplégique, à assister à ses ébats. La nouvelle « Tía Nela » joue ainsi habilement sur différents plans, permettant à la fois de donner à entendre le point de vue discriminant à  l’égard d’une sexualité jugée contraire à la moralité et de souligner l’impossibilité pour l’homme actuel de se construire, au plan sexuel et identitaire, lorsque ses convictions, pratiques et caractéristiques propres ne sont pas en conformité avec la norme (pré)dominante.

Concernant cette fois « Amor propio » (littéralement « Amour propre »), autre nouvelle d’Enrique Serna, le texte se construit autour de la rencontre entre Marina Olguín, star de telenovela, actrice et chanteuse, et Roberto, travesti imitant cette même chanteuse lors de son show de cabaret. Venue voir son double sur scène, et l’ayant ensuite invité à sa table, Marina Olguín, sous l’effet de l’alcool, emmène Roberto dans sa chambre d’hôtel, où, malgré les protestations de celui-ci – homosexuel –, elle abuse de lui. Initialement dégoûté par la perspective d’un acte sexuel avec une femme, Roberto finira par céder, Marina Olguín lui ayant fait miroiter les lumières de la gloire et lui ayant promis de l’aider à lancer sa carrière de chanteur. Là encore, différentes modalités d’une sexualité « hors norme » se font jour : homosexualité, narcissisme sexuel, travestissement. Le travestissement ne doit pas être en lui-même considéré comme acte sexuel mais comme reflet du trouble identitaire de Roberto, qui parle successivement de lui au masculin puis au féminin. Du point de vue de la structure et des instances narratives, autrement dit du travail sur la forme, cette nouvelle est beaucoup plus expérimentale que « Tía Nela », étant donné son absence totale de ponctuation (hormis la majuscule initiale et le point final). Constituée de seulement trois paragraphes, elle se présente sous la forme de trois « blocs » typographiques sans majuscule, point, virgule etc, où se mêlent deux narrateurs à la première personne, à savoir Marina Olguín et Roberto. Ce procédé, qui complexifie considérablement le texte et la lecture, lui donne également tout son intérêt, dans la mesure où il inaugure au plan textuel la confusion qui apparaît entre les deux personnages.

L’union éphémère entre ces deux êtres doit selon nous être rapprochée d’un mythe déjà ancien mais riche de sens, celui de l’androgyne. Selon Aristophane, dans Le Banquet platonicien, tous les êtres humains auraient bénéficié à l'origine d'une double nature et auraient été dotés à la fois d'organes masculins et féminins. Mais leur orgueil les ayant poussés à prendre d'assaut la voute céleste, Zeus aurait ordonné pour châtiment de les scinder en deux, les incitant ainsi à partir à la recherche de cette moitié qui leur avait été enlevée. L’amour, et dans une perspective plus moderne, la sexualité, peuvent alors être interprétés comme l’expression d’un manque existentiel : lorsque deux personnes s’unissent, elles manifestent concrètement le désir de l’humain de retrouver la fraction complémentaire de son âme, afin de rétablir l’harmonie, l’unité et la nature humaine originelles. Ce motif, déjà très présent chez les Romantiques, se retrouve dans les deux textes de Serna et pourrait bien correspondre à un mode d’expression privilégié de la sexualité moderne : au-delà de la norme hétérosexuelle, l’affirmation de nouvelles identités et pratiques sexuelles (transsexualité, homosexualité, travestissement, narcissisme, etc.) serait ainsi à comprendre comme une autre manière d’aspirer, même inconsciemment, à la réintégration androgynique. Ce désir, symptomatique d’un mal-être ou d’un sentiment de manque, trouverait alors une explication naturelle dans la difficulté de l’homme à se forger une identité au sein des sociétés actuelles.

