Mensonges de l’intention d’auteur en période décadente. Les difficultés exégétiques dans Monsieur Vénus (1884) de Rachilde

Article au format PDF: 

 

La décadence est à la fois un mouvement littéraire du dernier quart du XIXe siècle et un concept historique appréhendant le temps sous la forme cyclique, alternance entre les périodes d’essor (l’âge d’or) et celles de déclin. L’étymologie – du latin cadere, signifiant « tomber », « choir », sur lequel on insiste par le préfixe de- associé – nous renseigne sur l’inévitable retour d’une déchéance, d’où l’aspect pessimiste du mouvement souvent souligné1. La décadence latine est régulièrement invoquée, tant comme modèle, pour le raffinement de la création artistique, que comme contre-modèle, notamment sur la question des mœurs. L’inquiétude d’une dégradation des mœurs, ayant permis l’intrusion barbare et provoqué la chute de l’Empire romain, est présente dans le discours des juristes et des médecins, tandis que les auteurs de la fin du XIXe siècle profitent de l’occasion, non sans délectation et prises de positions morales ambiguës, pour explorer minutieusement les possibilités textuelles apportées par un sujet tel que la sexualité. Marguerite Eymery (1860-1953), future épouse d’Alfred Valette et collaboratrice régulière au Mercure de France, écrira sous le pseudonyme de Rachilde nombre de romans sulfureux traitant particulièrement les questions d’identité sexuelle, et présentant des points de vue très progressistes sur le sujet. Sa carrière débute véritablement avec Monsieur Vénus (1884), œuvre qui lui vaudra un procès… et peut-être la célébrité. Aux prémisses d’un travail sur l’intention d’auteur en période décadente se pose un constat simple : parmi les œuvres décadentes inquiétées par la justice pour des raisons de mœurs, Monsieur Vénus occupe une place à part entière et soulève un questionnement théorique particulier, car il fut écrit par une femme. La première question qui vient est à la fois simple et insoluble : qu’est-ce qu’une écriture féminine ? S’il semble difficile de donner des traits définitoires fixes à un tel objet théorique, on doit néanmoins considérer qu’être une femme auteur induit une posture particulière. Dans le contexte de la fin du XIXe siècle, période bien connue pour sa misogynie affichée, les implications éthique et esthétique (les deux dimensions allant de pair) d’un texte écrit par une femme ne sont évidemment pas les mêmes que s’il s’était agi d’un homme. Partant, l’interrogation de départ quant à « l’écriture féminine » est à moduler : quelles stratégies d’écriture une femme doit-elle développer pour s’affirmer en tant qu’auteure ?

En me basant principalement sur les travaux fondateurs de Melanie Hawthorne et de Nelly Sanchez, je proposerai une étude sur la genèse problématique de Monsieur Vénus de Rachilde. D’abord publié à Bruxelles aux éditions Bancart en 1884, et saisi par la justice, le roman est réédité en France en 1889 avec une modification conséquente du péritexte qui pose un certain nombre de questions quant à l’honnêteté de la démarche littéraire. En effet, outre les changements apportés au texte et à ses seuils, moins pour des raisons esthétiques que pour éviter des problèmes supplémentaires avec la justice – attitude ayant à voir avec l’autocensure dont Yvan Leclerc a donné la base théorique dans un ouvrage2 qui fait date à propos de la littérature en procès –, il y a chez Rachilde une difficulté à assumer le statut de femme auteure. Cette difficulté donne lieu à au moins trois positionnements perturbant le lecteur dans sa perception de l’intention d’auteur : le choix d’un coauteur en la personne de Francis Talman, dont elle s’est vite séparée et dont le rôle est incertain (garde-fou d’un auteur masculin?) ; le choix d’affirmer à plusieurs reprises et de manière contradictoire une dimension autobiographique dans l’œuvre au travers d’un rejet de la figure maternelle (mais en quelles proportions et est-ce vraiment vérifiable?) ; enfin, le choix d’une écriture qui, pour des raisons pécuniaires, serait volontairement dirigée vers la subversion (comment vivre de sa plume en étant une femme ?). On ne peut apporter de validation biographique définitive à ces éléments et il faudra se contenter d’hypothèses probables fondées sur le recoupement des informations. Ajoutons que, pour les auteurs décadents en général (Rachilde incluse), une volonté de tromperie délibérée du lecteur (dévoiement de l’éthique) ainsi que le déploiement d’une esthétique résolument tournée vers l’inauthentique et l’inexemplaire achèvent de jeter le doute sur la véracité des affirmations constituant l’autour du texte.

