« Le vrai est un moment du faux ». L’imposture révélatrice de « Censor » dans son Véridique Rapport

Article au format PDF: 

 

Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux1.
Guy Debord, La société du spectacle

La brochure intitulée Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie paraît tout d’abord en italien en 1975. Signée par un certain Censor, qui se décrit comme un membre de l’élite dirigeant l’Italie, elle se présente à la fois comme une critique constructive des stratégies employées par les classes dominantes pour maintenir leur pouvoir et comme une suite de propositions visant à sauver le système capitaliste. Sur un ton cynique, voire machiavélique, et à l’aide d’exemples tirés de sa propre expérience, Censor entend fournir des solutions à la fragilité du capitalisme italien – lequel, dans les années 1970, est en crise, faisant notamment face à l’opposition de groupes d’extrême gauche comme la Brigate Rosse (Brigade Rouge)2. Le but avoué de ce pamphlet est donc le maintien de la domination de la classe bourgeoise sur le prolétariat et la mise en place d’un système de contrôle des masses plus efficace.

Ce pamphlet, reçu par la droite comme une bénédiction, s’avère toutefois une supercherie. Le fait est révélé dans une seconde brochure parue six mois après la première, avant même que quiconque ait mis en doute l’existence de l’auteur du Véridique Rapport : Censor n’est pas un capitaliste sans scrupule ayant lu très attentivement Machiavel, mais plutôt un ancien membre de l’Internationale situationniste3 du nom de Gianfranco Sanguinetti, très près des mouvements révolutionnaires italiens de l’époque (Stella 2016). Son texte dévoile en somme les faiblesses du système que lui et ses camarades se donnent pour but de détruire : s’inspirant d’un pamphlet de Karl Marx et Bruno Bauer (Bauer 1841), Sanguinetti entend tromper la classe bourgeoise en révélant, par sa duperie, les atrocités sur lesquelles est basée l’idéologie capitaliste.

Dans son Véridique Rapport, Sanguinetti use de deux stratégies pour arriver à ses fins, à savoir, d’une part, un effort pour rendre son mensonge (le personnage de Censor) authentique par l’usage du paratexte et de l’intertexte et, d’autre part, une tentative de contaminer le mensonge du « spectacle » par la critique situationniste. Nous procéderons donc à l’analyse de ce « faux idéologique » (Battel 1978, 901) sur ces deux plans afin de montrer qu’il entend lever le voile sur le véritable visage du système capitaliste.

De la fausse authenticité de Censor

Le texte de Censor/Sanguinetti s’ouvre, dès la toute première page, sur une phrase devant assurer une aura d’authenticité au texte et à son auteur. En effet, d’entrée de jeu, le mot « vérité » est mis de l’avant, et son importance est soulignée par une dédicace : « À l’amicale mémoire de Raffaele Mattioli, qui nous enseigna à être prodigues du plus précieux de nos biens : la vérité » (Censor 2003, 5). Outre la référence à la vérité, qui rappelle le « véridique » du titre, on peut remarquer que Censor tente d’établir un lien de connivence avec son lectorat en dédicaçant son livre à Mattioli, un éminent banquier italien4. Le public visé est clairement identifié, et cette simple dédicace vise à faire croire que Censor est véritablement issu, comme lui, du monde des affaires, et qu’il estime et respecte les grands capitalistes.

Censor insiste également sur le fait que, si ce qu’il dit est vrai, cela n’en reste pas moins difficile à exprimer. Encore une fois, c’est le paratexte qui révèle tout d’abord cette posture par le biais, en exergue, d’un passage du Paradis de Dante : « Car si ton propos doit être désagréable / d’abord au goût, il se montrera ensuite, / une fois digéré, un aliment vital » (7). En plus d’asseoir l’autorité du discours par la référence à Dante – nous y reviendrons – ce passage renforce l’authenticité des propos de Censor, avant même que ne débute le texte à proprement parler5. Il prépare les lecteurs à accepter ce qu’ils liront comme une vérité nécessaire à mettre au jour, mais qui risque d’être choquante. Ceux-ci seront donc plus enclins à accepter les révélations et les propos qui suivront, à maints égards froids et machiavéliques6. Ces quelques vers de Dante suggèrent enfin que, s’il en coûte autant à l’auteur de révéler cette vérité qui risque d’être tout d’abord mal reçue, c’est parce que celui qui se livre à une telle analyse existe vraiment, qu’il occupe un poste important au sein de l’élite, et qu’il prend le risque d’énoncer des faits qui sont habituellement tus. Vers la fin de son texte, Censor s’adresse par ailleurs directement à ses lecteurs pour, une fois de plus, expliquer la difficulté de révéler la vérité :

