Trafiquer l'écriture : fictions frauduleuses et supercheries auctoriales

Article au format PDF: 

 

Lorsque Romain Gary se suicide en 1980, il laisse derrière lui une petite plaquette intitulée Vie et mort d’Émile Ajar. À l’intérieur, l’écrivain révèle ce qu’avaient déjà soupçonné quelques exégètes assidus de son œuvre : Émile Ajar est un nom d’emprunt et l’individu auquel il renvoie est fictif. Mais est-ce à dire qu’il n’existe pas? Il est en effet difficile de nier que les textes de ce récipiendaire du Goncourt possèdent leur voix propre, témoignent d’une poétique singulière, exigent du lecteur une interprétation et une appréciation qui dépassent le simple goût de la supercherie.

Si la saga du cas Ajar marque l’histoire littéraire occidentale, il faut rappeler qu’elle a eu des prédécesseurs tout comme elle a produit des émules. Dans cet exemple d’imposture auctoriale où l’auteur se fait passer pour un autre, lequel devient alors le véritable signataire de l’œuvre, on pressent déjà des tentatives comme celles du bien nommé collectif AJAR (Vivre près des tilleuls, 2016) ou de Jean-Benoît Puech (Louis-René des Forêts), de même que la marque laissée par les hétéronymes pessoens ou les pseudonymes de Kierkegaard. En dehors de ces cas pour le moins éclatants, il existe aussi les exemples plus simples fournis par la foule des auteur.e.s employant un prête-nom, que ce soit pour favoriser leur mobilité générique (et écrire des romans de gares en toute paix d’esprit) ou pour avoir simplement la possibilité de tenir une plume (comme ce fut longtemps le cas de plusieurs femmes écrivaines). Et que dire des récits signés Marie Auger (Le ventre en tête, 1996) qui mettent de l'avant la question du corps et de la douleur au féminin, mais derrière lesquels se cache l’auteur Mario G.

Aujourd’hui révélée comme le fruit d’une imposture, l’œuvre ajarienne n’est pas expliquée ni résolue par le dévoilement de son mécanisme, mais s’en trouve au contraire enrichie, voire paradoxalement opacifiée. C’est qu’elle permet, comme le font d’ordinaire les supercheries et les impostures littéraires, de mettre en lumière des processus implicitement à l’œuvre au sein du texte littéraire (Jeandillou, 2001). Ainsi, elle les questionne, les remet en cause, les subvertit, souvent en s’offrant le luxe d’un formidable pied-de-nez à l’institution, à la sacralité du statut auctorial, à la critique, etc.

Les supercheries pseudonymiques questionnent le fondement même de l’auctorialité en ce qu’elles remettent en cause la paternité de l’œuvre littéraire. Mais elles ne sont pas les seules manifestations du goût pour la tromperie qui hante les coulisses de la littérature. On pense par exemple à des démarches comme celles de Borges et de son « Pierre Ménard » (Fictions, 1961) ou au fameux Cabinet d’amateur (1979) de Perec, dans lesquelles la supercherie est une affaire de mise en forme, la fiction se dissimulant sous les apparences du discours critique pour mieux berner le lecteur et le mettre face à ses propres réflexes interprétatifs. Jouant de procédés similaires, Enrique Vila-Matas truffe ses textes de citations erronées et compte sur la suspicion de son lecteur, alors qu’Alphonse Allais (Un drame bien parisien, 1890), à l’inverse, mise sur sa crédulité pour mieux l’égarer. Du genre fantastique, qui fonde ses tensions narratives sur la remise en doute de la voix narrative, jusqu’au récit-cadre typique du « manuscrit trouvé », les couloirs de la littérature sont parcourus par une foule d’imposteurs.

La supercherie peut alors être un ressort narratif, un enjeu thématique ou structurel, comme le revendique sans ambages plusieurs Oulipiens, chez qui elle est moins déceptive que ludique dès lors qu’elle exploite le plaisir de se savoir mené en bateau. Le plaisir de lecture de textes fantastiques repose d'ailleurs sur ce même jeu (Bouvet, 2007). Mais le lecteur n’a, lui non plus, pas dit son dernier mot, puisqu’il peut à son tour être l’initiateur de la farce : ainsi de Pierre Bayard et de ses « critiques policières » irrévérencieusement innovatrices, par exemple.

