Retour à l’enfance. La quête atavique dans L’Africain de J.M.G Le Clézio

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Il y a dans l’œuvre de Le Clézio une progression soutenue vers le récit intimiste qui trouve son paroxysme dans l’écriture foncièrement autobiographique de L’Africain, publié en 2004 au Mercure de France. Si Onitsha, paru en 1991, présentait déjà des traits résolument biographiques sur l’enfance de l’auteur, L’Africain en revanche ne participe pas de ce type d’écriture où les imports biographiques alimentent la fiction, mais se présente comme un texte proprement biographique, sans tentative de masquer derrière quelque procédé fictionnalisant l’expérience du vécu véritable. Ici encore, c’est le temps de l’enfance que l’auteur se propose de retracer, temps déterminant parmi tous quant à sa formation d’écrivain et de globe-trotter à la poursuite d’une étrangéisation capable de le ramener à lui-même, à cette brève enfance africaine qui l’a tant marqué. À travers le portrait qu’il dresse de son père, une forme de prédestination de son devenir semble s’affirmer. Le père que Le Clézio nous présente est un inconnu chéri, un ennemi aimé ; c’est l’altérité incarnée en qui l’auteur se retrouve et par qui il poursuit une quête intergénérationnelle, une quête infinie, impossible, motivée par l’utopie, et dont les résultats représentent moins une fin en soi qu’un moyen. C’est le thème de la quête atavique que me paraît adresser ce texte et que je me propose de commenter. Le Clézio revisite un épisode déterminant de son enfance — la découverte du père — et dresse un portrait de ce dernier. Les destinées de l’un et de l’autre en viennent à commuter. Les questions de l’héritage paternel et de sa transmission par l’écriture seront également considérées.

La mémoire, le père

Qui est ce père, l’Africain dont Le Clézio fils entreprend le récit? Ancien militaire britannique mauricien, il fut chirurgien de campagne, mais aussi un aventurier infatigable cumulant les voyages, toujours à la recherche de nouveaux territoires, qui garde de l’Afrique une aura de mystère, mais qui, en fin de vie, revenu en Europe, n’est plus qu’un « vieil homme dépaysé, exilé de sa vie et de sa passion, un survivant » (Le Clézio, 2004, 57)1. Ce retour européen est l’occasion d’une seconde rencontre de l’auteur avec son père. Mais c’est la première rencontre qui fait l’objet de ce récit, celle qui, pour Le Clézio changea tout, qui fit de lui le fils de l’Africain et un écrivain. Car c’est au cours de cette traversée en cargo, qui durera plus d’un mois et demi, que celui-ci se met à écrire des « romans ». Ainsi Gérard de Cortanze, biographe de Le Clézio, écrit-il : « L’expérience de ce voyage est double : un voyage qui rapproche géographiquement du père, un voyage en soi par le biais de l’écriture. » (de Cortanze, 1999, 46)

Parti à huit ans, en 1948, rejoindre son père sur un continent inconnu, mais dont il avait toujours entendu parler, il a l’impression de s’extraire de l’histoire et de gagner un passé : « Ce que je recevais dans le bateau qui m’entraînait vers cet autre monde, c’était aussi la mémoire. Le présent africain effaçait tout ce qui l’avait précédé. » (AF, 14)

Il y a sans doute quelque chose d’ironique à traiter de la figure du père à travers la notion de structure (comme s’il fallait que le structuralisme s’impose encore comme une figure d’autorité), mais toujours est-il que l’harmonie structurale de L’Africain paraît déterminée par des motifs dont l’organisation a pour principal effet de mettre en évidence l’appropriation de l’héritage paternel à travers l’expérience déterminante pour le jeune Le Clézio de cette rencontre avec son père. Par alternance, la focalisation se porte sur l’enfant, puis le père, et sur l’enfant encore, et ainsi de suite. Ces allers-retours créent une sorte d’effet de balancier qui nous porte d’une figure à l’autre et nous force à reconnaître dans l’une l’importance de l’autre. C’est là une sorte de mouvement transductoire qui n’apparaît toutefois pas symétriquement réciproque et qui s’apparente aux vagues successives causant le ressac, résidu mémoriel dont témoigne, avec la ferveur d’un enchantement renouvelé, un Le Clézio reconnaissant de l’héritage paternel. Cet héritage, il se manifeste comme l’inscription d’une mémoire partagée dont les origines incertaines se confondent à présent dans une subjectivité renouvelée, exemple de retour sur soi-même (ou révolution) qu’affectionne particulièrement l’auteur (cf. Le Clézio, 2003).