Nous ne dissimulerons pas au lecteur que lui parler aussi froidement est pour nous une tâche ingrate […] Et notre froideur même, en traitant de choses qui nous touchent de si près, n’est pas le produit du cynisme que certains esprits malveillants veulent nous attribuer, mais de la nécessité de garder notre sang-froid en présence de la fin de notre monde […]. (118)

Cet aveu participe ainsi de la stratégie de Sanguinetti, qui cherche à conférer à son alter ego un caractère vraisemblable. Le fait que Censor affirme ne pas dissimuler à son lectorat la difficulté qu’il a à s’adresser à lui en ces termes laisse aussi penser, par association, que tout le reste est vrai. Il profite en quelque sorte du dicton qui veut que la vérité soit ce qui est le plus difficile à dire.

Censor s’appuie à plusieurs reprises sur des auteurs classiques pour conférer plus d’autorité à son propos. L’usage de l’intertexte afin de donner une valeur de vérité à l’argumentation constitue une stratégie efficace, dans la mesure où cet appareil discursif peut servir à asseoir l’autorité d’un texte par son association à une pensée reconnue. Sanguinetti réussit ainsi à construire un personnage à la fois crédible, cynique, brillant et cultivé. Celui-ci est en quelque sorte au croisement de la bourgeoisie et de l’aristocratie, tel un bourgeois-gentilhomme qui aurait réussi sa conversion nobiliaire. Si son discours se rapproche de celui de l’aristocratie à plusieurs égards, c’est d’abord par les références à des œuvres classiques que son penchant aristocratique se fait d’abord jour. La lecture des seules quinze premières pages du pamphlet révèle un grand lecteur des textes des XVIIe et XVIIIe siècles, en plus de quelques auteurs de la Renaissance et de l’Antiquité. Censor emploie par exemple certaines phrases latines et cite, notamment, Hérodote, Thucydide, Dante, Machiavel, le Cardinal de Retz, von Clausewitz et Stendhal. Il récupère ces auteurs et les utilise comme socle pour son argumentation. Le choix des citations n’est bien entendu pas laissé au hasard; chacune d’entre elles insiste sur l’importance d’exposer la vérité : « Il faut regarder en face la plus dure des vérités, "la cause la plus vraie", comme dirait Thucydide, de cette guerre sociale, fâcheusement mais inévitablement permanente » (38). Notons par ailleurs que le fait que Censor se cache, en quelque sorte, derrière les auteurs qu’il cite, annonce la supercherie. Sa posture d’énonciation dépend grandement des discours qu’il reprend dans son propre texte; il est un être construit par les références intertextuelles.

Censor n’est toutefois pas déterminé que par les auteurs qu’il cite. Son personnage est conçu de manière à être vraisemblable et pour que ses lecteurs puissent croire le reconnaître malgré son pseudonyme. À plusieurs reprises, Censor justifie l’usage de l’écriture anonyme en arguant que ceux qui sont de sa classe le reconnaîtront sans problème : « du reste, nous sommes sûrs d’être aisément reconnus de tous ceux qui ont eu l’occasion de nous rencontrer dans le cours des trente dernières années » (18). Il ajoute par la suite qu’il préfère que ce ne soit pas à son nom que l’on s’arrête, mais à son propos, d’où le choix de l’anonymat. Pourtant, tout au long du texte, il sème des indices qui doivent permettre au public de l’identifier. Il revient sur la question de son pseudonyme, concédant qu’il a dû être démasqué par quelques-uns : « À ce point du présent récit pseudonymique, il ne peut manquer de se trouver des personnes qui, dans le cours de leur lecture, auront reconnu, derrière une bonne part des argumentations précédentes, notre main » (123). Ce type d’aveu, adroitement inséré ici et là, permet d’insister sur l’existence réelle du capitaliste modèle qu’est Censor. Le raisonnement du lectorat, placé face à ces passages, doit être de penser que, si Censor peut être reconnu, c’est qu’il existe. De plus, si l’on se place dans la perspective du membre de la classe dirigeante lisant le Véridique Rapport, il est évident qu’il désire en reconnaître l’auteur, et ainsi prouver qu’il est véritablement initié à ce milieu d’élite. Sanguinetti piège donc son lectorat idéal; il l’empêche de remettre en question l’existence de Censor, puisqu’un véritable membre de l’élite italienne doit reconnaître ce dernier, sous peine d’avouer qu’il ne fait pas partie du cercle restreint de la bourgeoisie.