La figure de l'androgyne sous-tend toute la nouvelle « Amor proprio », mettant en scène le plaisir narcissique d’une chanteuse ayant souhaité faire l'amour avec le travesti qui l'imitait. L'acte sexuel doit en effet être interprété comme une métaphore de la réunion symbolique des deux parts de l'être androgynique originel, d'autant plus qu'une symbiose parfaite se crée ici : il s'agit bien d'un homme et d'une femme, donc de deux êtres complémentaires, mais tous deux habillés de la même manière et possédant (ou simulant) la même identité, ce qui contribue à accentuer la similarité qui les unit. De manière extrêmement habile et intéressante, Serna matérialise concrètement la confusion entre les deux personnes par un récit polyphonique construit sur l'alternance, sans aucune ponctuation, de deux narrateurs à la première personne, le travesti et la chanteuse. Passé l'étonnement initial, le lecteur doit tâcher de démêler l'écheveau narratif afin de pouvoir distinguer les différentes voix qui s'expriment dans le texte. En effet, si dans un premier temps l’auteur distingue des phrases23 entières provenant de Marina Olguín et de Roberto, la confusion s’accentue par la suite pour arriver à l’enchaînement de fragments de phrases de plus en plus courts. À titre d'exemple, nous reprenons  ici deux extraits significatifs de cette évolution : « [...] comment t’appelles-tu lui demanda cet idiot de Carlos je pus seulement articuler deux syllabes de mon nom masculin car elle m’interrompit furieusement qu’est-ce-que ça peut bien te faire comment il s’appelle [...]24 ». Dans ce premier cas de figure, on voit nettement l'alternance des propositions énoncées par les deux narrateurs différents (l'alternance s'effectuant avec le terme « Carlos » puis avec la locution interrogative « qu’est-ce-que », indiquant le passage au discours direct). Au contraire, à la fin de la nouvelle, la confusion syntaxique a atteint des proportions nettement plus conséquentes : « [...] Marina tu vas déchirer ma robe mais elle n’écoutait pas ses requêtes et je dus me donner une gifle qui l’excita encore davantage [...]25 ». Il s'agit dans un premier temps de Roberto qui s'exprime, d'abord au style direct (« Marina tu vas déchirer ma robe ») puis qui repasse à la narration traditionnelle (« mais elle n’écoutait pas »), avant qu'intervienne la voix de Marina avec l’emploi du groupe nominal « ses requêtes ». La dernière proposition, enfin, conjugue le discours de Roberto et l'apparition discrète de Marina par le biais du seul pronom « me », contribuant ainsi à confondre davantage encore le récit.

Par conséquent, cette nouvelle pourrait correspondre à une version extrême du dialogisme bakhtinien tel qu’il est présenté dans Esthétique et théorie du roman (1975) ; dans cet ouvrage, le théoricien russe évoque les implications de la polyphonie dans le récit et donne une description d’un texte polyphonique qui semble convenir à la nouvelle de Serna :

[…] les frontières sont intentionnellement mouvantes et ambivalentes, passant fréquemment à l’intérieur d’un ensemble syntaxique ou d’une simple proposition, parfois même partageant les principaux membres d’une même proposition (Bakhtine, 1978, p. 129).

En effaçant toute frontière discursive et typographique entre Roberto et Marina, Serna abolit du même coup la barrière identitaire qui pourrait les séparer et matérialise au plan de la forme la confusion existant au niveau de l'intrigue.

Le motif de l'androgyne s'accompagne ici d'une référence furtive au mythe de Narcisse (Serna, 1991, p. 135), une figure qui s'applique aux deux personnages, mais particulièrement à la chanteuse, dans la mesure où c’est elle qui est à l’origine de la relation charnelle : en une réactualisation subtile du mythe antique, Serna brosse le portrait d'une femme qui n'est amoureuse que d’elle-même, ce qui pose d'ailleurs également le problème du rapport à autrui, dans la mesure où le personnage ne semble ici éprouver de l'attirance pour autrui que lorsqu'il peut s’identifier à lui et y retrouver une part de lui-même. La preuve la plus flagrante de ce narcissisme amoureux se manifestera le lendemain : au moment où le charme est rompu, quand Roberto quitte son costume de scène, Mariana, ne se reconnaissant plus en l'homme qu'elle a en face d'elle, ira jusqu’à le chasser, sans ménagement aucun. Le dénouement de la nouvelle est ainsi porteur de l'épilogue symbolique du mythe, étant donné l'échec qu'il souligne ; pourtant conscients que la réintégration androgynique ne pouvait passer par la réunion des corps26, les deux amants ont effectivement fait évoluer sensiblement cette quête millénaire en proposant une nouvelle issue : l'élaboration de l’homo novus, caractérisé par la dimension hermaphrodite tellement désirée. L'acte sexuel qui unit les deux personnages devient en effet la métaphore de la conception de « l'homme nouveau » : « [...] il s’agissait de la possession totale donnant naissance à une nouvelle personne, moi, toi, elle, dotée de seins, de testicules, d’un clitoris sur la pomme d’Adam [...]27 ». Malgré tout, là encore leur tentative se soldera par un échec, dans la mesure où avec la fin de la nuit viendra la fin de l'engouement mutuel et la dislocation de l'union fragile qu'ils avaient tenté de mettre en place.