L’Afrique, le corps

Peu après son obtention du prix Nobel de littérature en 2008, une entrevue reconstituée d’après des fragments de conversations antérieures entre Le Clézio et Gérard de Cortanze a paru dans le Magazine Littéraire (de Cortanze, 2008). On y trouve entre autres cette vision de l’auteur au sujet de l’enfance. On y voit poindre, dans la nécessaire et incessante reconstruction évoquée, l’importance de l’écriture autobiographique pour se replonger aux racines de soi. Le Clézio :

Je pense qu’on est très largement conditionné par ce qu’on a vécu dans les premières années de sa vie, […] c’est cela qui vous oriente définitivement. On a beaucoup de mal à se défaire de tout cela par la suite. En fait, le reste de l’existence consiste peut-être à reconstruire cette période-là — comme le tigre qui doit devenir un tigre. On a beau l’élever comme un animal de société, il faut qu’il devienne ce qu’il est. (de Cortanze, 1999, 73)

Ainsi l’enfance s’érige-t-elle en expérience déterminante de la vie adulte. Cette vision, Le Clézio ne la défend pas de manière anodine — et il ne parle pas d’animaux sauvages pour rien non plus ; elle correspond à son expérience réelle :

Je suis resté un an en Afrique. Un an de grandes vacances. C’était prodigieux. J’ai toujours l’impression que je n’aurai fait qu’un seul voyage dans ma vie : celui-là. Les autres, ce ne sont pas des voyages. Prendre un avion et aller quelque part, ce n’est pas un voyage. Même aller passer six mois dans la forêt... (de Cortanze, 2008)

Avec L’Africain, Le Clézio se permet de sonder cette époque déterminante de sa vie et d’en comprendre les implications d’après ce qu’il est devenu, cinquante-six ans plus tard. Car plus qu’un simple portrait de cette période africaine, dans ce texte intimiste, la question de l’habitus est prépondérante. Sur le caractère foncièrement initiatique de cet épisode, l’auteur est on ne peut plus clair : après avoir comparé les conditions qui préexistaient à son enfance jusque-là (à Nice, à cinq dans deux pièces mansardées), parvenu en terre africaine, le voilà qui, à son plus grand étonnement, se découvre un corps enfin : « L’Afrique qui déjà m’ôtait mon visage me rendait un corps, douloureux, enfiévré, ce corps que la France m’avait caché dans la douceur anémiante du foyer de ma grand-mère, sans instinct, sans liberté. » (AF, 14) Par là, le passage est clairement marqué : « Désormais, pour moi, il y aurait avant et après l’Afrique. » (AF, 15) Aux nouvelles frontières corporelles qui sont les siennes correspondent de nouvelles frontières pour l’expérience. Des vérités lui avaient été cachées qu’il découvre alors brutalement : la vieillesse, la maladie, la mort. Il s’éveille aux mêmes afflictions qui, dans la légende du Bouddha, mènent le prince à quitter son palais et ses richesses pour suivre le chemin de la vérité. Se remémorant sa vision de la nudité des corps affectés par le temps, Le Clézio écrit : « Je ne ressentais non pas de l’horreur ni de la pitié, mais au contraire de l’amour et de l’intérêt, ceux que suscite la vue de la vérité, de la réalité vécue. » (AF, 12) C’est une violence concrète et non dissimulée (à l’inverse de celle qu’on aime à masquer en Europe2), « visible dans chaque détail de la vie et de la nature environnante » (AF, 17), à laquelle le jeune Le Clézio est confronté. La nature est dépeinte comme une force de l’excès — brûlure du soleil, chaleur suffocante, végétation menaçante, tempêtes meurtrières, découpages hostiles des horizons, immensité des étendues — qui entame les frontières corporelles, comme si l’énergie des forces vitales environnantes, « éclairées de l’intérieur par un feu secret » (AF, 72), cherchait à traverser les corps, les animant d’une vigueur irrépressible qui fonde la communauté :