Si Censor peut être reconnu, c’est donc parce qu’il serait un membre éminent de la classe dirigeante d’Italie. La vigueur avec laquelle il défend le capitalisme comme « la forme effectivement supérieure du développement économique » (15) doit vraisemblablement être le fait de sa très haute position dans la bourgeoisie de son pays. Or, afin d’illustrer sa position privilégiée, Censor prend bien soin de disséminer un peu partout des anecdotes témoignant de ses contacts dans le milieu des affaires et de la politique. C’est par exemple le cas lorsqu’il raconte dans quelles circonstances il a croisé une importante manifestation, à Milan :

ce 19 novembre, vers midi, nous devions traverser la via Larga pour nous rendre au domicile, sis non loin des lieux des affrontements, d’un industriel chez qui nous étions conviés à déjeuner, avec quelques hommes politiques et d’autres personnalités du monde économique. (72-73)

Censor laisse également penser que, du fait de sa position d’homme d’affaires important, se tiennent à proximité de lui les personnalités politiques les plus influentes, et qu’il peut agir, en quelque sorte, comme leur conseiller. À propos du déclin – postulé – du capitalisme, il écrit :

Vers la fin de 1967, ces symptômes s’étaient tellement multipliés que nous avons cru de notre devoir de communiquer à titre privé notre préoccupation à celui qui, par la position même qu’il occupait, devait être plus que personne porté à en comprendre la gravité et avait le plus grand intérêt à en prévenir les funestes conséquences. (49)

Sanguinetti utilise donc plusieurs moyens pour faire croire que Censor existe bel et bien, que ceux qui sont dignes de le reconnaître n’y manqueront pas, et qu’il est lui-même parmi les mieux placés pour sauver le capitalisme italien. Il donne son récit comme authentique et relevant de l’évidence : « relisant ces pages, nous ne découvrons pas quelle objection tant soit peu pertinente un esprit rigoureux pourrait y faire; et nous nous persuadons que la vérité s’en imposera généralement » (163). Sa position subjective privilégiée lui sert d’argument pour rendre son analyse de la situation indiscutable.

Ce travail sur l’alter ego de Sanguinetti revêt une importance cruciale dans sa stratégie de tromperie. Censor doit être crédible pour que l’objectif du Véridique Rapport soit atteint : il s’agit d’utiliser l’imposture pour révéler le véritable mensonge qui gouverne le monde. Sanguinetti construit, autant par les références paratextuelles et intertextuelles que par les indices qu’il donne pour être « reconnu », une figure d’auteur qui fait autorité. Tout cela, évidemment, dans le but de tromper un lectorat bien défini, dont il connait l’horizon d’attente – connaissance dont il ne se prive pas d'user, faisant miroiter l'image du capitaliste modèle pour mieux refermer son piège sur un public sensible à une telle figure. Nous verrons toutefois que, si Sanguinetti souhaite passer pour l’un des membres de l’élite italienne, il sème aussi plusieurs indices permettant de démasquer sa véritable identité de révolutionnaire et d’ancien membre de l’I.S.

