Investir le « vide » pornographique. Le fantasme de l’arrière-image dans Avec Bastien de Mathieu Riboulet

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Dans son essai L’œil absolu, Gérard Wajcman dresse un portrait de notre époque comme une ère du « tout visible » (Wajcman, 2010, 322), suggérant que le sujet contemporain nierait l’existence d’une part d’ombre aux images. S’appuyant sur des cas emblématiques tels que l’imagerie scientifique, la vidéosurveillance et les webcams, Wajcman parle d’un monde dans lequel « on en vient à penser qu’on peut tout voir, que tout le réel est visible » (322). En outre, Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, dans L’écran global, observent quant à eux que nous assistons aujourd’hui à l’avènement d’une culture gouvernée par la prolifération des écrans (de la télévision à l’ordinateur en passant par le téléphone intelligent). En d’autres mots, leur thèse est que nous appartenons à une époque du « tout-écran » (Lipovetsky et Serroy, 2008, 13), où l’écran est devenu le médium principal de notre rapport au monde, voire le producteur de notre vision du monde.

 La « réalité », telle qu’elle est conçue aujourd’hui, serait donc de plus en plus conditionnée par l’écran, c’est-à-dire par un flux incessant d’images qui permettrait virtuellement de tout voir et de tout expérimenter ce que le monde a à offrir, et ce, à n’importe quel moment ou dans n’importe quel endroit. Il suffit de penser à Google Street View ou Google Earth, qui nous permettent de « voyager » partout dans le monde en quelques clics. Les possibilités de ce « lieu favorable à la toute-puissance de la pensée » (Le Breton, 2013b, 145), aujourd’hui, sont presque infinies.

À ce titre, nous pourrions penser que cette culture de l’écran est génératrice d’un fort individualisme. Stéphane Vial, dans L’Être et l’écran, observe cependant que l’image écranique, si elle modifie nos interactions avec le monde extérieur, ne nous prive pas pour autant d’un rapport à l’autre : « autrui, écrit-il, est potentiellement toujours là dans [notre] poche, à portée de main » (Vial, 2013, 221). Loin de nous couper du monde, l’écran permettrait plutôt à autrui d’être plus que jamais à proximité : « la suppression du corps favorise les "contacts" avec de nombreux interlocuteurs » (Le Breton, 2013b, 152). Ce n’est donc pas tant la nature de nos interactions qui change, mais bien la façon dont nous entrons en contact avec le monde. En fait, dans ce genre de relation, l’écran offre l’avantage d’une distanciation sécurisante. Cachés derrière nos écrans, nous nous accordons le droit de tenir des propos et de commettre des actes que nous n’oserions peut-être pas dans la réalité, voire de nous inventer littéralement une nouvelle identité, virtuelle. L’image écranique se fait sécurisante et élargit ainsi notre espace des possibles.

Ce nouveau rapport à l’image et à autrui a influencé de nombreux domaines, à commencer par celui de la sexualité. Depuis quelques décennies, fort de l’avènement d’Internet, nous observons une croissance importante de la production de l’imagerie pornographique. Aujourd’hui, tout le monde a accès – et ce, avec facilité – à une innombrable quantité d’images et de vidéos à caractère pornographique en constant renouvellement. Certains prétendent que l’omniprésence de la pornographie dans notre société actuelle a des effets néfastes, qu’elle mène à l’hypersexualisation de la jeunesse, qu’elle procure à celle-ci une mauvaise éducation sexuelle, ou qu’elle tue le désir dans le couple. D’autres, par contre, s’en réjouissent, et y trouvent un contentement, en cela qu’elle comble un désir, voire un manque chez eux. Comme nous l’explique les auteurs d’Introduction à la pornographie, « [celle-ci] offre un substitut de relations avec l’autre à tous ceux qui, de façon provisoire ou permanente, souffrent de solitude », et « matérialise les fantasmes de ceux qui désirent sans espoir un.e partenaire inaccessible, ou qui font des rêves difficiles à réaliser » (Bertrand et Baron-Carvais, 2001, 125). Bien que ces questions soient fort intéressantes, il ne sera pas question ici de tenir un débat éthique sur la consommation pornographique. Le rapport à l’imagerie pornographique qui nous occupera concerne plutôt la façon dont nous entrons en relation avec ce type d’images, comment nous en faisons usage ou les manipulons. Car si l’image pornographique est essentiellement éphémère, consommée rapidement dans le seul but de satisfaire un désir, il arrive aussi qu’elle engendre une obsession. Qu’advient-il alors quand le sujet revient à cette image, geste subversif totalement contraire à l’économie de la pornographie, c’est-à-dire quand il extrait l’image du flux dont elle devrait faire partie? En d’autres mots, qu’advient-il quand le spectateur s’octroie un pouvoir de maîtrise sur une image créée pour ne pas franchir l’instant? Telle est l’interrogation au centre du roman qui fera l’objet de notre étude, soit Avec Bastien de Mathieu Riboulet.