La porosité des frontières

En ouverture de ce dossier, Farah Ben Jemaa s’attarde à interpréter la caution de vraisemblance du fait divers au sein de la fiction et la manière dont sa présence oriente nos postures lectorales. À partir de ces considérations sont décortiqués les enjeux métatextuels de la série Fargo, de Noah Hawley : en commentant son propre rapport trouble à la réalité, la série Fargo contraint son spectateur au jeu du doute systématique. 

La frontière dont Ben Jemaa étudie la porosité est ici celle qui sépare fictionnalité et référentialité des évènements ; dans l’article de Fanny Blanchet, qui lui succède, c’est la limite entre le je de l’auteur, du personnage et du narrateur qui est mis en cause. En s’attardant à la question de la transformation de ce je, de son déplacement et de sa pluralisation dans les textes de Vickie Gendreau, elle souligne comment ces stratégies de décentrement de la voix énonciative sont rendues possibles par la mise en récit du corps malade. C’est donc que l’effritement de l’organisme trouve ses échos dans celui du je : ce jeu de correspondance permet aussi une ressaisie du sujet par lui-même, désormais en mesure de s’énoncer tel qu’il se représente. La convocation du registre testamentaire et d’un réseau de références hollywoodiennes ancre les récits Drama Queens et Testament dans une logique de la simulation. 

L’auctorialité subvertie 

L’observation minutieuse du cas de Pierre Angélique, prête-nom le plus connu de Georges Bataille, permet à Rodolphe Perez de soutenir que cette figure auctoriale représente beaucoup plus qu’une substitution pseudonymique : derrière Angélique se cache un véritable projet d’écriture que seul l’enjeu du nom et sa subversion peuvent mener à terme. En effet, la division essentielle du sujet et la multiplicité des voix est au cœur de la pensée bataillienne, d’où la nécessité d’un recours au pseudonyme, qui permet d’illustrer ce clivage en engageant à la fois un imaginaire biographique et des stratégies paratextuelles.

Dans le Véridique rapport, le situationniste italien Gianfranco Sanguinetti se cachait sous le mystérieux pseudonyme de Censor pour court-circuiter la pensée capitaliste. Guillaume Bellehumeur analyse l’efficacité de la supercherie en se fondant sur la valeur de vérité normalement attribuée au paratexte et la convocation intertextuelle. Ce faisant, il ouvre une réflexion sur les implications de cette mystification lorsqu’elle se trouve à l’origine d’une posture auctoriale et s’interroge sur ses usages possibles en tant qu’outil rhétorique. 

Izabeau Legendre s’intéresse quant à lui à la question de l’anonymat et à sa portée politique dans les zines, où il apparait de prime abord comme une protection et une collectivisation de l’identité. À partir d’une relecture soutenue de ce concept chez Foucault et de sa reprise par Bordeleau, il postule que l’anonymat, plutôt que de faire écran entre les auteur.e.s et leur lectorat, sert au contraire à les rapprocher dans une complicité que permet précisément ce type de pratiques éditoriales où publics et producteurs se rapprochent et se confondent. 

Le plagiat comme poétique  

Moustapha Faye nous propose un tour d’horizon historique de la notion de plagiat et décline, dans cet article, les aléas de ses transformations. Par ce panorama, il insiste pour rappeler que le plagiat n’est pas l’entité homogène que l’on s’imagine souvent et que nous gagnerions tout compte fait à considérer cette histoire comme celle des plagiats. Relativisant les accusations d’ordinaire engendrées par la récente notion de propriété intellectuelle, il insiste sur l’impossibilité d’une création dite « pure » et sur la part inévitable d’intertextualité que comporte tout texte.

Sa thèse est confirmée par l’article de Julie Levasseur : à partir du scandale en 1968 provoqué par le cas de Ouologuem, elle analyse comment cette supercherie littéraire nous permet de questionner les mécanismes du plagiat et la notion d'authenticité que ce dispositif met à mal dans une optique postcoloniale. Le plagiat devient donc ici un outil de résistance. Ainsi, une forme de pillage symbolique est utilisée par Ouologuem pour répondre à celui qui s’est longtemps exercé en contexte de domination coloniale. 