La vérité du « spectacle »

La vérité à laquelle prétend Censor est bel et bien présente dans son texte, mais elle ne se trouve pas là où les lecteurs issus de la classe dominante le croient. En effet, ce qui est exposé dans le Rapport, c’est en quelque sorte l’envers de la théorie situationniste, notamment de la notion de « spectacle », telle que définie dans La société du spectacle de Guy Debord. Celui-ci décrit la société spectaculaire comme un lieu où « [t]out ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. » (Debord 1992, 15). C’est donc dire que le spectacle met en place une image faussée de la réalité. Debord ajoute que « [s]ous toutes ses formes particulières, information ou propagande, publicité ou consommation directe de divertissement, le spectacle constitue le modèle présent de la vie socialement dominante » (17. L’auteur souligne). Le spectacle est ainsi une illusion nourrie à dessein par les instances du pouvoir; il est un voile qui couvre le réel et donne à voir le monde actuel comme seul monde possible7. C’est notamment le cas du capitalisme, qui est présenté, par les classes dominantes, comme le seul système efficace.

Par son usage de la théorie du spectacle, Sanguinetti entend révéler la posture indéfendable des capitalistes, mais aussi montrer que ceux-ci sont vulnérables : le seul à connaître les véritables mécanismes de la domination bourgeoise se trouve à être son opposant le plus enragé. La supercherie vise à prouver que le capitaliste modèle est un être prêt à tout pour préserver la domination de sa classe sur les autres.

Plusieurs indices témoignent de ce qui se joue véritablement dans le Rapport. Bien entendu, il est plus facile de repérer les tonalités situationnistes8 a posteriori, puisque le groupe est bien mieux connu aujourd’hui qu’en 1975, mais il reste que plusieurs passages du texte auraient sans doute pu soulever certains soupçons quant aux visées de Censor. Le premier indice – et le plus difficile à déceler – est le fait que presque tous les auteurs cités font partie du panthéon personnel de Guy Debord9, qui a grandement aidé Sanguinetti à rédiger son texte10. L’analyse du propos de Censor révèle aussi beaucoup d’autres références à la mouvance situationniste, qui a représenté en son temps – c’est du moins ce que Sanguinetti veut montrer – la plus grande menace pour l’ordre établi11.

Tout au long de son texte, lorsqu’il affirme défendre le capitalisme, Censor défend bel et bien le « spectacle » au sens debordien du terme12. La société qu’il décrit, qu’il idéalise et qu’il souhaite imposer, correspond à la « société du spectacle » – dans laquelle lui et ses semblables partagent les mêmes intérêts de classe et contrôlent le prolétariat à leur guise : « Nous dirons, avec toute la froide véracité que nous avons adoptée pour toute autre affirmation contenue dans ce Rapport, que cette société nous convient parce qu’elle est là, et que nous voulons la maintenir pour maintenir notre pouvoir sur elle » (Censor 2003, 11. L’auteur souligne). On ne lit pas autre chose, dans ce passage, que l’envers des mots de Debord, qui écrit : « Le spectacle se présente comme une énorme positivité indiscutable et inaccessible. Il ne dit rien de plus que "ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît". […] Le spectacle ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même » (1992, 20-21). En attribuant un tel discours à un supposé membre de l’élite conservatrice italienne, il s’agit pour Sanguinetti de faire apparaître que la théorie situationniste est véridique; en publiant ainsi une fausse analyse sous un faux nom, il peut espérer que de vrais dirigeants liront son texte et soutiendront son propos, avouant ainsi, indirectement, qu’ils cherchent bel et bien à mettre en place une « société du spectacle ».

Pour instaurer cette société où la classe bourgeoise contrôle effectivement les masses par le biais du spectacle, Debord postule que la tactique la plus importante est celle de la « séparation ». Il s’agit en somme d’organiser l’isolement de chacun pour anéantir toute menace provenant d’une solidarité sociale, qui pourrait remettre en question le pouvoir en place et, par le nombre, le renverser. « La séparation est l’alpha et l’oméga du spectacle » (27. L’auteur souligne), écrit Debord, ajoutant que l’urbanisme moderne est son arme la plus redoutable puisqu’elle assure le « maintien de l’atomisation des travailleurs que les conditions urbaines avaient dangereusement rassemblés » (166. L’auteur souligne). Censor, pour sa part, adhère à cette vision mais, au contraire de Debord qui, évidemment, souhaite mettre fin à la séparation, il entend plutôt la renforcer, et priver toujours plus le prolétariat de relations sociales : « Il n’existe aujourd’hui qu’un péril au monde, du point de vue de la défense de notre société, et c’est que les travailleurs parviennent à se parler de leur condition et de leurs aspirations sans intermédiaires » (Censor 2003, 11-12. L’auteur souligne). C’est ainsi que Censor prône la récupération, par le pouvoir, des institutions de médiation tels les syndicats et le Parti communiste, parce qu’ils empêchent les gens de s’organiser eux-mêmes et de véritablement communiquer. Ce machiavélisme affiché par Censor, qui entend utiliser la gauche traditionnelle, rejoint aussi, comme le reflet d’un miroir, la critique situationniste, qui dénonce toutes les organisations « révolutionnaires » officielles comme autant de mouvements réformistes faisant aisément le jeu de l’ordre établi. Enfin, Censor constate avec optimisme l’avancement des techniques d’atomisation :