Dans ce roman, un narrateur anonyme est happé par la beauté d’un acteur porno qui s’ébat à l’écran devant lui. Aussitôt, il revient à l’image et s’interroge sur le mystère de cette apparition, sur le sens qu’elle confère à sa vie. L’extase visuelle du narrateur enclenche un récit rétrospectif totalement fantasmé, comme s’il était en mesure d’imaginer « les à-côtés de la mécanique, l’âme à l’œuvre dans le corps » (Riboulet, 2010, 79), bref d’écrire une vie contenue en creux de l’image. Tel est le projet du narrateur qui nous est annoncé dès la quatrième de couverture :

Je tente ici de deviner tout ce que les films où je le vois s’ébattre dérobent à ma vue (son enfance, son travail, sa famille, ses amours, ses habits), me laissant dans l’exercice conjugué du regard et du désir, dans la contemplation d’un portrait lumineux et brutal à peaufiner […].

Fragmenté, le texte alterne donc entre la description – par le narrateur – des scènes pornographiques qui défilent sur son écran, d’une part; et l’histoire personnelle de l’acteur porno que le narrateur a imaginée, d’autre part. Le narrateur, guidé par son désir, passe sans prévenir de l’un (le présent) à l’autre (le passé fantasmé) et fait résonner entre elles l’enfance et l’âge adulte, les anecdotes et les grands moments, de façon à ce que tout paraisse cause et conséquence, que tout s’imbrique dans un balancement enivrant entre le « devant » et l’« arrière » de l’image. Tel est le principe de ce roman – sous-titré Portrait –, qui présente par touches, au fil des pages, cette figure qui fascine tant le narrateur. Le programme est donc double : montrer ce que le cadre de l’écran cache de la vie réelle de cet acteur porno, c’est-à-dire le hors-champ de l’image, mais aussi montrer ce que son corps cache, sa généalogie, sur et sous la peau, dans l’optique où, comme l’énonce Andrea Oberhuber, « le corps est à comprendre comme une sorte d’embranchement où se noue et se dénoue le sens, où se joue et se déjoue l’appartenance à une famille, à une histoire, à l’Histoire » (Oberhuber, 2013, 13).

Le narrateur d’Avec Bastien s’approprie l’image pornographique en investissant le hors-champ de l’image ainsi que l’au-delà du corps-image : ces deux avenues seront étudiées dans ce texte. L’analyse de ces deux façons qu’a le narrateur d’Avec Bastien d’habiter « l’arrière-image » (Bachelard, 1960, 46) de ses fantasmes nous permettra alors de réfléchir à cette proposition de Pascal Quignard, dans Le sexe et l’effroi, selon laquelle « l’homme est un regard désirant qui cherche une autre image derrière tout ce qu’il voit » (Quignard, 1994, 9).

Le hors-champ de l’image pornographique

Un mystère se trouve au cœur du roman de Mathieu Riboulet, celui d’un garçon, vu et revu, dévoré, contemplé à travers l’image d’un porno gai. Un garçon qui, apparemment, montre tout – son corps, son cul, sa peau –, mais cache l’essentiel – son histoire, sa vie, ses pensées. Du narrateur non plus nous ne saurons rien, sinon qu’il aime les garçons et les vidéos pornographiques. Mais c’est par lui, voyeur obsessionnel, enfermé dans le retrait de lui-même, que nous finirons lentement par découvrir le garçon sur la pellicule.

