L’autre grève : entretien avec Maryse Andraos

Article au format PDF: 

 

Postures (Marc-Antoine Blais) : Ton roman Sans refuge est composé de sept parties, qui sont campées, dans l’ordre, en 2017, en 2016, en 2017 encore, en 2004, en 2008, en 2013 et en 2019. Les scènes du livre se déroulent donc en amont et en aval de la grève étudiante de 2012. Pourtant, il aborde bon nombre d’enjeux qu’ont soulevés le « printemps étudiant » et ses suites. Faisant s’entrecroiser les temporalités et les points de vue, il offre une description complexe et riche de la vie militante et de ses écueils.

Dans la cinquième partie, tes personnages s’engagent dans la grève de 2008. Organisée pour s’opposer au sous-financement des universités, elle s’essouffle après quelques semaines. J’aimerais débuter cet entretien en te demandant ce que tu retiens de ton expérience de cette grève étudiante. Aussi, as-tu participé à celle de 2012? La référence oblique au mouvement de 2012 que présente ton roman est-elle délibérée?

Maryse Andraos : Oui, c’est tout à fait voulu. La grève de 2012 a été un point culminant pour notre génération : il y a eu une grosse production de discours autour d’elle, l’imaginaire qui l’entoure est très marqué. Je ne voyais pas l’intérêt de la représenter en fiction alors qu’il y a déjà tant de récits sur elle. Pour moi, ce qui motive l’écriture, c’est d’aborder des réalités dont on n’a pas nécessairement parlé, de les faire exister dans l’espace public. Donc oui, paradoxalement, tout tourne autour du printemps 2012 dans mon livre, même si c’est le grand absent…

J’ai choisi de camper la lutte de mes personnages en 2008 pour éviter que 2012 soit perçu comme une exception, et pour montrer que c’est l’aboutissement d’une longue suite de mobilisations. Le point de départ est peut-être le mouvement de 2005, qui s’opposait à la conversion d’une grande partie des bourses en prêts. Puis, en 2007-2008, il y a eu une grève intra-uqamienne pour contester le plan de redressement de l’université, qui frôlait la faillite : l’administration prévoyait la suppression de cours et de programmes en arts et en sciences humaines ainsi que l’augmentation des frais afférents. Ça a résulté en une grève d’un à deux mois, dépendamment des associations. Même si ce mouvement a été un échec, les étudiant·e·s ont tout de même signifié leur opposition à la tendance néolibérale : la marchandisation de l’éducation, le définancement des services publics. Je voulais raconter une grève qui n’est pas passée à l’histoire, mais qui a néanmoins préparé le printemps étudiant.

Ma participation au mouvement de 2012 a été celle de bien des étudiant·e·s. J’allais aux assemblées générales, je faisais beaucoup de manifs, j’écrivais des textes dans Fermaille, mais je n’ai pas fait partie des exécutifs. J’hésite à me dire « militante », parce que je n’étais pas de ceux et celles qui organisaient des actions, tenaient les piquets de grève, prenaient l’initiative; je suivais le mouvement, simplement. Mais à vrai dire, bien des gens que je connais – et que je perçois comme très impliqués – hésitent à revendiquer ce titre : l’impression qu’on n’en faisait pas assez, c’est finalement une expérience assez commune. L’essai On s’en câlisse (2013) développe la métaphore du cyclone pour parler de cette impression d’être en périphérie. Le mouvement était tellement gros, tellement tentaculaire que personne ne se sentait au centre; on dérivait tous autour de l’œil de l’ouragan. Comme c’était la première grève qui se déroulait sur les réseaux sociaux, elle avait quelque chose de multiforme, d’imprévisible : tout était filmé, partagé et commenté en live. La communication était instantanée. C’est sans doute ce qui a fait la force du mouvement. Quand la loi spéciale a été annoncée, la résistance s’est enflammée très vite.

Postures : Lorsque le débrayage s’interrompt, les espoirs qu’il a suscités chez tes personnages cèdent la place à une grande amertume. « Une autre grève perdue, il faudra s’y habituer puisque tous les jours on la perd, la bataille, face à une société dominée par l’argent, où il faut travailler pour vivre et rester pauvre quand même. » (106) Ce dépit (non exempt d’un certain défaitisme) est sensible à de nombreux endroits dans ton récit. On sent qu’une « fatigue du collectif » (31) ou de la vie militante telle qu’elle s’organise dans les grèves s’installe chez tes personnages : Delphine et Simon se mettent en quête d’une « vie simple » (31), Ariane et ses compagnes construisent un refuge et forment communauté à distance de la ville. Pourquoi les luttes que raconte ton roman changent-elles de configuration (ou s’interrompent-elles carrément) à partir de 2013?