*

Les études sur Rachilde, encore peu nombreuses, abordent toutes peu ou prou la question du féminisme et de l’écriture féminine, et sont menées par deux tendances analytiques repérables : celle qui, peut-être un peu naïvement, ou du moins dans une logique conditionnée par les gender studies, considère d’emblée et sans remise en cause que l’auteure ouvre une voie à un féminisme basé sur un refus du formatage du genre sexuel (une pensée du travestisme et du transgenre), et celle qui, plus rigoureusement me semble-t-il, tentet de déterminer les conséquences d’une position auctoriale ambiguë sur l’efficace du texte. En effet, une première lecture de Monsieur Vénus, sans connaissance de la genèse de l’œuvre, engage à relever le potentiel transgressif du sujet. On voit tracé le portrait d’un couple atypique formé d’une femme omnipotente, Raoule de Vénérande, représentante de l’aristocratie qui décide dans un jeu passablement pervers de réduire, en le féminisant et en le pliant à ses caprices sexuels, Jacques Silvert, jeune homme des classes populaires. Le jeu de renversement du genre sexuel, rendu possible par un écart dans la position sociale (ce qui pourrait être une stratégie d’écriture classique en période décadente) devient un thème intéressant précisément parce que c’est une femme qui écrit, et qu’alors les enjeux éthiques d’une telle intrigue changent de nature. À la fin du XIXe siècle, ce sont habituellement les hommes qui prennent en charge le discours sur la femme dans un climat très généralement misogyne, et dans l’intention de démontrer une menace du féminin. Le personnage de la femme castratrice est omniprésent dans la littérature décadente, comme c’est le cas par exemple, et pour prendre un mythe souvent évoqué, lorsqu’elle est présentée sous les traits de Salomé qui conteste la domination masculine dans une prise de conscience de son pouvoir sexuel. Seulement, à de rares cas près, l’intention d’auteur est clairement de dévoyer tout féminisme potentiel et de réaffirmer au travers d’une fiction les raisons (qui sont de bonnes raisons, n’en doutons pas…) d’un fonctionnement de la hiérarchie des sexes. La fiction est donc le lieu d’une mise en scène expérimentale d’une crise du couple homme/femme dont le potentiel de conviction tiendrait à la qualité esthétique. L’idée vient alors naturellement (naturellement, puisque d’un schéma historiquement reconduit) que l’activité d’écrivain sérieux est strictement réservée aux hommes, détenteurs à la fois d’un art d’écrire et d’un art de penser (comme le passé le prouve), et l’occasion vient tout aussi naturellement de mettre en scène la femme qui ne peut ni penser ni a fortiori écrire, puisqu’elle n’est qu’un sexe. Octave Mirbeau, représentant patenté de la décadence et « docteur ès femmes » présente dans un essai au titre assez ironique, « Propos galants sur les femmes », tiré d’un ouvrage tardif de 1926 intitulé Les écrivains, une pensée on ne peut plus claire à ce sujet. Décrivant à grands traits un extrait de Lilith, le roman de Rémy de Gourmont dont il souligne au passage les qualités stylistiques indéniables, il donne une version très fin-de-siècle de la Genèse. D’un peu de glaise, Dieu modèle l’homme, mais très vite l’homme s’ennuie. Alors Dieu, dans sa très grande mansuétude, crée la femme d’un reste de glaise. Mais avec ce reste de glaise, Dieu n’a pas assez de matière pour faire une tête à la femme : « Alors, nous dit Mirbeau, après avoir esquissé à travers l’espace primordial un geste qui semble dire : “Ma foi, tant pis !”, il puise à pleines mains dans le ventre, où un trou se creuse, et, avec cette poignée d’argile, il donne à la femme un cerveau! » (Mirbeau, 1926, p. 190). Puis Mirbeau aggrave encore le propos d’un commentaire subtil :

La genèse symbolique de la femme, interprétée par Rémy de Gourmont, concorde exactement avec les conclusions de la science anthropologique. La femme n’est pas un cerveau : elle est un sexe et c’est bien plus beau. Elle n’a qu’un rôle dans l’univers, mais grandiose : faire l’amour, c'est-à-dire perpétuer l’espèce. Selon les lois infrangibles de la nature, dont nous sentons mieux l’implacable et douloureuse harmonie que nous ne la raisonnons, la femme est inapte à tout ce qui n’est ni l’amour ni la maternité. Quelques femmes — exceptions très rares — ont pu donner, soit dans l’art, soit dans la littérature, l’illusion d’une force créatrice. Mais ce sont ou des êtres anormaux, en état de révolte contre la nature, ou de simples reflets du mâle dont elles ont gardé, par le sexe, l’empreinte (Mirbeau, 1926, p. 190-191).