Nous pourrions penser qu’un film pornographique est le médium où un acteur se dévoile le plus, ne serait-ce que par la nudité corporelle qui caractérise ce genre d’images. Ce que le narrateur d’Avec Bastien comprend rapidement, par contre, c’est que l’acteur à l’écran ne révèle au fond rien de son essence; il n’offre au regard qu’une enveloppe unidimensionnelle, un sujet vidé de sa subjectivité, un corps-objet. Tout le travail de construction fantasmatique que le narrateur doit accomplir consiste alors précisément à dépasser son statut de spectateur passif de manière à habiter l’image de ses fantasmes et se confondre avec ce corps offert, ouvert au monde. Il doit, d’après l’expression de Jacques Rancière, se faire « spectateur émancipé », c’est-à-dire agir sur l’image qu’il regarde, « participe[r] à la performance en la refaisant à sa manière, […] en associ[ant] cette pure image à une histoire qu’[il] a lue ou rêvée, vécue ou inventée » (Rancière, 2008, 24).

En fait, le roman pose la question de savoir comment, avec un matériau tel que la pornographie – qui prétend ne rien laisser à l’imagination –, nous pouvons organiser un regard, une pensée, un récit. Contrairement à l’image érotique qui joue avec l’idée du dévoilement, créant une part de mystère que le spectateur se plait à combler de son imaginaire, la pornographie, elle, montre tout du corps en gros plans, sans détour, plutôt crûment. Elle révèle les parties du corps liées à la sexualité qui par nature sont peu visibles ou que, culturellement, nous cachons. Elle donne la possibilité de voir ce qui échappe au regard lors des ébats réels, ce qui résulte en une image complètement dépouillée de mystère.

Dans son ouvrage intitulé La pornographie et ses images, Patrick Baudry aborde ce qu’il appelle la « nullité » de la vidéo pornographique. Le terme « nullité », pour lui, ne traduit pas un jugement esthétique, mais fait plutôt référence au dénuement de ces images, à leur répétitivité et à leur pauvreté narrative, bref, au fait qu’elles n’ont pas d’histoire 1. En effet, la sexualité présentée dans la pornographie s’avère le plus souvent mécanique : lorsque nous en avons vu un échantillon, nous avons presque tout vu. Leurs scripts sont répétés inlassablement avec d’infimes variantes, chaque fois dans l’attente de l’éjaculation qui en marquera la finalité. En outre, selon Baudry, l’image pornographique serait à ce point saturée qu’elle empêcherait tout débordement dans l’imaginaire. Partant de ce constat, la question qu’il se pose est celle-ci : « Quel effet a ce déficit dans la construction même des images et dans leur consommation? » (Baudry, 1997, 37)

Nous constatons cependant que le fait de ne pas participer à une histoire n’est pas pour autant une déficience de ce type d’images : il peut aussi les rendre attrayantes. Par rapport aux autres productions filmiques, l’avantage que procure la vidéo pornographique est de « situer le spectateur hors récit, […] hors de toute contrainte narrative et délivré du devoir d’attention, […] c’est-à-dire dans la position paradoxale d’une attention inattentive2, d’une proximité distante et d’un engouement sans intérêt » (246; l’auteur souligne). La vidéo pornographique démobilise le spectateur, qui ne s’identifie ni ne se projette en aucun acteur ou actrice. C’est le fait qu’elle soit libérée des contraintes d’une linéarité de la narration qui rend l’image pornographique aussi malléable : elle favorise les allers-retours, le visionnement d’une seule séquence appréciée, l’accélération en continu des images avec arrêts momentanés ou le ralentissement de certaines scènes. Patrick Baudry ajoute :

L’image pornographique court-circuite les capacités critiques. Au moment de sa découverte, elle emplit l’œil, sature la vision, clôt le regard. Mais la revoir oblige à ne plus jamais la voir telle qu’elle avait été vue, avec une telle puissance, dotée d’un tel effet d’aveuglement. Précisément, la "revoir" oblige à commencer de la voir (203; l’auteur souligne).

Ce passage de l’état de spectateur voyant à spectateur regardant caractérise exactement le travail du narrateur dans le roman de Riboulet, c’est-à-dire une façon nouvelle de visionner la pornographie, plus impliquée, « génératrice de fiction » (Fleischer, 2000, 79).