l’isolement et, pour ainsi dire, la séparation des personnes ont été hautement perfectionnés. Tout ce qui pouvait porter atteinte, plus ou moins directement, à la tranquillité de l’ordre social […] s’est dissous presque complètement avec la mise en place des nouvelles conditions de la vie quotidienne d’aujourd’hui, et de son nouveau paysage urbanistique. (32. L’auteur souligne)

Ces mots, écrits par Censor pour encenser le spectacle, auraient tout aussi bien pu l’être par Debord pour l’attaquer; le personnage que crée Sanguinetti représente véritablement tout ce que les situationnistes se proposent d’abattre.

À plusieurs endroits du pamphlet de Censor, on retrouve la description du spectacle en tant qu’illusion devant donner une impression de vraisemblance et d’authenticité aux classes inférieures. Cette technique est par ailleurs celle qui, selon lui, est la plus efficace pour assurer l’hégémonie de la bourgeoisie : « Le plus grand succès de notre civilisation moderne est d’avoir su mettre au service de ses dirigeants une incomparable puissance d’illusion » (23. L’auteur souligne). Cette illusion permet de rendre les masses passives, de les forcer à accepter sans sourciller le monde dans lequel elles vivent comme un fait indéniable, qui ne peut être changé. Il s’agit de leur donner à contempler un monde immuable : « les masses consomment et regardent ce qu’elles veulent de la diversité qui leur est programmée, mais elles ne peuvent vouloir que ce qui est là » (32). La technique est ainsi mise au service de cette organisation de la passivité :

C’est ici que naît, comme un produit naturel de notre stade de développement historique, une nécessité sociale de contemplation […] qu’une part privilégiée de notre technologie, consacrée à la fixation et à la diffusion des images, se trouve opportunément en mesure de satisfaire. (23. L’auteur souligne)

Une fois de plus transparaît l’exact opposé de la théorie du spectacle. Plutôt qu’à la critique de la société spectaculaire, contenue dans le livre de Debord, on se trouve face à son éloge. Toutefois, ce qui se trouve véritablement derrière le propos de Censor est moins univoque que ce que son premier lectorat italien n’a pu le croire; comme nous le verrons, cet éloge apparent dissimule une sévère critique du spectacle.

Enfin, plusieurs références encore plus directes rapprochent le propos de Censor de celui des situationnistes et de Guy Debord. Tout d’abord, Sanguinetti fait très clairement allusion à un tract publié par la section italienne de l’I.S., Avis au prolétariat italien sur les possibilités actuelles de la révolution sociale (1969) : « l’un de ces manifestes nous avait surpris par son titre lugubre, qui sentait son XIXe siècle, et qui était quelque chose comme "Avis au prolétariat sur les occasions présentes de la révolution sociale" » (73). De manière encore plus explicite, on retrouve, reproduit directement dans le texte de Censor, un passage d’une analyse situationniste à propos de Mai 68. Si l’on détache cet extrait des phrases ajoutées pour l’encadrer, et justifier sa présence dans un pamphlet défendant le capitalisme, il ne fait aucun doute que ces quelques lignes sont le fruit d’une organisation révolutionnaire qui a vu dans les événements de Mai 68 l’embryon d’une autre société possible :