Parfois, au cours de leur route à travers les montagnes, les nuits sont violentes, brûlantes, sexuées. Ma mère parle des fêtes qui éclatent soudain, dans les villages […] Sur la place, le théâtre masqué se prépare. Sous un banian, les joueurs de tam-tam se sont assis, ils frappent, et l’appel de la musique se répercute au loin. Les femmes ont commencé à danser, elles sont complètement nues, sauf une ceinture de perles autour de la taille. Elles avancent l’une derrière l’autre, penchée en avant, leurs pieds battent la terre au même rythme que les tambours. Les hommes sont debout. Certains portent des robes de saphia, d’autres ont les masques des dieux. Le maître des ju-jus dirige la cérémonie. Cela commence au déclin du soleil, vers six heures, et dure jusqu’à l’aube du lendemain. (AF, 74-76)

L’Afrique vit de cette violence, elle l’incarne dans les corps — c’est l’expérience liminale que retient l’auteur : « violence, ouverte, réelle, qui faisait vibrer mon corps » (AF, 17), écrit-il, violence d’« une Afrique réelle, à forte densité humaine, ployée sous la maladie et les guerres terribles. Mais forte et exhilarante aussi, avec ses enfants innombrables, ses fêtes dansées, la bonne humeur et l’humour des bergers rencontrés sur les chemins » (AF, 74). La rencontre avec l’Afrique se fait d’abord sous le mode de la vérité : vérité des sens, vérité des corps ; elle se fait sous le mode de la nudité. Et cette expression de la vérité se prolonge dans une conception de la liberté jusque-là inégalée et indépassable : « Ces journées à courir dans les hautes herbes à Ogoja, c’était notre première liberté […] Je crois que je n’ai jamais ressenti un tel élan depuis ce temps-là. » (AF, 29) Et encore : « C’est ici, dans ce décor, que j’ai vécu les moments de ma vie sauvage, libre, presque dangereuse. Une liberté de mouvement, de pensée et d’émotion que je n’ai plus jamais connue ensuite. » (AF, 20)

Cette vision du passé, l’auteur la remet en question dès après, proposant qu’elle lui revient sous une forme idéalisée, comme un rêve plutôt qu’une expérience vécue. Le souvenir de l’année passée à Ogoja est d’ailleurs métaphoriquement évoqué comme un temps « passé à bord d’un bateau, entre deux mondes » (AF, 20) : « un moment, sans aucune explication, sans regret, sans avenir, presque sans mémoire. » (AF, 29) Néanmoins, le regard rétrospectif ne peut que comporter une certaine forme de vérité à l’égard de la vie adulte. Un primitivisme utopique, sans doute, mais qui ne peut mentir : « L’enfant n’est ni nostalgie, ni terreur, ni paradis perdu, ni Toison d’or, mais peut-être horizon, point de départ, coordonnées à partir desquelles les axes de ma vie pourront trouver leur sens », écrivait Perec dans W ou le souvenir d’enfance (1993 [1975], 25-26). Une position que semble partager Le Clézio, car les enfants ont pour lui la qualité essentielle du regard nu, qui n’est pas encore empreint des préjugés que l’âge et l’expérience lui imposent (Armel, 1998). À cette période déterminante, Le Clézio voudrait toujours revenir, demeurer, en garder les privilèges, sa force instinctive et son impérieuse indépendance par rapport au monde adulte :