Le mythe réapparaît également dans « Tía Nela » : cette fois, la figure de l'androgyne est tout entière symbolisée dans un seul être, Efrén-Fuensanta, marquant ainsi peut-être une évolution dans le traitement du mythe. Comme s'il était désormais clair que la réunion des deux parties de l'androgyne originel ne pouvait être atteinte par le biais de l'union de deux personnes distinctes, comme cela avait été le cas dans « Amor propio », Serna crée cette fois un personnage qui est en passe de recréer à lui seul la figure androgynique, en conciliant éléments relevant du champ du masculin et du féminin (même si le but d’Efrén-Fuensanta est justement d'effacer de sa personne toute trace masculine). Malgré tout, si Serna fait évoluer le mythe de l'androgyne, il ne modifie pas sa portée car, encore, le héros subira un échec cuisant : sa tante, n'ayant jamais accepté la conduite du jeune « homme », dévoilera toute la réalité à celui qui s'apprêtait à épouser Efrén transformé en Fuensanta, ruinant ainsi le mariage et toute possibilité de bonheur pour son neveu.

En définitive, les nouvelles « Tía Nela » et « Amor propio » doivent à notre avis être lues comme des textes emblématiques du questionnement sur les sexualités modernes, récurrent dans la littérature d’Enrique Serna. Plongé dans un univers imprégné de contradictions faisant coexister des systèmes de valeurs radicalement différents (dont le meilleur exemple serait ici l’opposition entre la rigueur morale de Tante Nela et la vie sexuelle d’Efrén-Fuensanta), le personnage sernien se lance dans une double quête : à la fois celle de l’identité sexuelle et celle l’orientation sexuelle, toutes deux ne pouvant se défaire du regard d’Autrui et s’en trouvant ainsi limitées voire freinées. De là l’impression vertigineuse qui domine : le vertige, c’est cette image marquante utilisée par Octavio Paz dans Le labyrinthe de la solitude pour dire le sentiment suicidaire s’emparant de Cuauhtémoc, dernier empereur aztèque,  au moment où sa chute lui apparaît dans toute son évidence. Certain d’une défaite prochaine face aux troupes espagnoles de Hernán Cortes, Cuauhtémoc est pris d’un vertige que l’on peut qualifier d’existentiel, tant il est lourd de sens, matérialisant à la fois un sentiment d’inéluctabilité et la prise de conscience d’une fin généralisée (pour lui et son peuple). C’est ce même vertige existentiel que nous retrouverons ici, lorsque Efrén-Fuensanta, dans un état second, semble obéir aux ordres de sa tante et braquer le revolver sur sa tempe. C’est aussi celui de cette même femme qui, dépassée et choquée par les agissements de son neveu, est submergée par un trop plein d’émotions et sombre dans l’inconscient. L’étourdissement qui envahit le lecteur au contact de cette nouvelle étrange qu’est « Amor propio » est également révélateur : la confusion entre deux êtres, matérialisée de manière concrète par l’enchevêtrement des voix narratives, est telle qu’elle transcende son cadre textuel pour atteindre celui qui le contemple, comme si l’auteur cherchait à reproduire chez le lecteur le tournis qui s’empare des deux personnages. Le vertige, c’est enfin et surtout le ressenti de l’être face à sa propre identité, oscillant entre schizophrénie, narcissisme et rapport malsain à soi-même (ego démesuré ou au contraire atrophié), un être dont la sexualité deviendra finalement une manière de donner à voir la fragilisation et la fragmentation identitaire qui le caractérisent.

 

BIBLIOGRAPHIE

Bakhtine, Mikhaïl. 1978 [1975]. Esthétique et théorie du roman. Paris : Éditions TEL Gallimard.

Paz, Octavio. 2009 [1950]. El laberinto de la soledad. Madrid : Éditions Cátedra.

Serna, Enrique. 2007 [1991]. « Amor propio », dans Amores de segunda mano, 201 p. Mexico : Éditions Cal y Arena, p. 131-140.

Serna, Enrique. Avril 2001. « Tía Nela », La Palabra y el Hombre, Xalapa : Éditions Universidad Veracruzana, p. 62-66.

 

Pour citer cet article: 

Desmas, Davy. 2012. « Vertiges de la sexualité moderne dans deux nouvelles d’Enrique Serna », Postures, Dossier « En territoire féministe : regards et relectures », n° 15, En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/desmas-15 > (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « En territoire féministe : regards et relectures », n° 15, p. 115-126.