Il n’est pas nécessaire d’insister ici en rappelant que la France a connu alors la grève générale la plus étendue et la plus prolongée qui ait jamais paralysé l’économie d’un pays industriel avancé, et que c’était en même temps la première grève « spontanée » de l’histoire : tout le pouvoir de l’État, des partis politiques et des syndicats eux-mêmes, fut tout simplement effacé durant plusieurs semaines, tandis que les usines et les édifices publics se trouvaient occupés dans toutes les villes13. (59. L’auteur souligne)

Ces constats quant à la gravité de la situation pendant les événements de Mai 68 en France apparaissent surprenants venant d’un homme d’affaires italien. Sorti de son contexte situationniste et révolutionnaire, et incorporé dans un texte défendant les intérêts de la bourgeoisie, ce passage change toutefois de statut. Sanguinetti l’insère ainsi dans son texte pour faire adhérer à l’analyse situationniste de Mai 68, à leur insu, les capitalistes qui liront le texte de Censor. C’est donc à dessein que Sanguinetti parsème son texte de « vérités » situationnistes, qui ne peuvent être acceptés par les membres de la classe dirigeante que lorsqu’elles sont enrobées du « mensonge » capitaliste.

« Verum index sui et falsi »14 

Publié sous le nom de Censor, le Véridique Rapport circule pendant six mois sans soulever de questions sur la possible imposture de son auteur. Les stratégies de tromperie de Sanguinetti ont apparemment bien fonctionné, puisque les journalistes et membres de la classe dirigeante s’affairent alors surtout à chercher qui peut bien être ce capitaliste lucide. Personne n’ose remettre en doute son appartenance à la grande bourgeoisie d’Italie. Dans le texte qu’il publie pour révéler la supercherie, Preuves de l’inexistence de Censor, par son auteur15, Sanguinetti cite notamment certains journalistes qui ont cru à son personnage : « Censor… est un conservateur éclairé et de race, un grand tuteur de la bourgeoisie, un commis du capital privé… En lisant le livre on devine bien des choses quant à l’identité de Censor » (Rossella, in Censor 2003, 171). En effet, on peut deviner bien des choses en lisant Censor, mais sans doute pas ce que ce journaliste croit avoir découvert.

La principale raison pour laquelle le personnage de Censor demeure crédible est que ce qu’il énonce plaît à la frange conservatrice italienne. La plupart des analystes semblent trouver son discours rafraichissant; ils encensent ce grand bourgeois qui ose dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Malgré le ton cynique du pamphlet, les solutions qu’il contient sont considérées comme lucides et le cri d’alarme qu’il lance afin d’appeler à maintenir la domination de la bourgeoisie, nécessaire : « Ce pamphlet est certainement une provocation salutaire, un "assez!" signifié à l’onction progressiste » (Article non signé du journal Europa Domani, in Censor 2003, 171). Le machiavélisme du texte signé par Censor, loin de rebuter le milieu conservateur italien, est vu comme le constat éclairé et éclairant d’un homme prêt à tout pour sauver le capitalisme.

Même lorsque l’imposture est révélée, l’argumentaire du personnage de Censor continue de convaincre par sa rigueur; on en vient toutefois à se demander si ce n’est pas là la stratégie de Sanguinetti, et si les journalistes n’adhèrent pas, au moins en partie, à l’analyse situationniste dissimulée dans le texte. Dans un compte rendu publié en 1978 dans lequel l’auteur affirme savoir que Censor est une construction, on lit tout de même ces lignes : « Disons tout de suite que ce pamphlet est remarquable par la lucidité qui l’imprègne, une lucidité politique dans la ligne de Machiavel qui fait de Censor un "capitaliste éclairé" » (Battel 1978, 900). Si Censor est ainsi encensé par les bourgeois, autant avant qu’après la révélation de la supercherie, c’est sans doute, comme l’avance Sanguinetti, « parce qu’ils en ont besoin » (Censor 2003, 174. L’auteur souligne).

La vérité est, en un sens, au centre du texte de Sanguinetti, elle est relative, énoncée depuis différentes positions idéologiques. L’analyse du capitalisme à laquelle se livre Censor est, en effet, efficace et convaincante, et surtout attirante pour les membres de la classe dirigeante puisqu’elle émane d’un esprit stratégique qui lui fait souvent défaut. Censor présente une vérité, mais celle-ci n’en doit pas moins être renversée; si le monde est ce qu’il est, il n’est pas nécessairement ce qu’il doit être. Ainsi, par le biais du personnage de Censor, Sanguinetti expose crument toute la vérité du monde qu’il voudrait abattre en personnifiant le seul individu capable de le sauver.