Cette exception très rare qu’incarne Rachilde, en tant que femme et auteure qui sort de sa condition, implique la lourde tâche de lever le doute sur les qualités réelles d’une création, sans passer pour anormale ni contre-nature, et sans se servir en outre des instruments utilisés jusqu’ici par les hommes (n’être plus l’empreinte). Paradoxalement, Octave Mirbeau nous met sans doute face à l’inévitable stratégie d’affranchissement qu’induit l’expression « écriture féminine ». Il s’agit bien d’une occasion pour une femme, dans ce contexte, de développer une esthétique inédite visant à contourner les modèles. Lorsque la parole est empêchée, elle doit chercher son lieu dans la transformation du langage par lui-même, dans le travail de l’image. Être une femme est donc a priori une motivation toute trouvée à l’écriture, car, si l’on veut que le topos du féminin, ce lieu commun fin-de-siècle, soit révisé, ce ne peut être que par la femme elle-même. Alors de quelle manière Rachilde est-elle une femme qui écrit ? D’une manière bien surprenante. Première surprise, au détour d’un Rapport à M. le ministre de l’Instruction et des Beaux-arts sur le mouvement poétique français de 1867 à 1900 établi en 1902 par Catulle Mendès, un propos de Rachilde est rapporté :

Le vers libre est un charmant non-sens, un bégaiement délicieux et baroque convenant parfaitement aux femmes poètes dont la paresse instinctive est souvent synonyme de génie (Mendès, 1902, p. 152).

Cette phrase aux allures de compliment assassin, approuvée par Catulle Mendès (dont on sait en outre d’après les sources biographiques qu’elle aurait été sans succès éperdument amoureuse, au point d’avoir développé une paralysie des jambes au cours d’une crise d’hystérie…), est une manière de souligner une différence d’écriture entre les femmes et les hommes, au point de vue des compétences techniques (puisque la poésie est alors considérée comme plus technique que la prose). La femme est jugée incapable, comparable à l’infans qui ne maîtrise pas le langage, elle bégaye et, comme devant un enfant, on pourrait éventuellement s’émouvoir de ses balbutiements charmants et la chatouiller sous le menton… On ne s’étonnera donc pas qu’elle utilise naturellement le vers libre qui ne lui demandera pas cet effort technique apparemment étranger à sa paresse. On s’aperçoit que Rachilde cherche à calquer l’attitude masculine, non pas dans l’opposition, ni dans le réinvestissement d’un pouvoir, mais dans la construction d’un statut d’exception, une position douteuse dans laquelle elle peut en arriver à prendre à son compte, comme c’est le cas ici, un discours ambiant nettement misogyne. Au-delà du choix personnel, qu’on pourrait mettre en parallèle avec le choix qu’elle a fait de porter des habits masculins, moins pour subvertir que pour neutraliser un féminin gênant sa carrière, ou encore celui d’apposer la mention « Rachilde, homme de lettres » à ses cartes de visite, c’est son œuvre entière qui peut être mise en cause au point de vue de l’intention. Ce qui nous ramène à cette première lecture naïve de Monsieur Vénus comme renversement du genre sexuel et comme renversement social, et qui nous autorise à remettre en cause à la fois l’efficace et le bien-fondé de cette éventuelle intention. Maryline Lukacher, dans un article pionnier, analyse la volonté d’un « devenir-homme » chez Rachilde qui serait « […] un mouvement de rhétorique indispensable à se distancer du même coup du Pouvoir-de-la-Mère et du pouvoir des féministes de l’époque » (Lukacher, 1992, p. 454), deux intentions compréhensibles étant donné le fait biographique souvent relevé de cette mère folle qui sera enfermée à Charenton, et étant donné le fait contextuel, plus intéressant à mon avis : les féministes de la première heure réclament la prise en compte d’une spécificité féminine plutôt que la prise d’un pouvoir. Melanie Hawthorne propose une lecture très intéressante des différentes manières d’appréhender ce que peut être le féminisme à partir du roman. La réception de Monsieur Vénus peut être modulée en fonction d’une histoire du féminisme. Le féminisme des années 1960-1970 a défini le genre sur le fondement de la différence des sexes, en cherchant les limites d’un domaine spécifiquement féminin, en définissant une expérience féminine particulière de l’être au monde, irréductible à l’idéologie masculine, et même à son langage ; ce à quoi ne répond pas le roman de Rachilde puisque :

