Bienfaits et méfaits d’Internet ou Harry Potter, exemple d’un phénomène de mutation paralittéraire

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L’augmentation de l’accessibilité à Internet, depuis la fin des années quatre-vingt-dix, a permis à un nouveau réseau de possibilités interactives de se déployer autour des jeunes et de leurs différents intérêts. Nécessairement, cette démocratisation de la technologie a contribué à l’essor d’une nouvelle littérature dans laquelle la documentation informatique ainsi que la communication par forum et par clavardage jouent un rôle majeur. La variété des informations offertes sur Internet serait également une force majeure dudit média. Considérons simplement le phénomène Harry Potter, personnage créé de toutes pièces par J. K. Rowling, qui est sans doute la meilleure représentante de cette nouvelle forme littéraire. En effet, lorsque vous recherchez Harry Potter sur Internet, plus de soixante-douze millions cinq cent mille sites apparaissent en cinq centièmes de seconde. Certains se spécialisent dans les jeux, d’autres dans les définitions de termes, dans les fanfics, dans les forums de discussion et même dans la diffusion de thèses de doctorat.

L’implication de l’informatique dans le retour des jeunes vers la lecture s’explique par plusieurs raisons. Mentionnons d’abord que l’ordinateur est un objet de divertissement et non un outil éducatif aux yeux des cinq à quinze ans. Il n’est donc pas prisonnier de la réputation sérieuse et ennuyante que les adolescents attribuent généralement aux livres. Cette perception se justifie probablement par les images, les sons, les animations et les diverses activités interactives que l’ordinateur permet. Évidemment, tous les sites ne sont pas pertinents et certains sont tout simplement insipides. Cependant, d’autres font preuve d’une rigueur évidente dans le traitement de l’œuvre. Parmi cette catégorie restreinte, les sites les plus adéquats pour le développement intellectuel et social de l’adolescent sont les forums et les fanfics.

Ces fanfics, ou fan-fictions, sont des récits inventés et rédigés par les admirateurs de l’œuvre afin d’être partagés avec d’autres lecteurs. Ces textes prennent souvent la forme de nouvelles mettant en scène un ou deux des personnages de la série et traitant d’un sujet en particulier (par exemple une liaison amoureuse, la mort d’un héros, un évènement marquant, etc.). Certains sites sont exclusivement consacrés à la publication de ces textes. C’est le cas du Carnet d’Harry (http://carnethp.free.fr/index.php3), un site où des fan-fictions anglaises et américaines sont traduites dans le but de les rendre accessibles au public francophone. Malgré une mise en page sobre et presque ennuyante, les fan-fictions sont sélectionnées avec une attention particulière, ce qui assure un contenu intéressant. Un certain égard est porté à l’orthographe, mais cet aspect demeure malheureusement négligé dans plusieurs récits.

Dans ce site et dans d’autres du même type, les fan-fictions sont accompagnées d’une description ainsi que de codes pour définir le propos des textes. Certaines présentent des interprétations complètement différentes du sens premier de l’œuvre originale et sont exposées de manière romanesque. C’est d’ailleurs le cas de Pas tenu responsable (traduction de Can’t be Held Responsible), qui est décrite ainsi dans la page de présentation :

Une réinterprétation de la vie de Harry Potter à Poudlard. Cette histoire parle d’un sujet plutôt difficile, quoique non-adulte [sic]. Elle changera votre vision d’Harry Potter pour toujours. Elle pourrait même vous mettre très en colère. Si c’est le cas, n’hésitez pas à m’engueuler, si cela peut vous faire vous sentir mieux — puis essayez de réaliser que Harry Potter n’est rien que de la fiction, et peut être interprété de bien des manières. Ceci est l’une de mes interprétation. (Circéus et Corinne [pseudonymes], consulté le 3 janvier 2006)

Les sites les plus instructifs, cependant, demeurent ceux qui mettent l’accent sur les forums et sur la diffusion d’articles scientifiques à propos de différents éléments de la série. L’encyclopédie Harry Potter (http://www.encyclopedie-hp.org/), qui affirme être « la référence la plus complète et la plus étonnante sur le monde merveilleux de Harry Potter » (Quentin, consulté le 3 janvier 2006), représente bien ce dernier type de site, en raison du nombre imposant d’articles et de renseignements sur différents thèmes relatifs aux livres qui y paraissent. La particularité du site demeure sa trentaine d’études analytiques rédigées par les internautes sur différentes questions concernant l’œuvre. Les sujets passent de Qui a envoyé ce message de St-Valentin? (par David Frankis) à Les tyrans et leurs pions (par Quentin Lowagie) et présentent les réflexions de certains lecteurs à propos d’évènements présents dans les six romans, citations et démonstrations à l’appui. Malgré le côté farfelu de quelques essais, la démarche est toujours consciencieuse, ce qui oblige les adolescents qui rédigent ces textes à structurer leur pensée afin de communiquer clairement avec les autres internautes.