Je sens en moi ce refus de l’insertion dans le monde de l’efficacité qui est le monde adulte. Et d’une certaine façon, vivre comme un écrivain, c’est un peu vivre comme un adolescent qui ne veut pas vieillir, qui cherche à garder le plus longtemps possible ces privilèges de l’adolescence que sont le rêve et l’illusion. (Maury, 1986, 96)

Quoi qu’il en dise, c’est bien l’enfance révolue qui nous est partagée dans les pages de L’Africain : « L’arrivée en Afrique a été pour moi l’entrée dans l’antichambre du monde adulte. » (AF, 47) La révolution à l’œuvre, c’est celle de l’initiation à l’âge adulte d’un auteur qui met à distance son enfance en s’identifiant au père.

L’ailleurs, la quête

Plus qu’une quête, c’est une utopie qui est en jeu3. Une quête utopique, pour être plus exact, qui est aussi un mouvement de profonde réconciliation : une étrangéisation à soi-même dont l’objectif lointain est de mieux se trouver. L’utopique, dans L’Africain, c’est l’Africain lui-même, ou plus exactement le devenir Africain du père Le Clézio. Celui-ci nous est décrit avant tout comme un aventurier dont la quête de l’ailleurs est motivée par l’évasion nécessaire, la fuite d’une société dont il se sent en rade, dont il ne peut accepter l’hypocrisie, le mensonge, les valeurs qu’il conçoit comme erronées :

Il avait choisi autre chose. Par orgueil sans doute, pour fuir la médiocrité de la société anglaise, par goût de l’aventure aussi. Et cette autre chose n’était pas gratuite. Cela vous plongeait dans un autre monde, vous emportait vers une autre vie. Cela vous exilait […], vous rendait, d’une certaine façon, inéluctablement étranger. (AF, 43)

En 1932, le père est mobilisé à Banso, où il sera « le seul médecin, et le seul Européen, ce qui n’est pas pour lui déplaire » (AF, 67). Alors il s’abandonne à la nature, s’émerveille de son immensité, de sa puissance. Il parcourt le pays et note sur une carte la « raison pour laquelle il l’aime : les passages à gué, les rivières profondes ou tumultueuses, les côtes à gravir » (AF, 69), etc. On assiste à l’idylle de l’homme et de la nature, dont l’effet participe de la poétisation des lieux : « Sur les cartes qu’il dessine, les noms forment une litanie […] : Kengawmeri, Mbiami, Tanya, Ntim, Wapiri, Ntem, Wanté, Mbam, Mfo, Yang, Ngonkar, Ngom, Nbirka, Ngu. » (AF, 69) Autant de noms de lieux qui ne peuvent que connoter pour le lecteur un ailleurs indéfini, mais qui pour le père devait constituer la poésie de ses jours, dans toute leur simplicité naturelle.

Bamenda, Banso, c’était au temps du bonheur, dans le sanctuaire du haut pays entouré de géants, le mont Bambouta à 2700 m, le Kodju à 2000, l’Oku à 3000. Il avait cru qu’il n’en partirait pas. Il avait rêvé d’une vie parfaite, où ses enfants auraient grandi dans cette nature, seraient devenus, comme lui, des habitants de ce pays. (AF, 82)

Au cœur des montagnes, le rêve utopique s’incarne, devient possible, voire éternel ; pour lui, sa femme et ses fils, et leurs enfants à eux encore, et ainsi de suite. L’isolement, explique Jacqueline Dutton, joue un rôle prépondérant dans cette possibilité de concevoir l’utopie comme réalisable :

La situation géographique de l’utopie exprime le besoin de s’isoler, de protéger du reste du monde la perfection de la société utopique, telle une plante exotique qui doit être cultivée à l’abri de l’équilibre naturel. Cette enclave idéologique […] est un monde clos, représentant par sa fermeture l’achèvement, la totalité, et l’unité. (Dutton, 2003, 41-42)