Dans la même optique, David Le Breton avance que « les images dénuées d’imaginaire à l’intérieur suscitent chez ceux qui les perçoivent les mouvements fantasmatiques les plus surprenants. L’imaginaire qui a fui le dedans de l’image resurgit en force au-dehors par l’usage qu’en fait le regardeur » (Le Breton, 2013a, 248). En effet, le narrateur-spectateur d’Avec Bastien fait partie de ces gens qui investissent l’image pornographique autrement, ou, comme il est dit dans le roman, « qui ne peuvent goûter aux puissances d’une image si elle ne vient d’un plan, aux charmes d’un corps s’il ne raconte l’histoire de la tête qui l’anime » (Riboulet, 2010, 35). En sortant les images pornographiques du flux dont elles font partie, le narrateur pose sur elles un regard nouveau : « Inlassablement je reviens à l’image première, inlassablement se reproduit en moi l’émotion, je crois être aujourd’hui parvenu à repérer d’où elle sourd : de tout ce qui le masque [l’acteur porno] à mon regard où pourtant il s’imprime. » (51)

L’un des enjeux majeurs de cette répétition ou de cette reproduction est la constitution d’un hors-champ. Jean-Louis Comolli, dans Corps et cadre, réfléchit aux puissances du hors-champ de l’image : « L’ombre, mentionne-t-il, est le lieu des projections mentales, de même que le hors-champ déborde le rectangle de l’écran pour passer dans la salle et devenir terrain de jeu ou ligne de fuite des spectateurs. » (Comolli, 2012, 35) Pour le spectateur, il ne s’agirait plus aujourd’hui de se contenter de l’image « fermée », cernée par un cadre, mais bien d’aller au-delà de l’image, soit vers l’« arrière-image ».

En fait, cette dérive du narrateur d’Avec Bastien hors du champ de l’image pornographique à l’écran se manifeste à deux moments précis. D’abord, à la toute première apparition de l’acteur porno : « Au moment où sur lui mon regard se fixe pour toujours, il est de trois quarts dos, avec pour seule parure de grosses chaussures de style militaire […]. » (Riboulet, 2010, 9) Dès le premier contact, une part du jeune homme échappe à la perception du narrateur. Autrement dit, pourtant placé dans le champ de la caméra, il refuse de se laisser voir dans son entièreté par le spectateur préparé à ce que rien ne se dérobe à sa vue. La curiosité du narrateur est aussitôt piquée, et il attarde son regard sur ce jeune homme qui lui échappe. Cela enclenche chez lui une volonté de découvrir, d’habiter l’« arrière-image » : « C’est de tout ce dont, de lui, cette scène m’a privé que je suis devenu l’inconditionnel contemplateur. » (52)

À un autre moment, le narrateur est témoin, chez l’acteur, le temps d’un sursaut, « [d’]une expression de contentement presque orgueilleux qu’il n’a pas jouée » (25). Il prend alors conscience, par cette brèche momentanée dans l’attitude autrement « professionnel » de l’acteur, qu’il existe une vie « autre » que celle qui est jouée là, devant les caméras : l’acteur à l’écran a une subjectivité, une existence réelle qui dépasse le cadre de l’écran dans lequel il est contenu à ce moment-là. Conscient de cette faille, le narrateur entreprend un travail de reconstruction, de remaniement de l’image, de façon à ne plus simplement voir l’image, mais la regarder avec l’œil du spectateur actif et critique, la toucher, la manipuler, en dépasser le cadre afin de lui attribuer un sens perdu, une histoire cachée.

Le narrateur invente un prénom à l’acteur – « Appelons-le Bastien » (9), dit-il dans l’incipit –, et du coup, une identité : le narrateur bascule alors dans une dimension fantasmatique et inscrit celui qu’il appelle Bastien dans le réel en lui inventant une histoire, une vie. Médusé par cette « figure gravée sur [s]a pupille » (22), il ne peut se contenter de ce que l’acteur lui donne frontalement à l’écran. Le narrateur se plaît à imaginer tout ce qui se dérobe à sa vue, tout ce que cet homme refuse de dire ou de montrer. Tel plateau de tournage où « Bastien est à la renverse sur une table, tête dans le vide et poings liés d’une fine cordelette blanche » (15) lui évoque, par exemple, la table familiale que la mère de Bastien (ou la sienne) aurait décorée de pivoines3. De même pour telle scène d’orgie qui lui évoque les quolibets et les railleries que Bastien aurait essuyés dans la cour de l’école (26), ou encore, telle chorégraphie sexuelle, une image d’enfance, dans le petit village de Bongue, en Corrèze (10), où – qui sait? – Bastien aurait pu être élevé.