Les travaux de Rachilde fournissent à première vue un matériau qui ne se prête pas aux analyses féministes de cette période, car sa représentation des femmes va clairement à l’encontre d’une disposition à donner voix et forme à une différence féminine3.

Au milieu des années 1980, une manière différente de percevoir le féminisme, revisité à l’aune des théories du genre (chez Judith Butler ou Monique Wittig, par exemple) permet une autre lecture de Monsieur Vénus. Melanie Hawthorne écrit que « [l]e roman incite les lecteurs à opérer une lecture complexe des axes de sexe et de genre, comme à la fois distincts et inséparables4 ». En effet, dans ce roman, les repères normatifs sont subvertis, c’est-à-dire inversés, et le lecteur doit remettre en cause son ancrage normatif (la force de la construction du genre) pour adhérer au déroulé de la fiction. On peut dire que la fiction trouve ici son rôle d’expérimentation (Kundera), qu’elle pourrait permettre à chaque lecteur d’exercer son libre arbitre, de prendre conscience de son rôle et de sa position sociale en fonction de son sexe. En ce sens et à première vue, Rachilde amorcerait une prise de pouvoir et une lutte détachées d’une vision réductrice du féminin ; la femme ne se percevant plus par les seuls critères du genre, mais au travers de la stricte distinction sexe/genre, serait désormais autorisée à outrepasser le rôle qui lui est habituellement attribué… par les hommes. Monique Wittig, dans son texte « On ne naît pas femme », souligne alors différentes manières d’appréhender le féminisme :

Que veut dire « féministe » ? Féministe est formé avec le mot « femme » et veut dire « quelqu’un qui lutte pour les femmes ». Pour beaucoup d’entre nous, cela veut dire « quelqu’un qui lutte pour les femmes en tant que classe et pour la disparition de cette classe ». Pour de nombreuses autres, cela veut dire « quelqu’un qui lutte pour la femme et pour sa défense » – pour le mythe, donc, et son renforcement (Wittig, 2007, p. 47-48).

La possibilité de cette lutte pour sortir du mythe est cependant dévoyée par le mythe personnel de Rachilde qui s’échafaude sur un certain nombre de décisions peu judicieuses. L’évolution du péritexte de Monsieur Vénus témoigne d’une constante remise en cause du contenu par le contexte qui laisse perplexe. Le premier fait est l’appui d’un coauteur masculin dans l’édition originale du roman, Francis Talman, dont on n’a jamais pu déterminer s’il existait bel et bien ou si elle l’avait inventé. Rachilde souhaite en tout cas minimiser son rôle par une pirouette ironique en déclarant comme le cite Melanie Hawthorne « […] qu’elle l’a rencontré pendant qu’elle prenait des leçons d’escrime et qu’il a été d’accord pour être son coauteur afin de combattre lors de duels qui seraient provoqués par la publication du livre5 ». L’explication est d’autant plus troublante ou douteuse que, dans l’intrigue même de Monsieur Vénus, Raoule de Vénérande pousse Jacques Silvert à se battre en duel : la coïncidence est trop belle pour être vraie. Quoi qu’il en soit, Francis Talman est évincé dès la réédition française de 1889. Le second fait, qui laisse une marque plus gênante, est l’apparition d’une préface de Maurice Barrès dans les rééditions successives, laquelle fonctionne comme la caution d’un pair suite au procès. Seulement, cette caution s’accompagne d’un certain nombre d’analyses limitant considérablement la portée du propos. Tout en reconnaissant l’originalité et la qualité de l’ouvrage, tout en le plaçant comme le dernier-né d’une lignée flatteuse allant d’Adolphe à Mademoiselle de Maupin, Maurice Barrès s’étonne que cet imaginaire improbable ait pu exister dans la tête d’une si jeune fille. Il écrit, non sans une certaine condescendance :