Les forums de discussion eux-mêmes peuvent prendre des airs didactiques, principalement en raison de la nature des débats qui y sont menés. En effet, il n’est pas rare d’observer, dans différents forums destinés à la série, plusieurs divergences d’opinions (sur tel ou tel indice, évènement ou personnage), ce qui force les adolescents, qui sont les plus fréquents visiteurs de ces pages, à émettre leurs idées tout en respectant et en considérant celles des autres internautes. Parce qu’ils sont normalement bien gérés et réglementés, ces forums amènent les jeunes à exposer leur opinion de manière civilisée et courtoise. Observons l’exemple suivant, tiré du forum d’un site nommé La Pensine (http://forumpensine.celeonet.fr), où une première lectrice suggère une hypothèse :

[…] Voici le Grand Secret au cœur de l’histoire : Hermione est la sœur de Harry — la fille de James et Lily — et elle le sait! À part elle, très peu de gens sont au courant : Dumbledore, McGonagall, les parents adoptifs d’Hermione (les Granger), peut-être une ou deux autres personnes, et c’est tout.
Harry — le pauvre — n’est pas autorisé à connaître le Grand Secret, à cause de sa connexion mentale avec Voldemort. […]

Ministre de la Magie (La Pensine [pseudonyme], consulté le 3 janvier 2006)

En réponse à cette hypothèse défilent plusieurs exemples qui prouvent que la lectrice a analysé l’œuvre avec minutie. Elle affirme d’ailleurs ensuite : « Il faut que je relise tout avec cette vision! » (Ibid.) Vient alors, suivant son message, une série de réponses, parfois approbatrices, d’autres fois en totale opposition avec ses idées :

Ouais, ok y a des trucs qui sont réutilisés facilement parce que ce sont des bases de la littérature, mais franchement, que J. K. nous sorte Voldemort père de Harry ou Hermione sœur jumelle cachée de Harry, on serait à la limite du plagiat!
Pis en plus, y a des trucs qui collent pas : pourquoi Dumbledore aurait autant protégé Harry et se foutrait à ce point de Hermione? Harry, lui, est allé chez des Moldus, mais parce que sa survie en dépendait, mais pourquoi envoyer Hermione chez des Moldus qui ne pourraient pas la protéger des sorciers? (Ibid.)

Excluant une évidente négligence de la qualité de la langue, les réponses se font dans une politesse et un respect réciproques, ce qui permet une certaine éducation sociale des lecteurs adolescents.

Tous ces textes, toutes ces analyses, ces discussions et ces fictions ont inévitablement comme conséquence de créer une communauté de lecteurs fidèles. Les adolescents participant à ces communautés y sont souvent les membres les plus impliqués en raison de l’importance, à cet âge, de l’impression d’inclusion dans un groupe ou une société. Ils s’entretiennent donc mutuellement dans leur passion, s’encouragent dans leur dévotion. Ils se conseillent d’autres titres, d’autres livres et élargissent ainsi leurs champs d’intérêts et leur culture littéraire sans même le réaliser.

Il va sans dire que ce genre de phénomène précédait l’existence d’Internet (certains passionnés du Seigneur des anneaux, de Tolkien, se réunissaient annuellement pour discuter en elfique, et ce, bien avant l’apparition de l’informatique). Cependant, le réseau a permis l’accessibilité de ces communautés à un lectorat plus vaste. Cela a eu pour double effet d’augmenter la quantité et, dans certains cas, la qualité des articles et des textes diffusés de même que le nombre de membres de ces sociétés littéraires.

Ainsi, Internet permet aux différents lecteurs de partager leurs impressions à la suite de la lecture d’une œuvre et même de la réinventer selon leurs goûts. Dans le cas d’Harry Potter et de l’épopée fantastique, une augmentation du public adolescent et un regain de vie dans la littérature jeunesse a lieu. Une question demeure cependant. Parmi tous ces bienfaits, que devient le rôle de l’auteur et quelle relation entretient-il avec son œuvre, celle-là même qui est disséquée et transformée par les internautes? Lorsque sa série est toujours en création, comme c’est le cas du Harry Potter de J. K. Rowling, l’écrivain parvient-il à oublier les commentaires, les parodies, et les supplications de ses lecteurs alors qu’il prend la plume? S’en inspire-t-il?

Plutôt que de laisser Internet la submerger jusqu’à en effacer sa présence, l’auteure de Harry Potter a préféré créer son propre site, le site officiel J. K. Rowling (http://www.jkrowling.com/). Grâce à celui-ci, elle s’ingère dans les interprétations des lecteurs en dévoilant ses propres intentions sur son œuvre. Elle consacre une grande partie de son site à démentir certaines rumeurs, recouvrant ainsi le rôle d’auteur adulé que certains perdent au profit du lecteur. Considérons cet exemple, tiré du site officiel, plus précisément d’une page dédiée aux rumeurs :

RUMEUR : L’Ordre du Phœnix communique à l’aide de cartes de Chocogrenouilles.