En nommant et en subjectivant ce corps-objet anonyme à l’écran, le narrateur ouvre un incommensurable et vertigineux hors-champ à l’image. Aussitôt se déplie une vie divulguée par bribes en inventant des liens à d’autres personnes qui affleurent tout au long du roman : les parents de Bastien (Martin et Alice), ses frères (Christophe et Emmanuel), ou sa voisine (Suzanne). De surcroît, l’image de Bastien se trouve investie d’autres images, invisibles, qui opèrent comme des failles vers d’autres temporalités – la photographie de son arrière-grand-mère ou le souvenir de Nicolas, premier amour chaste de Bastien, par exemple –, comme si tous ces moments du passé venaient expliquer, en surimpression, ce qui se déroule à l’écran. L’image de Bastien, devenue soudainement multidimensionnelle et d’une incroyable densité, contient aussi de nombreux lieux : Bongue, où vivrait supposément la famille, la Dordogne, les Alpes, la Suisse, l’Allemagne, Clermont, Brive, Périgueux, l’Aquitaine, l’Espagne, etc.

Dans ce roman, Mathieu Riboulet consigne donc avec finesse des expériences du regard, et rend compte des confrontations qui surviennent entre son narrateur et l’image, voire le monde des images. Le rôle du narrateur d’Avec Bastien est de pointer ce qui est absent de l’image, de cerner la part d’ombre de celle-ci, c’est-à-dire tout ce qui échappe à son regard. En ayant recours à l’écriture, il peut ensuite combler le « vide » de son imaginaire et de ses fantasmes en éclairant le chemin qui va de la surface anodine de l’image vers son fond obscur. La partouze, la pornographie, les backrooms deviennent finalement anecdotiques puisque l’enfance peut surgir à tout moment, y compris dans la banalité froide de la scène de tournage d’un film pornographique.

L’un des projets du roman est alors d’organiser l’histoire autour de ce que l’écran cache, de cadrer le hors-cadre. L’espace du roman, ici, c’est le hors-champ, le non-visible du film où joue Bastien, espace des possibles. Il s’agit donc pour le narrateur de « voir le comment de ce que nous voyons » (Comolli, 2012, 9), de voir au-delà du cadre qui borde chaque plan, cette dimension restrictive de l’image. Pour ce faire, il pose un regard halluciné sur l’écran : il y perçoit une profondeur inexistante, il se fait Dieu qui voit tout devant ces « hommes payés pour s’offrir à [s]es regards sans que jamais [lui] ne soi[t] vu d’eux » (Riboulet, 2010, 25). Le narrateur est un rêveur qui se projette hors de la matérialité du cadre. Ainsi, dans ce roman, c’est avant tout l’image qu’il importe de rendre habitable.

L'au-delà du corps-image

En outre, dans Avec Bastien, nous remarquons que le grain de la peau de l’acteur pornographique y est décrit par le narrateur avec autant d’attention que le hameau de son enfance que nous pouvons distinguer au loin, dans le hors-champ précédemment évoqué : Bongue, « c’est l’endroit où le monde s’est à jamais inscrit sur la plante de ses pieds, au creux de son cou, sur ses épaules et son torse, ses joues pleines d’enfant, son front soucieux d’adolescent » (49). Car, conjointement à l’« arrière-image » dont le narrateur tente de se saisir, celui-ci s’attarde aussi au corps même de Bastien en tant que corps-image, lieu d’empreinte de l’existence et du sens, c’est-à-dire comme « corps-contenant », « corps-support » (Fontanille, 2011, 108), comme corps-écran d’une subjectivité. Tel que le souligne Michela Marzano,

ce qu’il y a d’unique dans un corps humain c’est, en effet, qu’il est l’incarnation d’une personne : il est le lieu où naissent et se manifestent nos désirs, nos sensations et nos émotions ; il est le moyen par lequel nous pouvons démontrer quelle sorte d’êtres moraux nous sommes (Marzano, 2007, 50; l’auteure souligne).