Certes, la petite fille qui rédigeait ce merveilleux Monsieur Vénus n’avait pas toute cette esthétique dans la tête. Croyait-elle nous donner une des plus excessives monographies de la « maladie du siècle » ? Simplement elle avait de mauvais instincts, et les avouait avec une malice inouïe. Elle fut toujours très inconvenante. Déjà, toute jeune, lunatique, généreuse et pleine d’étranges ardeurs, elle effrayait ses parents, les plus doux parents du monde ; elle étonnait le Périgord. C’est d’instinct qu’elle se prit à décrire ses frissons de vierge singulière. Ramenant gentiment ses jupons entre ses jambes, cette fillette se laissa gaiement rouler sur la pente d’énervation qui va de Joseph Delorme aux Fleurs du mal et plus profond encore —, elle roula gaiement, sans souci, comme avec un cerveau moins noble et une autre éducation, elle eût glissé dans le wagonnet des « Montagnes Russes » (Rachilde, 1977, p. 13-14).

Rachilde incarnera désormais « Mademoiselle Baudelaire », antinomie piquante de la vierge perverse, élément pseudo-biographique et tenant clairement du fantasme qui fera peut-être oublier les égarements de cet ouvrage, qu’on s’efforcera, même si on est malgré tout un peu effaré, de considérer comme une rêverie un peu fiévreuse, mais bien innocente au fond… La préface est un seuil trompeur qui dévoie véritablement l’œuvre en minimisant un contenu sexuel, pourtant explicite, parlant mystérieusement de « mauvais instincts » à même de laisser croire, pense Barrès, à la pureté d’intention de l’auteure. Rachilde n’ignore pourtant rien des choses du sexe et les met en lumière de manière nette. Elle écrit par exemple :

Il y a une chaîne rivée entre toutes les femmes qui aiment…

… L’honnête épouse, au moment où elle se livre à son honnête époux, est dans la même position que la prostituée au moment où elle se livre à son amant (Rachilde, 1977, p. 121).

Il s’agit là de bien autre chose que de vagues « frissons de vierge », et ceux qui s’efforceraient d’ignorer encore l’expression du désir féminin sont immédiatement raillés :

Des philosophes chrétiens ont parlé de la pureté de l’intention, mais ils n’ont d’ailleurs jamais mis ce dernier point en question, pendant l’amoureuse lutte… Au moins ne le pensons-nous pas ! Ils y eussent trouvé trop de distraction (Rachilde, 1977, p. 121-122).

Je note un troisième et dernier fait, et non des moindres, dans une chronique de Jean Lorrain significativement titrée « La débutante » et traçant le portrait des bas-bleus en prostituées dans un sarcasme mordant propre à l’auteur. Après une description désormais classique de la femme (ici Rachilde) sous les traits d’une femme fatale réunissant toutes les ambiguïtés de l’androgyne, rassemblant toutes les sexualités contraires, et attirant immanquablement tous les regards, reconstruisant une Rachilde en papier (ce qui ne devait pas être pour lui déplaire), Lorrain conclut de manière lapidaire par un : « ça fait de l’argent » (Lorrain, 1984, p. 190). Le soupçon est d’emblée jeté sur une motivation strictement pécuniaire de l’auteur, faisant de la subversion un fonds de commerce, et l’hypothèse est certainement très plausible. Mais d’un renversement, Lorrain reconsidère la qualité d’écriture de Rachilde au regard du reste de la production des écrivaines :

Rachilde était pauvre, c’était son excuse ; mais vous, mesdemoiselles les diplômées, ès-Gomorrhe et ès-lettres, qui paie donc et ces bracelets bossués de saphirs, et ces solitaires aux oreilles, et ces boas de plume encadrant d’une ombre veloutée le joli visage à fossettes ?... Ce n’est pas encore votre littérature… si primée qu’elle soit, apparemment (Lorrain, 1984, p. 191).

L’hommage que Jean Lorrain rend à Rachilde est bien ambigu puisqu’il souligne une certaine complaisance dans l’écriture sulfureuse flirtant avec la pornographie (le mot est employé dans la chronique). Il considère néanmoins l’originalité de sa démarche qui la distingue de tous ses avatars, ces « pseudo-Rachilde », puisqu’elle s’est fait un nom par elle-même :

Car cette dépravante était chaste, vivait avec sa mère, irréprochable au milieu de cette boue, escortée d’amis, mais sans un seul amant : le contraste était au moins piquant (Lorrain, 1984, p. 190).