Hors-dossier 

Prenant pour objet un texte de Patrick Chamoiseau, Amélie Michel s’attarde à nous démontrer selon quels procédés l’auteur s’y altérise en ayant recours à la notion de plurivocalité. En convoquant de multiples auteur.e.s et en proposant de nombreuses réflexions sur l’écriture, Écrire en pays dominé signale que cette dernière a toujours partie liée avec l’emprunt de voix « autres ». 

Ainsi, nous ne sortons d’une pensée de l’imposture que pour mieux nous en rapprocher : c’est que l’écriture, si elle n’est pas toujours trafiquée, est toujours traficau sens où elle reste préoccupée par les questions de l’échange et de la circulation. Et si l’on n’y troque pas toujours forcément un visage pour un autre, si parfois l’auteur.e s’y avance moins masqué.e qu’il n’y parait, elle entretient incessamment un rapport à la réalité qui risque fort de ne jamais finir de se dénouer. Il semble, ce dossier le montre, qu’il s’agisse au fond davantage d’entrelacer ces fils que de les démêler. 

L'équipe de Postures remercie chaleureusement les membres des comités de rédaction et de correction, qui ont travaillé bénévolement à l’élaboration de ce numéro. Nous remercions les partenaires financiers qui permettent à Postures d'exister et d’offrir un espace de partage et de diffusion riche et stimulant aux jeunes chercheuses et chercheurs. Un grand merci au Département d'études littéraires de l'UQAM, à Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire, à l'Association Facultaire des Étudiants en Arts (AFEA), à l'Association Étudiante du Module d'Études Littéraires (AEMEL), à l'Association Étudiante des Cycles Supérieurs en Études Littéraires (AECSEL) ainsi qu’aux Services à la vie étudiante (SVE).

Enfin, Postures exprime toute sa reconnaissance aux auteur.e.s pour leur travail.

 

Bibliographie

Bayard, Pierre. 1998. Qui a tué Roger Ackroyd? Paris : Éditions de Minuit, coll « Paradoxe ».

Bayard, Pierre. 2008.  L’affaire du chien des Baskerville. Paris : Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe ».

Bellaiche-Zacharie, Alain. 2009. « Kierkegaard et Pessoa: Pseudonymie et hétéronymie. » Revue des sciences philosophiques et théologiques, vol 93, no 3 : 533-550.

Darmon, Jean-Charles (dir.). 2013.  Figures de l’imposture. Entre philosophie, littérature et sciences. Paris : Éditions Desjonquères.

Eco, Umberto. « Quelques commentaires sur les personnages de fiction », SociologieS, Dossiers, Émotions et sentiments, réalité et fiction, [En ligne] http://sociologies.revues.org/3141

Ernaux, Annie. «1er-Mai, alerte à l'imposture !». Le Monde, 28 avril 2012, [En ligne] http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/04/28/1er-mai-alerte-a-l-impost...

Iser, Wolfgang. 1995.  L’acte de lecture. Bruxelles : Mardaga, coll. « philosophie et langage ».

Jeandillou, Jean-François. 2001 [1989].  Supercheries littéraires, la vie et l’œuvre des auteurs supposés. Genève : Droz.

Jeandillou, Jean-François. 1994.  Esthétique de la mystification, tactique et stratégies littéraires. Paris : Minuit, coll. « Propositions ».

Martens, David. 2013. « La franchise du pseudonyme : conditions d’exercice d’un indicateur de posture. » Neohelicon, vol 40, no 1 : 71-83.

Pluvinet, Charline. 2009.  L'auteur déplacé dans la fiction : configurations, dynamiques et enjeux des représentations fictionnelles de l'auteur dans la littérature contemporaine. (Thèse de doctorat). Rennes : Université de Rennes.

Tillard, Patrick. 2011. De Bartleby aux écrivains négatifs. Montréal : Le Quartanier.

Vila-Matas, Enrique et Jean Echenoz. 2008. De l’imposture en littérature. Saint-Nazaire : Meet.

 

Pour citer cet article: 

Perron, Laurence. 2018. « Trafiquer l'écriture : fictions frauduleuses et supercheries auctoriales ». Postures, no. 27 (Hiver) : Dossier « Trafiquer l'écriture : fictions frauduleuses et supercheries auctoriales ». http://revuepostures.com/fr/articles/avantpropos-27 (Consulté le xx / xx / xxxx).