M. A. : Je n’ai pas de réponse claire à cette question, parce que je me la pose toujours – d’ailleurs, j’écris souvent sur ce que je ne parviens pas à résoudre –, mais plusieurs raisons peuvent être avancées. La « fatigue du collectif », c’est une chose que j’entends beaucoup autour de moi. Tout ce que ça mobilise comme énergie de faire la grève, de porter sur ses épaules de grands projets communs, de se maintenir dans une pureté militante… ça use. Et puis, les mouvements successifs ont été durement réprimés, ce qui a laissé des séquelles importantes dans la vie des gens. Le fait de subir constamment de la brutalité policière, d’être détenu·e, d’être poursuivi·e, d’être judiciarisé·e… ça peut être destructeur. La grève de 2015 a été particulièrement rough : les manifs n’avaient pas le temps de commencer qu’elles étaient déjà illégales et que tout le monde était arrêté. Ce contexte-là a peut-être contraint les gens à se tourner vers ce qu’ils peuvent changer.

Il y a évidemment des personnes qui continuent à se battre : le personnage d’Ariane en est un exemple. La vie qu’elle construit en communauté non mixte, à mes yeux, c’est une forme de changement social. Je dépeins des luttes qui se localisent, ou peut-être, deviennent plus personnelles. Je ne crois pas que faire un enfant soit révolutionnaire, mais élever cet enfant selon certaines valeurs [le projet de Delphine et Simon, dans Sans refuge], c’est une façon modeste de changer les choses.

Postures : Ton roman fait le portrait de deux hommes militants, Simon et Nathan. Le premier est un punk qui « pontifie » (111) et qui se démarque par la fermeté de ses convictions politiques en 2008, mais qui manque à ses obligations de père en 2017. Le second est un musicien nostalgique de ses années de lutte qui reproche à Naïma sa volonté de travailler dans un bureau, inconscient qu’il est de ses privilèges et « trop aveuglé par [s]es beaux discours anticapitalistes pour envisager que certaines personnes n’ont pas le choix » (36). Les comportements de ces deux personnages offrent une bonne illustration du sexisme ordinaire qui s’immisce dans les luttes de cette époque. Le personnage d’Ariane te permet même d’aborder cette question de front : si on lit que les « grands maigres » qui composent l’exécutif de l’association étudiante « intimidaient » cette militante auparavant, en 2008, « elle leur cloue le bec quand elle le veut, en quelques arguments bien placés » (107). Et lorsqu’elle accueille Naïma à « Gouineville » quelques années plus tard, Ariane lui dit sans détour « que le problème, avant, c’étaient les dudes » (144). Que penses-tu de ma lecture? Crois-tu que la place qu’occupent les « dudes » dans la vie militante a changé, depuis 2012?

M. A. : Ça dépend de quel milieu militant on parle. Il n’y a pas le milieu militant, il y en a plusieurs, comme on dit qu’il y a des féminismes. Celui que j’ai dépeint dans mon livre est très blanc, très hétérocentré, très masculin. Le personnage d’Ariane, par exemple, n’est vraiment pas le type de profil qu’on retrouvait à cette époque-là. L’intégrer dans mon roman était une revanche de ma part, parce qu’il n’y avait pratiquement pas de lesbiennes dans ces communautés. En fait, comme femme (c’est vraiment terrible à dire), on y entrait souvent en étant la blonde d’un gars. Ça ne veut pas dire que les femmes n’y jouaient pas de rôle important : elles prenaient la parole, elles composaient les exécutifs. Mais il reste qu’il était dominé par les (fameux) « dudes ».

Je pense que c’est en train de changer, mais vraiment pas partout. Je ne peux pas témoigner des groupes qui sont plus jeunes que moi, mais ce que je remarque, c’est que depuis le mouvement des agressions non dénoncées et les vagues de dénonciations qui ont suivi, le féminisme connaît un regain important dans les discours et les pratiques militantes. Il y a davantage d’initiatives en mixité choisie, par exemple. Mais j’entends encore parler de problèmes de pouvoir ou d’agressions dans les cercles anarchistes, et ce sont souvent les survivantes qui en sont exclues, pas les agresseurs. Il reste donc beaucoup de travail à faire.