Le monde rêvé de ce père qui prend tranquillement racine en utopie s’articule dans ce rapport à la nature vue comme primaire, en opposition à la civilisation corruptrice, dont la complexité éloigne des origines. Dans un très beau passage, Le Clézio décrit une photo prise par son père aux tout débuts de ses pérégrinations africaines :

Au premier plan, tout près du rivage, on voit la case blanche dans laquelle mon père a logé en arrivant. Ce n’est pas par hasard que mon père, pour désigner ces maisons de passage africaines, utilise le mot très mauricien de « campement ». Si ce paysage le requiert, s’il fait battre mon cœur aussi, c’est qu’il pourrait être à Maurice, à la baie du Tamarin, par exemple, ou bien au cap Malheureux, où mon père allait parfois en excursion dans son enfance. Peut-être y a-t-il cru, au moment où il arrivait, qu’il allait retrouver quelque chose de l’innocence perdue, le souvenir de cette île que les circonstances avaient arrachés à son cœur ? Comment n’y aurait-il pas pensé ? C’était bien la même terre rouge, le même ciel, le même vent constant de la mer, et partout, sur les routes, dans les villages, les mêmes visages, les mêmes rires d’enfants, la même insouciance nonchalante. Une terre originelle, en quelque sorte, où le temps aurait fait marche arrière, aurait détricoté la trame d’erreurs et de trahisons. (AF, 61)

Un double raccord aux sources primitives — pureté et innocence de l’enfance et de la nature — est traduit par ce passage. Comme l’écrit encore Jacqueline Dutton, « les efforts pour simplifier l’existence humaine, dont la complexité augmente sans cesse, amènent à une revalorisation du primitivisme et de l’enfance comme des points d’ancrage face au progrès scientifique et technologique » (Dutton, 2003, 85). Le primitivisme, cette forme d’utopie de l’évasion dans l’exotisme d’un monde étranger à soi, où l’on peut s’oublier, prédique la simplicité — qui correspond au mode de vie du père4. Et pourtant, ce que l’on recherche en utopie, ce n’est pas un excès de vertu par la voie de l’ascétisme, mais la seule satisfaction des désirs honnêtes. L’utopie primitiviste constitue une critique de la société bourgeoise en cela qu’elle s’oppose à tout luxe ou superfluité.

L’ascétisme est ainsi, dans la perspective utopienne, comme l’inverse négatif des faux plaisirs de la richesse ostentatoire et de la gratuité ludique des comportements. La critique de l’ascétisme au nom de la raison et de la nature circonscrit, avec celle des faux plaisirs, l’espace même de l’idéologie bourgeoise. (Marin, 1973, 224)

Mais si, d’une part, l’évasion exotique comporte cette forme d’utopie qui lui est inhérente et qui est celle de l’ailleurs, d’un monde autre et idéalisé pour contrebalancer avec la médiocrité de celui que l’on quitte5, cette même évasion implique l’isolement, la solitude, voire l’oubli de soi dans l’autre, dans ce bain d’étrangeté. Tzvetan Todorov montre bien d’ailleurs, dans Nous et les autres, que l’utopie est une forme d’enchantement, dont l’autre facette, inéluctable, se révèle tôt ou tard dans l’ennui d’une altérité qui se laisse apprivoiser, d’une réalité domestiquée, réinvestie des gestes et du regard quotidiens, banalisée dans « la désespérante usure des jours » (AF, 87) :

C’est précisément cette interprétation idéalisante de l’autre qui prévaut dans l’utopie […], l’idéalisation des peuples exotiques et sauvages renvoie à un primitivisme chronologique qui valorise le passé, et qui permet de voir l’autre non seulement comme le vestige d’un passé heureux, mais aussi comme l’avenir parfait. Ce geste implique une acceptation de l’autre en tant que projection améliorée de soi. Mais puisque l’exotisme n’est pas compatible avec la connaissance approfondie de l’autre, il s’agit d’un éloge proféré dans la méconnaissance. (Todorov, 1989, 298)