Cette prise de conscience mène le narrateur à s’exclamer : « Ah! la somme vertigineuse de ce qui reste de nos enfances dans nos corps affirmés, malheureux ou sereins, lisible au creux des reins de ceux-là que je vois se tordre sur l’écran. » (Riboulet, 2010, 22) Comme il le fait avec le hors-champ de l’image, le narrateur tente de percevoir, dans l’apparence physique de Bastien, la mémoire dont l’image de son corps porte les traces. Partant de cette idée formulée par Andrea Oberhuber selon laquelle « les corps montrent ce qui n’est pas visible à l’œil nu, ils parlent, ils performent des idées » (2013, 18; l’auteure souligne), le narrateur d’Avec Bastien entreprend donc un travail de déchiffrement de ce corps-texte (corpus) qui s’offre à son regard, ce qui le dispose à imaginer « le corps d’enfant de Bastien […] [qui] se faufile et se glisse, disparaît et revient » (Riboulet, 2010, 21), ici dans un pli de peau, là dans un geste, un rictus. Il y a donc, dans le projet du narrateur, une envie de déceler la part d’histoire que dissimule et révèle à la fois la surface du corps de Bastien, c’est-à-dire « un corps qui donne accès à une image, à un paraître, et qui, en même temps, renvoie à l’être même de la personne qui se trouve devant [lui] » (Marzano, 2007, 7). À ce propos, Georges Vigarello suggère qu’« une archéologie des "effets" corporels s’impose aujourd’hui […] : la peau révèle nos états d’âme, les douleurs ou raideurs du corps révèlent nos secrets, […] alors que nos conflits intimes viennent durablement s’inscrire dans nos tissus » (Vigarello, 2014, 8). En effet, il semble que notre corps soit apte à dévoiler notre histoire intime, nos conflits passés, nos émotions de chair. Ce que chaque sujet possède de plus intime peut aisément, dès lors qu’il est exposé au regard d’autrui, devenir compréhensible à qui sait regarder.

La pornographie, en offrant à la vue du spectateur tous ces corps dénudés, est pour ainsi dire un matériau de choix pour une réappropriation de l’image corporelle. En songeant à notre rapport contemporain à l’image, le narrateur dit : « C’est comme si nous avions décidé de nous affranchir des barrières de la peau, laissant à profusion le monde entrer en nous sans penser à mal et nous entrer dans le monde sans penser à la dépossession. » (Riboulet, 2010, 39) Si Bastien montre tout de son corps dénudé et offert aux milliers de spectateurs qui l’observent derrière leur écran, il ne révèle pourtant rien quant à son identité et son existence : « Les acteurs, eux, donnent tout, songe le narrateur, [l]a lumière ne les affole pas, non plus la nudité totale des corps et des décors. […] Ce faisant, on le sait, ils ne lâchent rien. » (14) Le travail du narrateur est alors d’être attentif à chacun des frémissements du corps de Bastien, de façon à voir au-delà d’une image du corps qui serait sans relief, comme le souligne Francis Berthelot dans son essai Le corps du héros :

À chaque instant, par ses postures, les gestes infimes qui lui échappent, la manière dont il réagit aux événements, le corps des personnages nous renseigne sur un avenir dont ils n’ont pas conscience. Alors même qu’ils nous sont présentés de manière statique, le langage de leur corps est non seulement en avance sur leur propre langage, mais aussi plus sincère (Berthelot, 1997, 99).

Le narrateur s’attarde donc au langage du corps de Bastien, c’est-à-dire (comme il le dit lui-même) « au spectacle de ce que disent, de nous, dans l’amour, nos corps, en première ligne du regard, bien en deçà des mots, bien au-delà des images – ce que quelques-uns d’entre nous osent livrer à nos contemplations en pensant ne céder, de leur cul, que l’image » (Riboulet, 2010, 80).