La mobilisation des CUTE [Comités unitaires sur le travail étudiant] qui a eu lieu dans les dernières années m’apparaît toutefois inspirante. C’est une poussée d’espoir, parce que la grève des stages a été menée principalement par des femmes. Elle était motivée par l’idée de rémunérer les stages obligatoires non payés dans les programmes d’études liés à des professions traditionnellement féminines (par exemple en éducation ou en soins infirmiers – alors qu’en droit et en médecine, ces stages sont payés). Ce mouvement-là montre en tout cas que les femmes prennent davantage de place dans les luttes étudiantes. Et c’est une bonne riposte aux mouvements de grève du tournant des années 2010, parce que dans les AG [assemblées générales] de ce temps-là, les personnes qui s’inquiétaient pour leurs stages et qui ne voulaient pas faire la grève étaient moquées et ridiculisées. Maintenant, elles sont davantage considérées. (Cette idée-là, je l’ai lue dans Travail invisible, qui a été publié en 2018 chez Remue-ménage.)

Je tiens aussi à préciser que ce que je dénonce à travers mes personnages masculins, c’est avant tout la pureté militante, ou l’idée de correspondre à tout prix à un idéal politique. Cette pureté-là, ce ne sont souvent que les personnes privilégiées qui peuvent se la permettre (dont, bien sûr, les « dudes » hétéros blancs).

Postures : Racontant la tenue d’un vote de grève, le personnage de Naïma affirme ceci : « Tu as souvent voulu, toi aussi, revendiquer la parole, tes phrases toutes prêtes au bord des lèvres, te lever pour attendre ton tour derrière la file des discoureuses, mais la seule idée de t’exposer aux jugements te paralysait; tu t’étais habituée à observer sans rien dire et ta voix, livrée au tribunal, n’aurait pas pu porter sans se rompre. » (103) À quoi tient cette paralysie que tu décris? Quels obstacles empêchent Naïma de prendre la parole?

M. A. : Ce que j’ai essayé de décrire ici, c’est que même si l’AG se veut neutre, elle ne l’est pas dans les faits : les réactions de la salle se sentent. Toutes les paroles n’y sont pas encouragées équitablement. La possibilité de débattre ou d’aller au micro est réservée à des personnes qui maîtrisent le code Morin (ou Véronneau, à l’UQAM). Il faut avoir les connaissances, l’éloquence et la capacité de convaincre. Ce sont des facultés qu’a Ariane, par exemple. Mais Naïma n’est pas une intellectuelle à proprement parler; le langage, ce n’est pas son médium. Ça m’intéressait de penser à toutes ces personnes qui ne se sont pas nécessairement prononcées dans les grèves, mais qui pouvaient avoir un point de vue différent.

Ça pose aussi la question de l’assurance. En psychothérapie, l’assurance est abordée principalement sur un plan personnel. Mais tout le monde est loin d’être égal et certaines personnes sont davantage socialisées à s’exprimer que d’autres. Ici, il ne s’agit pas seulement de dire que les femmes – les personnes racisées, en situation de handicap, etc. – sont moins encouragées à prendre la parole; il faut aussi se demander de quels modèles elles disposent. Naïma, par exemple, a vu sa mère se faire battre, être dans une situation de violence conjugale. Et la violence que reçoit sa mère est reconduite sur Naïma. Ça joue sur l’assurance qu’elle va avoir par la suite et sur la possibilité qu’elle a de se révolter sans en subir les contrecoups. De plus, la mère de Naïma a vécu la pauvreté, ce qui l’amène à dire à sa fille : « tu ne vas pas gagner ta vie comme artiste », « tu ne vas pas réussir ». Naïma entend aussi ce type de phrases à l’université : « tu n’as pas ta place ici », « tu n’as pas de talent, pas de méthode ». Tout ça contribue à étouffer la possibilité pour ce personnage-là de militer.

La militance, malheureusement, est souvent réservée à des privilégié·e·s. Ce n’est pas tout le monde qui a les moyens – physiques, psychologiques, matériels – de militer. Par exemple, les personnes qui n’ont pas de mobilité ne vont pas pouvoir faire de l’action de rue; celles qui ont des problèmes de santé mentale vont moins s’exposer à des situations où elles pourraient être emprisonnées. J’ai des amies qui n’avaient pas le choix de travailler pendant la grève de 2012, parce qu’elles étaient endettées jusqu’au cou et n’avaient pas de bourses d’études. C’est ironique, mais je me disais souvent que je me battais pour elles, pour qu’elles puissent finir leur bac – parce que moi, j’avais malgré tout la possibilité de passer un après-midi à marcher en criant des slogans. Ce sont des questions que je trouve super importantes, mais dont on n’a pas assez parlé.