Le mensonge, lui, ne sert dans ce texte que de révélateur. Énoncer, sous un faux nom et une fausse identité, les vérités du capitalisme, créer de faux liens de connivence, et défendre, par exemple, l’usage du terrorisme étatique16 sont pour Sanguinetti des moyens de révéler l’atrocité de la société du spectacle, et de prouver la culpabilité de ceux qui adhèrent sans réserve à sa « défense et illustration » du capitalisme. L’intertextualité, la forme du pamphlet et surtout l’imposture lui servent d’armes pour révéler le véritable visage des classes dirigeantes; il lève le voile d’illusion spectaculaire sur laquelle leur vision du monde est basée. Le personnage de Censor permet de pointer ceux qui sont prêts à tout pour s’accrocher au pouvoir et garder les masses sous eux. Ce sont, selon Sanguinetti, ces gens qu’il faudra en premier lieu déloger lors de la révolution à venir; le Véridique Rapport n’aura ainsi servi qu’à démasquer les architectes du spectacle : « puisque personne, entre tous ceux qui ont écrit de longs articles sur Censor, n’a protesté contre aucune de ces atrocités, selon le principe "qui ne dit mot consent", toutes ces belles salopes les ont acceptées. Il faudra s’en souvenir » (Censor 2003, 178). Censor est une illusion spectaculaire, l’arme du spectacle retournée contre lui-même.

 

Bibliographie

Battel, Léopold. 1978. « Véridique Rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie ». Revue canadienne de science politique, vol. 11, no 4, p. 899‑901.

Bauer, Bruno. 2010 [1841]. Die Posaune des Jüngsten Gerichts über Hegel. Den Atheisten und Antichristen: ein Ultimatum. Berlin : Nabu Press, 172 p.

Censor (Gianfranco Sanguinetti). 1975. Rapporto veridico sulle ultime opportunità di salvare il capitalismo in Italia. Milan : Ugo Mursia Editore, 139 p.

–––. 2003 [1976]. Véridique Rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie, suivi de Preuves de l’inexistence de Censor, par son auteur. Paris : Ivréa, 185 p.

Debord, Guy. 1992 [1967]. La société du spectacle. Paris : Gallimard, coll. « Folio », 209 p.

–––. 1988. Commentaires sur la société du spectacle. Paris : Éditions Gérard Lebovici, 97 p.

Gérard Genette. 1982. Palimpsestes. La littérature au second degré. Paris : Seuil, coll. « Points Essai », 576 p.

Internationale situationniste. 1958. « Le sens du dépérissement de l’art ». Internationale situationniste, no 3, p. 3-8.

–––. 1969a. « Le commencement d’une époque ». Internationale situationniste, no 12, p. 3‑34.

–––. 1969b. Avviso al proletariato italiano sulle possibilità presenti della rivoluzione. Tract de la section italienne de l’Internationale situationniste.

Marx, Karl. 1976 [1842]. « Bemerkungen über die neueste preuβische Zensurinstruktion. Von einem Rheinländer ». Marx Engels Werke, tome 1: 1839-1844. Berlin : Dietz Verlag, p. 3-25.

Fulvia Sisti. 2017. La buona banca. La lezione di Raffaele Mattioli. Cesena : Historica Edizioni, 135 p.

Stella, Alessandro. 2016. Années de rêves et de plomb : des grèves à la lutte armée en Italie (1968-1980). Marseille : Agone, 164 p.

Vaneigem, Raoul. 1992 [1967]. Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations. Paris : Gallimard, coll. « Folio actuel », 361 p.

Pour citer cet article: 

Bellehumeur, Guillaume. 2018. « "Le vrai est un moment du faux". L'imposture révélatrice de "Censor" dans son Véridique Rapport ». Postures, no. 27 (Hiver) : Dossier « Trafiquer l'écriture : fictions frauduleuses et supercheries auctoriales ». http://revuepostures.com/fr/articles/bellehumeur-27 (Consulté le xx / xx / xxxx).