Au-delà de la sexualité explicite qui est représentée, ce que laisse imaginer le corps de Bastien, c’est donc à la fois « l’enfant attendrissant, l’adolescent prometteur, le jeune homme séduisant [qui] sont balayés par le charme puissant qui irrigue les traits de son visage, ses regards, ses expressions, ses sourires, par l’architecture rigoureuse, impeccable de son corps » (110). Le narrateur sculpte le portrait de Bastien avec toute l’acuité d’un esthète : brutalité des scènes sexuelles au premier plan, mais reconstruction du désir en filigrane.

 Nous trouvons un écho à cette façon de manipuler l’image du corps dans le travail d’écriture de Riboulet lui-même. En effet, en parlant du rapport qu’il entretient avec ses personnages, il confie en entrevue :

Le corps me paraît être une sorte de réceptacle et de creuset pour une quantité infinie d’expressions. […] Tout ce que le corps exprime et qu’on ne dit pas, c’est un réservoir infini. En particulier, chez toute une catégorie de gens dont je fais mes personnages parce que j’ai envie de leur donner l’existence qu’ils n’acquerront jamais par la parole et parce que le langage du corps, il n’y a pas beaucoup de gens pour le voir, le décrypter, le comprendre (Guichard, 2008, [En ligne]).

Comme son auteur, le narrateur d’Avec Bastien fait partie de ces personnes qui arrivent à voir et à comprendre le langage des corps. Notons par contre que cette attention à l’image d’autrui, dans l’espace du roman, est aussi intimement liée au désir sexuel du narrateur. Comme l’énonce Andrea Oberhuber, « dans une société du spectaculaire, le corps devient écran de projection, à la fois du désir et des fantasmes, du soi et de l’Autre » (2012, 13). Nous constatons en achevant la lecture du roman que le désir sexuel du narrateur se mue finalement en désir de combler les vides, de fantasmer, d’inventer, d’écrire.  

À défaut d’entretenir un rapport fusionnel induit par l’usage de la préposition initiale du titre – Avec Bastien –, le roman esquisse les traits d’une sérieuse personnification du désir. Un désir de l’Autre qui est aussi – nous le découvrons au fil du récit – désir d’invention et de création. Le narrateur s’enivre de Bastien, l’objet de son désir, au point de se laisser emporter, comme en témoignent plusieurs passages du texte : « Revenons à nos agneaux » (Riboulet, 2010, 13), « Ne perdons rien de vue » (24), « Ne nous égarons pas » (31), etc. Faute de pouvoir s’approcher plus près, c’est-à-dire en « vrai » de l’objet de sa fascination, le narrateur lui invente une existence, pur produit de son activité de spectateur désirant. L’exercice du regard est au cœur de ce désir, de manière à toucher sans toucher. L’écran est un garde-fou pour le narrateur : il est sûr qu’il ne pourra pas toucher l’objet de son désir, ce qui lui assure une sécurité. Il ne risque rien d’autre que de se perdre dans son désir. Dès lors, le narrateur s’engouffre dans une contemplation, une rêverie infinie. C’est ainsi que le narrateur invente un personnage fantasmatique – Bastien –, se bâtissant dans sa tête d’autres histoires, d’autres films, dont il pourrait cette fois être le héros en participant à l’action. En effet, nous en venons à nous demander à quel point cette tentative d’invention d’une vie fantasmée à un acteur pornographique anonyme n’est pas une façon pour le narrateur de se rapprocher de lui en ajoutant d’autres dimensions aux images à l’écran. C’est d’ailleurs sur cet espoir de rencontrer Bastien dans la réalité que le narrateur achève son livre : « Un jour, j’irai à Bongue. » (120)

Le fantasme de l’arrière-image

Le roman Avec Bastien raconte donc l’histoire d’une résistance fragile, mais précieuse, à la logique dominante de l’image. Le narrateur y est un consommateur d’images pornographiques, images vouées à être consommées rapidement lorsqu’elles rencontrent le désir, afin de l’apaiser pour un instant. Le narrateur s’y attarde pourtant, et touche ces images de sa subjectivité, de façon à les remanier à la lumière de son désir. Protégé derrière son écran, il invente une vie en creux au personnage qui s’ébat devant ses yeux, ce mystérieux jeune homme qu’il nomme Bastien, et qu’il habite de ses fantasmes et de son imaginaire.