Et de fait, cette utopie éclate, ne peut plus tenir. Le père est déplacé à Ogoja, « un gros village dans une cuvette étouffante au bord de l’Aiya, enserré par la forêt, coupé du Cameroun par une chaîne de montagnes infranchissable » (AF, 82)6. Seul, sa femme et ses enfants étant en Europe livrés aux troubles et aux périls de la guerre qui y sévit, le père devient obsédé par son travail qu’il ne peut plus exercer avec le même plaisir qu’auparavant :

Le contact avec les malades n’est plus le même. Ils sont trop nombreux. […] Quand il entre dans les chambrées, mon père lit la peur dans leurs yeux. Le médecin n’est pas cet homme qui apporte le bienfait des médicaments occidentaux, et qui sait partager son savoir avec les anciens du village. Il est un étranger dont la réputation s’est répandue dans tout le pays, qui coupe bras et jambes quand la gangrène a commencé, et dont le seul remède est contenu dans cet instrument à la fois effrayant et dérisoire, une seringue de laiton munie d’une aiguille de six centimètres. (AF, 83-84)

Au-delà du déplaisir de l’environnement, d’une promiscuité allant à l’encontre de son désir d’isolement, c’est le constat que fait le père d’être au service des forces coloniales qui détruit plus que toute autre chose l’utopie : « le médecin n’est qu’un autre acteur de la puissance coloniale, pas différent du policier, du juge ou du soldat. […] L’exercice de la médecine est aussi un pouvoir sur les gens, et la surveillance médicale est également une surveillance politique. » (AF, 84) Le constat établi, l’utopie se révulse en dystopie : « Ce pays d’Afrique où il avait connu le bonheur de partager l’aventure de sa vie avec une femme, à Banso, à Bamenda, ce même pays lui avait volé sa vie de famille et l’amour des siens. » (AF, 92) Quitter l’Afrique ne s’opère qu’au coût de la perte de son identité, qu’il s’était forgée africaine : « La période où il est rentré d’Afrique a été la plus dure. Aux difficultés d’adaptation s’ajoutait l’hostilité qu’il devait ressentir dans son propre foyer. Ses colères étaient disproportionnées, excessives, épuisantes. » (AF, 94) La nécessité de fuir, de poursuivre sa quête inachevée, contrainte, du bonheur et de trouver réparation à ses souffrances passées paraît absolue chez le père. Vieillard désadapté à l’Europe, il continue de faire des plans d’évasion jusqu’à la fin :

Il avait fait le projet de retrouver l’Afrique […] Puis il avait imaginé s’installer aux Bahamas, acheter un lopin à Eleuthera et y construire une sorte de campement. Il avait rêvé devant les cartes. Il cherchait un autre endroit, non pas ceux qu’il avait connus et où il avait souffert, mais un monde nouveau, où il pourrait recommencer, comme dans une île. (AF, 100)

Ainsi se dresse le paradigme d’une quête infinie, qui plus est héréditaire.

L’en-soi, l’autre

Fuir, aller voir ailleurs, à la rencontre de l’autre ; c’est bien cette même pulsion qui anime tout le corpus leclézien. Une quête qui consiste à devenir étranger à soi et par là même se découvrir. Les nombreux voyages littéraires de Le Clézio portent tous le sceau de l’initiation, qui est le signe d’un retour sur soi. Ainsi Dutton explique-t-elle :

L’extension de l’idée de l’évasion, ou peut-être plutôt son complément progressif, est le thème de la quête. […] Qu’il s’agisse de la quête du désert, de l’harmonie, ou de l’altérité, les voyages métaphoriques sont aussi variés que les voyages géographiques dans les écrits de Le Clézio, mais l’idée de la quête initiatique reste commune. (Dutton, 2003, 23-24)

Du Chercheur d’or ou du Voyage à Rodrigues, retenons que ces voyages littéraires ont en commun une origine familiale, un mystère qui est aussi un drame, dont on ne sait rien. Le drame de Moka est mentionné dans L’Africain comme à la source de l’éclatement de la famille Le Clézio depuis Maurice (AF, 49-50). Cette plaie vive, taboue au sein de la famille, taraude l’écrivain qui cherche à comprendre le parcours de ses ancêtres et par là, peut-être, restituer leur mémoire fragmentée.