RÉPONSE : Cette idée est tellement bonne que j’ai vraiment hésité à l’éliminer. Mais une carte de Chocogrenouilles, comme tout objet transporté qu’il faut penser à emporter avec soi, est susceptible d’être perdue, détruite ou contrefaite. Les moyens de communication de l’Ordre ne font appel qu’à la baguette. Vous avez découvert la méthode de communication de l’Ordre avant même d’en connaître l’existence car elle a été employée par l’un de ses membres. (Rowling, consulté le 3 janvier 2006)

La réponse est claire, mais le ton doucereux afin, peut-être, d’éviter de choquer les plus fervents admirateurs. Cette méthode, que l’on pourrait qualifier d’« admiration défensive », donne le ton au site officiel. En plusieurs lieux, J. K. Rowling affirme son épatement devant la dévotion de ses lecteurs et remet même des prix aux meilleurs sites en expliquant : « Je me suis sentie toute petite devant le temps et les efforts consacrés par tant de fans pour créer des sites dédiés à Harry Potter. » (Ibid.) En agissant ainsi, elle s’assure un parfait contrôle sur son œuvre, tout en laissant au lecteur la sensation de liberté d’interprétation. Comme ses commentaires sont continuellement prononcés sous le couvert de la politesse et de l’appréciation, elle demeure maîtresse de son œuvre et idole de ses lecteurs.

Cependant, si l’on observe le phénomène à travers l’histoire, plusieurs auteurs ont répondu à la demande de leur lectorat dans l’écriture d’une série. Certains écrivains des XVIIIe et XIXe siècles spécialisés en romans-feuilletons se sont même inspirés des suggestions de leurs lecteurs pour rédiger leurs textes. D’autres encore ont dû ressusciter un personnage à la suite du mécontentement du public (ce fut principalement le cas du Sherlock Holmes de Conan Doyle). La communication auteur-lecteur se faisait alors par lettres, ce qui contraste avec l’accessibilité du courriel par Internet qui, aujourd’hui, cause une augmentation draconienne de ces échanges. L’écrivain est-il plus marqué encore par cette interférence?

Certains lecteurs ont franchement posé la question à J. K. Rowling. Celle-ci y a personnellement répondu… par la négative : « The books have been plan for so long that there isn’t room for any more ideas. Fan fiction is really fun, though, and I am so proud to think that Harry Potter inspired so much creativity1. » Cette déclaration, bien que ce soit l’auteure elle-même qui l’ait prononcée, peut dissimuler une partie de la vérité, car quel écrivain peut réellement affirmer être en pleine possession de toutes ses influences?

Harry Potter et son auteure, J. K. Rowling, ne sont qu’un seul cas parmi toute une littérature adolescente, qui n’est elle-même qu’un seul infime élément d’une littérature beaucoup plus vaste. Ils illustrent cependant fort bien les nouveaux rôles de l’œuvre et de l’auteur, rôles attribués par Internet. J. K. Rowling prouve que l’écrivain, lorsqu’il sait exploiter le média informatique à son avantage, ne perd en rien son importance ou son statut face à l’œuvre. Il se positionne différemment, sans plus. Il doit rencontrer le lectorat et défendre ses œuvres, tout en acceptant les différentes interprétations qui peuvent contredire ses pensées. Il devient un personnage virtuel et contribue au maintient de l’intérêt porté à ses textes. Les écrivains qui abandonnent leurs œuvres aux mains des internautes, sans présenter la moindre trace de résistance, deviennent leur propre bourreau. Ce sont eux, les auteurs à l’agonie.

 

Médiagraphie

CIRCÉUS, et CORINNE [pseudonymes]. Consulté le 3 janvier 2006. Le carnet d’Harry.

http://carnethp.free.fr/index.php3

LA PENSINE [pseudonyme]. Consulté le 3 janvier 2006. Forum de La Pensine.

http://forumpensine.celeonet.fr

QUENTIN [pseudonyme]. Consulté le 3 janvier 2006. L’encyclopédie Harry Potter.

http://www.encyclopedie-hp.org

ROWLING, J. K. Consulté le 3 janvier 2006. Site officiel de J.K. Rowling.

http://www.jkrowling.com

 

 

Pour citer cet article: 

Wilhelmy, Audrée. 2006. «Bienfaits et méfaits d’Internet ou Harry Potter, exemple d’un phénomène de mutation paralittéraire», Postures, Dossier «Espaces inédits: les nouveaux avatars du livre», n°8, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/wilhelmy-8> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Wilhelmy, Audrée. 2006. «Bienfaits et méfaits d’Internet ou Harry Potter, exemple d’un phénomène de mutation paralittéraire», Postures, Dossier «Espaces inédits: les nouveaux avatars du livre», n°8, p. 57-64.