Ce rapport d’implication et de création par rapport à l’image pornographique n’est pas sans rappeler les propos de Pascal Quignard évoqués plus tôt, à savoir que le fait de porter un regard désirant sur une image amène le sujet-spectateur à chercher une autre image derrière celle qu’il voit. Ce « spectateur émancipé » qu’est le narrateur de Riboulet se sert de l’image à l’écran, toute unidimensionnelle qu’elle soit, pour la remanier, teintée par sa propre subjectivité de spectateur désirant. Dans Avec Bastien, le narrateur, influencé par son désir, investit la part d’ombre qu’il s’imagine en marge de l’image, c’est-à-dire autant ce que le cadre de l’écran cache que ce que le corps de Bastien dissimule à son regard. Nourri par ses fantasmes, il procure aux images pornographiques une histoire, renversant ainsi le destin de ces images vouées à être consommées, puis oubliées.

En guise de conclusion, nous proposons de nous déplacer en amont du texte pour nous intéresser à la façon dont Mathieu Riboulet se sert lui-même des images pour écrire. Comment s’opère, chez lui, ce déplacement, voire cette remédiatisation de l’image par l’entremise de l’écriture? « Comment se réapproprie-t-on les choses, comment on les investit, les regardes, les habite?, se demande Mathieu Riboulet. Pour moi, la réponse c’est l’écriture qui l’apporte. » (Guichard, 2008, [En ligne]) C’est bien ce que semble traduire tout le projet de son roman Avec Bastien. Nous retrouvons la même idée – peut-être même de façon plus concrète encore – dans son recueil Lisières du corps, publié cinq ans plus tard, soit en 2015. Tout au long du texte intitulé « Le nom de soleil en quéchua », Riboulet décrit une photographie réelle de Pierre Hybre issue d’une série intitulée « Ruptures », et dans laquelle il cherche à rendre visible ce qui ne l’est pas, à réattribuer un sens à ce qui l’a perdu :

Le gars se tient. (J’ai envie de l’attraper, je ne sais comment faire.) Il est campé sur ses pieds, au milieu d’un pré en pente; derrière, de l’autre côté d’une combe, des bois; à ses côtés un chien. (Je décris une photographie.) […] (Je n’ai d’emblée eu que ce mot, gars, pour l’attraper, j’y reste arrimé depuis des mois que je regarde la photographie.) (Riboulet, 2015, 35)

Nous ne sommes donc pas, contrairement au cas d’Avec Bastien, dans une fiction totale ou un fantasme, mais bien dans un rapport à une image réelle et tangible. En effet, ladite photo est même reproduite en couleur à la fin du texte, comme une révélation qui viendrait appuyer tout ce que le texte ne faisait que suggérer jusque là en le nommant : « Que faire de ces photos qui nous assaillent en nombre? Et que faire de ces corps qui ne demandent rien? Tourner le dos aux unes pour accueillir les autres, écrire pour désigner et circonscrire le trouble où tout cela me jette, et tâcher de ne pas céder à la folie. » (41) Ce rapport texte/image est central dans l’écriture de Riboulet. Non pas distincts l’un de l’autre, le texte et l’image se complèteraient même : « Si la photographie montre, parfois désigne, le texte nomme, il est là pour ça, c’est cela qu’il doit faire; nos regards nous précèdent et nos textes nous nomment, ceux qui viendront après les auront en mémoire pour peu qu’ils aient encore envie, loisir de lire. » (42) Pour Riboulet, cet accès à l’arrière-image ne peut donc se faire que par une remédiatisation, par l’écriture, de l’image, laquelle permet de nommer ce qui est invisible et qui échappe aux limites du regard (voire au « cadre » de notre regard-écran). L’écriture, comme c’est le cas dans Avec Bastien, permettrait donc d’investir, d’habiter l’image dans toutes ses dimensions, d’explorer ce que la dimension restreignante de l’image ne permet pas de voir, de manière à « redonner aux hommes une marge de manœuvre » (43).

 

BIBLIOGRAPHIE

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Pour citer cet article: 

Bergeron, Étienne 2016. « Investir le "vide" pornographique. Le fantasme de l’arrière-image dans Avec Bastien de Mathieu Riboulet »,  Postures, Dossier « Écrire avec », n°23, En  ligne <http://revuepostures.com/fr/bergeron-23>