Ce qu’il cherche dans ces voyages, en marchant sur les traces d’ancêtres inconnus mais dont le souvenir a imprégné l’enfance, ce sont des signes qui font « bouger quelque chose d’imperceptible au fond de [lui], à la limite de la mémoire », une sorte de mouvement interne qui réveille des sensations enfouies et le conduit, bien au-delà, vers le sens secret porté par « chaque coin, chaque pan de roche, chaque accident du relief ». Au-delà des souvenirs enfouis en chaque individu, c’est une mémoire collective qui se réveille. (Armel, 1998)7

Prenant la mer, comme le fit son narrateur dans Le chercheur d’or, enquêtant sur ces obscures et éparses racines, Le Clézio endosse du père le costume d’aventurier, chapeau et culottes coloniales en moins, pour comprendre les raisons de l’exil. Le voyage, comprend-il peu à peu, tient davantage du moyen que de la fin.

Plus tard, longtemps après, je suis allé à mon tour au pays des Indiens, sur les fleuves. J’ai connu des enfants semblables. Sans doute le monde a-t-il changé beaucoup, les rivières et les forêts sont moins pures qu’elles n’étaient au temps de la jeunesse de mon père. Pourtant il m’a semblé comprendre le sentiment d’aventure qu’il avait éprouvé en débarquant au port de Georgetown. (AF, 52)

Sur les traces de son père, c’est la détermination de son caractère qu’il parvient finalement à comprendre. « L’un des aspects les plus frappants du rituel initiatique est que l’individu est invité à revivre l’histoire de son clan en mimant les gestes de ses Ancêtres », écrit Bruno Thibault (2004, 138). C’est le drame qu’a constitué la vie de son père que Le Clézio saisit, et qu’il peut conséquemment nous transmettre par son récit : « Tout cela, je ne l’ai compris que beaucoup plus tard, en partant comme lui, pour voyager dans un autre monde. » (AF, 55) Son tour est venu de mener cette quête identitaire qui le pousse à se confronter à l’altérité, au voyage, à l’exotisme, à l’utopie, et dont le point de chute prend la forme d’une question liminaire :

Jusqu’au dernier instant je ressens ce vertige, comme si quelqu’un d’autre s’était glissé en moi. Ainsi, peut-être ne suis-je ici que pour cette question, que mon grand-père a dû se poser, cette question qui est l’origine de toutes les aventures, de tous les voyages : qui suis-je ? ou plutôt : que suis-je ? (Le Clézio, 1986, 134)

Révolutions

C’est tout un par où je commence, car là je retourne. Cette formule de Parménide est centrale pour Jean Marro, personnage principal de Révolutions (Le Clézio, 2003). Il découvre par elle qu’on revient toujours à son point de départ ; d’où le sens particulier du mot révolution dans ce livre, où un cycle se clôt, où un retour aux origines s’achève (Thibault, 2004, 133). « Je voudrais que ça s’appelle Révolutions parce que je voudrais que ce soit un retour sur soi-même », expliquait Le Clézio au sujet de ce projet (Dutton, 2003, 289).