Cependant, si nous pouvons oublier un instant que Rachilde a besoin des hommes pour écrire et tenter de se faire une place en tant qu’homme de lettres, c’est pour considérer que le contenu subversif de son roman est à visée fiduciaire… Hypothèse que soutient Nelly Sanchez dans son article en considérant qu’« [a]yant compris, avec le succès de Monsieur Vénus, que le scandale permettait de se libérer des normes et des conventions sociales, elle a entretenu son image de romancière sulfureuse, en multipliant les provocations, pour conserver son indépendance et se distinguer de ses consœurs » (Sanchez, 2010, p. 262).

L’ensemble de ces faits met en lumière un paradoxe problématique : même s’il y a intention de la part de Rachilde de ne pas écrire en tant que femme, il y a une attente liée au contexte qui la dépasse, ce que j’ai presque envie d’appeler un contexte intentionnel, par quoi elle ne peut pas se permettre d’écrire sans en passer par l’appui constant et contradictoire d’un homme qui empêche la transgression à la source. Elle se trouve donc dans la position d’incarner l’homme jusqu’à rejouer la misogynie qui va avec, plutôt que de prendre un pouvoir symbolique. C’est la limite évidente de son projet.

*

Une phrase de Lanson pose un principe à la recherche en littérature :

Le premier homme qui, écoutant ou lisant un poème, a voulu savoir le nom de l'auteur, celui-là écartait la littérature de sa fonction naturelle : dans sa question étaient en germe toutes les analyses de la critique et de l'histoire littéraire. Il faisait le premier geste professionnel6.

En effet, il y a une figure du lecteur et une figure de l’auteur dont le contenu théorique a changé au cours de l’histoire de l’écrit. Si on revient loin en arrière, l’auteur d’un texte n’était pas certifié, l’anonymat était assez courant, et le lien du texte à l’auteur non assuré, en tout cas juridiquement. Le texte fonctionnait donc de manière autonome avec en quelque sorte une « mort de l’auteur » précédant Barthes, et qui impliquait un rapport au texte débarrassé des questions de l’intention. Avec la naissance de l’auteur en tant que signataire de son texte, avec l’apparition d’un texte garanti en tant qu’il a un auteur certifié, toute lecture ne se suffit plus à elle-même, devient relative, demande presque instinctivement la preuve d’une existence physique de cet auteur (d’où l’intérêt d’un travail du biographique) et plus encore la vérification d’une intention. L’importance du lien entre texte et auteur, l’importance de l’intention, sont palpables par exemple lorsqu’il y a plagiat, et donc responsabilité de l’auteur devant la loi. Dès lors qu’il y a auteur certifié, une connaissance est à apporter quant à la fabrique du texte et, dans ce qu’écrit Lanson, se fait jour la notion de lecteur « compétent » à qui l’on fait appel pour décrypter le fonctionnement de cette construction textuelle. Dans le cas de Rachilde, le fait est flagrant qu’un jeu sur le statut d’auteure est à l’œuvre, jeu sur le genre sexuel qui se traduit par une volonté d’effacer son existence physique de femme pour laisser la place à la reconstruction fantasmatique d’une figure d’homme-écrivain. Toute la stratégie textuelle vise à faire oublier que c’est une femme qui écrit. Mais le lecteur « compétent » dont la vigilance est aiguisée par l’utilisation du pseudonyme Rachilde découvre aisément le stratagème. La conséquence est fâcheuse. Dès lors qu’un vice intentionnel se glisse dans la démarche de Rachilde, aux vues de son statut de femme et aux vues de sa biographie, une question délicate se pose : garde-t-on le plaisir du texte intact ? Après avoir démasqué l’illusion, a-t-on encore envie de lire Rachilde ? Est-ce un bien d’être en mesure d’identifier une démarche littéraire comme authentique, de considérer qu’il y a une éthique de l’écriture ? C’est toute la question qu’il y a à poser s’agissant de la littérature en procès où les tromperies sont révélées : lorsque l’auteur est plagiaire (Lorrain), lorsqu’un auteur incriminé désavoue ses choix esthétiques dans une préface (Flaubert et Madame Bovary), lorsqu’un auteur laisse une contradiction apparente entre ses présupposés esthétiques et la réalité de ses écrits (Zola et le naturalisme), lorsqu’un auteur joue du roman à clef avec des figures qui furent célèbres un temps, mais qui sont désormais oubliées, lorsque cet auteur se fait en outre attaquer en diffamation (à nouveau Lorrain). La question se pose plus fortement encore à propos de littérature décadente et d’auteurs qu’on classe parmi les minores7, car ces auteurs ont été oubliés, longtemps ignorés, puis ramenés à la lumière par un lectorat « compétent ». Or, on pourrait douter du bien-fondé de ce mouvement de résurgence d’œuvres dont certains défauts pourraient être immédiatement analysés comme la source de leur oubli. L’envie de légitimer la réapparition du nom de Rachilde dans le panorama littéraire par le biais d’une analyse résolument féministe de son œuvre serait une vision tronquée si l’on tient compte de ce simple fait qu’en 1928 elle écrit un pamphlet intitulé Pourquoi je ne suis pas féministe. L’envie de discuter les ambiguïtés dans les écrits de Rachilde peut par contre offrir une occasion de penser le féminisme à partir de son histoire, de ses erreurs et de ses progrès. On peut à la fois constater l’échec relatif d’un projet et se laisser séduire par une écriture et un personnage au caractère inédit. Il faut en outre insister sur l’important : la qualité d’écriture de Monsieur Vénus justifie qu’on s’y intéresse et le lecteur y trouvera l’une des belles réussites de la littérature décadente.