Postures : Au début de ton roman, Nathan se rend compte, un peu dépité, qu’il croit « que la musique peut encore nous sauver » (31). Dans une autre scène, un « camarade » parle au contraire à Naïma « de la futilité de l’art, voué à représenter le changement sans l’accomplir » (114). Naïma, quant à elle, témoigne de son découragement devant les critiques de ses collègues du département des arts, pour qui ses œuvres composées de serviettes hygiéniques cousues ensemble manquent « d’efforts, de technique ». « Trop militante pour les artistes, trop artiste pour les militants » (104), ajoute-t-elle. Qu’est-ce que c’est qu’être une artiste dans les milieux militants? Qu’est-ce que c’est qu’être une militante parmi les artistes? Sur la question de l’utilité politique de l’art, où te situes-tu entre le pessimisme du « camarade » et les espoirs en demi-teinte de Nathan?

M. A. : Je ne dirais pas que le camarade est « pessimiste » : il rejette carrément l’idée que l’art puisse être politique. C’est un discours qui était très présent parmi les anarchistes que j’ai côtoyé·e·s plus jeune (une de mes connaissances m’a même dit qu’elle ne lisait plus de littérature, parce que ça ne servait à rien). Ça me révoltait. Iels avaient une idée tellement viriliste de ce qu’est l’action politique. C’était comme faire la guerre, il fallait tout « péter » et se faire emprisonner, sinon on n’était pas des vrai·e·s. [rires] C’est une vision qui invisibilise les autres formes d’action possibles. Moi, je crois à la (fameuse) diversité des tactiques. Je ne crois pas que l’art seul puisse changer le monde, mais pour mener à l’action de rue, il faut qu’il y ait une pensée qui précède. Il faut qu’il y ait des sociologues, des écrivain·e·s, comme Marx et Despentes, par exemple. [rires] La présence d’une communauté de pensée derrière l’action est essentielle. Et les artistes peuvent, à mon sens, être considéré·e·s comme des penseur·euse·s.

J’ai trouvé qu’être artiste parmi les militant·e·s, c’était une posture pratiquement impossible. Même si j’ai cette croyance que l’art fait partie des moyens dont on dispose pour transformer le monde, il reste que c’est dur de démontrer que l’art change vraiment les choses. Ce que l’art fait, c’est plus subtil : la posture de l’artiste consiste à observer, à chercher à montrer ou à faire sentir ce qui ne pourrait pas être vu autrement, à souligner la complexité de certaines réalités. Souvent, la prise de position ne va pas être aussi frontale que dans des tracts ou dans un texte de sociologie, mais on a besoin de points de vue nuancés pour réfléchir. On ne peut pas seulement penser à partir de formules toutes faites. C’est là que se situe pour moi le rôle de l’art. J’ajouterais que l’art peut aussi atténuer la déception qu’on ressent parfois dans les mouvements politiques : il peut nous aider à exister, il peut mettre un baume sur la difficulté que ça représente d’être face à l’injustice et à tout ce qui est décourageant dans le monde tel qu’il est. Il peut nous consoler.

Pour ce qui est d’être une militante parmi les artistes, le passage que tu cites est une façon pour moi de parler de ma propre démarche. J’ai lu une entrevue d’Édouard Louis où il critiquait le « show, don’t tell », cette maxime qui nous est répétée quand on fait de la création littéraire. Il faudrait laisser deviner les choses sans nommer clairement le problème qu’on pose, sans faire intervenir de discours. Or Édouard Louis disait que d’un point de vue politique, on n’a parfois pas le choix de nommer explicitement certaines réalités. Et que cette façon de faire s’oppose à la conception bourgeoise de l’art, qui esthétise le réel sans prendre position par rapport à lui. Moi, c’est cette conception-là de l’art que je critique. Les puristes pourraient me le reprocher, mais je crois qu’on a besoin de sociologues en littérature. Comme Annie Ernaux, qui a beaucoup influencé Édouard Louis. On a besoin de gens qui osent se prononcer.

 

Bibliographie

Collectif de débrayage. 2022 [2013]. On s'en câlisse : histoire profane de la grève, printemps 2012, Québec. Montréal : Rue Dorion.

Robert, Camille et Louise Toupin. 2018. Travail invisible : portraits d'une lutte féministe inachevée. Montréal : Remue-ménage.

 

Pour citer cet article: 

Andraos, Maryse et Marc-Antoine Blais. 2022. « L’autre grève : entretien avec Maryse Andraos », Postures, Dossier « Littérature et mouvements sociaux », no 35, En ligne <https://revuepostures.com/fr/articles/andraos-35> (Consulté le xx / xx / xxxx).