Le voyage permet certes une telle chose par la confrontation à l’altérité, qui nous renvoie comme en un miroir notre propre présence, faite des différences par lesquelles s’érigent les frontières corporelles. Cependant, écrit Bruno Thibault, « l’écriture autobiographique leclézienne […] décrit moins la construction d’une identité que le déroulement d’une initiation » (Thibault, 2004, 133). C’est par là que se rejoignent enfance et altérité. La première constitue un autre soi perdu, la seconde un autre soi à gagner. Par l’écriture rétrospective, Le Clézio témoigne et devient. En cela se défend-il de parler de nostalgie : « Cette peine dérélictueuse ne m’a jamais causé aucun plaisir. Je parle de substance, de sensations, de la part la plus logique de ma vie. » (AF, 103) Nulle nostalgie, tout au contraire, c’est de corps, encore, dont il est question, c’est de faire revivre par le corps raconté l’expérience vécue inscrite en son sein, expérience déterminante et réconfortante à la fois, puisqu’elle se rapporte directement à cette période de l’enfance où Le Clézio est devenu — un enfant, un écrivain.

C’est à l’Afrique que je veux revenir sans cesse, à ma mémoire d’enfant. À la source de mes sentiments et de mes déterminations. Le monde change, c’est vrai, et celui qui est debout là-bas au milieu de la plaine d’herbes hautes, dans le souffle chaud qui apporte les odeurs de la savane, le bruit aigu de la forêt, sentant sur les lèvres l’humidité du ciel et des nuages, celui-là est si loin de moi qu’aucune histoire, aucun voyage ne me permettra de le rejoindre. (AF, 101)

Cet enfant qu’il n’est plus, même s’il lui arrive encore de sentir en lui, dans sa chair, dans sa mémoire sensitive, ce qu’il a été ; cet enfant demeure captif du passé, il appartient aux « mythes du paradis perdu, […] des origines, et de l’enfance […] s’inscrivant dans ce mouvement régressif qui est souvent étudié chez Le Clézio et qui suggère un retour à la source, à la nature, à l’origine » (Dutton, 2003, 289). Ce mouvement régressif mis en œuvre dans l’écriture leclézienne s’effectue sous le signe de la récursivité ; par là, il rapporte à lui (et donne à lire) non plus que sa seule expérience, mais le sentiment vivant, incarné, d’une mémoire offerte en partage : « Aujourd’hui, j’existe, je voyage, j’ai à mon tour fondé une famille, je me suis enraciné dans d’autres lieux […] C’est en l’écrivant que je le comprends, maintenant. Cette mémoire n’est pas seulement la mienne. Elle est aussi la mémoire qui a précédé ma naissance. » (AF, 104) En Afrique, rappelle l’auteur, il est commun de penser que « les humains ne naissent pas du jour où ils sortent du ventre de leur mère, mais du lieu et de l’instant où ils sont conçus » (AF, 77). C’est à l’époque « bénie » de Banso et Bamenda, en terre utopique, que Le Clézio fut conçu. Aussi est-il garant de cette terre, protecteur de sa mémoire, mais encore porteur de la mémoire, des angoisses et des espérances de son père, qui l’a tant aimée. Au final, l’Africain, c’est beaucoup le père, et un peu le fils quand même, qui accepte de prolonger le premier, bouclant la boucle d’une révolution personnelle que l’évocation du souvenir permet de traduire et de renouveler.

 

Bibliographie

Armel, Aliette. 1998. « L’écriture comme trace d’enfance ». Dossier Le Clézio : Errances et mythologies, Le Magazine littéraire, n° 362. Disponible en ligne : <http://www.magazine-litteraire.com/content/recherche/article?id=1484>.

Cavallero, Claude. 2006. « J.-M. G. Le Clézio et le sable des mots ». Tangence, n° 82, p. 121-134.

Cortanze, Gérard de. 1999. J.M.G. Le Clézio. Le nomade immobile. Paris : Éditions du chêne.

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Pour citer cet article: 

Lévesque, Simon. 2015. « Retour à l’enfance. La quête atavique dans L’Africain de J.M.G Le Clézio », Postures, Dossier « L'enfance à l'œuvre », n°21, En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/levesque-21 > (Consulté le xx / xx / xxxx)