 

 

Bibliographie

Monographies

Bollhalder Mayer, Regina. 2002. Éros décadent. Sexe et identité chez Rachilde. Paris : Honoré Champion.

Dauphiné, Claude, 1991. Rachilde, femme de lettres 1900. Paris : Mercure de France.

Finn, Michael R. 2009. Hysteria, Hypnotism, the Spirits, and Pornography : Fin-de-siècle Cultural Discourses in the Decadent Rachilde. Newark : University of Delaware Press.

Hawthorne, Melanie C. 2001. Rachilde and French Women’s Autorship : From Decadence to Modernism. Lincoln : University of Nebraska Press.

Holmes, Diana. 2001. Rachilde : Decadence, Gender and the Woman Writer, Oxford. New York : Berg.

Kingcaid, Renée A. 1992. Neurosis and Narrative : the Decadent Short Fiction of Proust, Lorrain, and Rachilde. Carbondale : Southern Illinois University Press.

Lingua, Catherine. 1995. Ces anges du bizarre. Regard sur une aventure esthétique de la décadence. Paris : Nizet.

Sanchez, Nelly. 2010. Images de l’Homme dans les romans de Rachilde et Colette, Saarbrücken : Éditions Universitaires Européennes.

Articles

Cachin, Françoise. 1973. « Monsieur Vénus et l’ange de Sodome. L’androgyne au temps de Gustave Moreau ». Nouvelle Revue de Psychanalyse, no. 7, printemps 1973, p. 63-69.

Hawthorne, Melanie C. 1987. « Monsieur Vénus : A Critique of Gender Roles ». Nineteenth-Century French Studies, vol. 16, 1987-88, p. 162-179.

Lukacher, Maryline. 1992. « Mademoiselle Baudelaire : Rachilde ou le féminin au masculin ». Nineteenth-Century French Studies, vol. 20, no. 3-4, printemps-été 1992.

Sanchez, Nelly. 2010. « Rachilde ou la genèse (possible) de Monsieur Venus ». Nineteenth-Century French Studies, vol. 38, no 3-4, printemps-été 2010.

Quelques éditions de Monsieur Vénus

Rachilde. 1884. Monsieur Vénus : roman matérialiste, avec Francis Talman, Bruxelles : A. Bancart.

---. 1998. Monsieur Vénus : roman matérialiste, Préface et lettre autographe de Maurice Barrès, Paris : Flammarion.

---. 2004. Monsieur Vénus : roman matérialiste, édité et introduit par Melanie C. Hawthorne and Liz Constable, New York : Modern Language Association of America, 2004.

Pour citer cet article: 

Courapied, Romain. 2012. « Mensonges de l’intention d’auteur en période décadente. Les difficultés exégétiques dans Monsieur Vénus (1884) de Rachilde », Postures, Dossier « En territoire féministe : regards et relectures », n° 15, En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/courapied-15 > (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « En territoire féministe : regards et relectures », n° 15, p. 69-81.