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À l’occasion de la sixième édition de son colloque annuel « Jeunes chercheur.e.s », l’Association étudiante des cycles supérieurs en études littéraires de l’UQAM (AECSEL-UQAM) a convié étudiantes et étudiants à réfléchir et à échanger autour des problématiques suscitées par l’intitulé « Corps et nation : frontières, mutations, transferts ». Lors de l’événement, qui a eu lieu le 13 mars 2014, les conférencières et les conférenciers, en se penchant sur des textes littéraires, ont tenu des communications qui visaient à dévoiler les points de tension que les notions de corps et de nation engendrent.

La conjonction des thématiques ou des figures de corps et de nation suppose inévitablement un rapport au politique. Parce que s’exerce sur lui le pouvoir, le corps se présente comme un produit culturel marqué par les événements, les pratiques et les discours. Le concept de nation implique la corporalité en ce qu’elle dépend d’une politique des corps, de leur regroupement, de leur discrimination, de leur contrôle, de leur disposition dans l’espace. Le corps devient alors le lieu d’une histoire, d’une mémoire et celui d’une parole, tantôt individuelle, tantôt collective; tantôt aliénée, tantôt résistante.

L’invitation lancée par l’AECSEL à analyser dans la fiction les frontières, les mutations et les différents rapports qu’engage l’énonciation du corps citoyen et du corps national, se décline dans ce vingtième numéro de Postures en sept actes de colloques. Les auteurs y soulignent les particularités de ces rapports et, bien qu’ils sollicitent différents ouvrages et font appel à des approches bien distinctes les unes des autres, œuvrent d’un seul tenant à une démarche littéraire et critique qui met en perspective les politiques d’énonciation que produit l’articulation corps-nation.

Marie-Ève Richard, qui signe le premier texte, élabore une analyse topologique du monde fantastique de la saga des Princes d’Ambre de Roger Zelazny, afin de montrer le rôle déterminant, au sein de la tradition métaphysique occidentale, de la notion de frontière dans l’élaboration du concept de nation et de celui du mythe de l’origine du monde. À travers l’histoire de la série et en s’attardant aux rapports des personnages au territoire, l’article, intitulé « Transmutations et métamorphoses des lieux et des corps : Topologie de l’idée de nation dans la science-fiction du cycle des Princes d’Ambre de Roger Zelazny », met de l’avant le caractère incertain du système dichotomique qui façonne la pensée métaphysique et les idéologies nationalistes, et invite à réfléchir à de nouvelles configurations topologiques.

Dans son article « Porosité des frontières sociales et politiques dans Les lisières d’Olivier Adam », Marie-Ève Tremblay-Cléroux tisse une analyse sociocritique de l’ouvrage d’Adam, en mettant en lumière la relation serrée qui lie le géographique et l’identitaire. En s’attardant aux représentations de la configuration urbaine du roman et en étudiant les tropes littéraires qui la définissent, Tremblay-Cléroux expose la manière dont le contexte social et politique, plus spécifiquement celui de la politique nationaliste française, s’impose et commande une division à la fois insidieuse et violente du territoire et de la population. En suivant la narration du protagoniste du roman, elle nous porte à réfléchir aux zones marginales et aux pratiques de résistance qui peuvent s’y exercer.

Avec « Rompre les corps pour étouffer la mémoire », Dominique Auger procède à une analyse de La constellation du lynx de Louis Hamelin établissant un rapport entre histoire, fiction et mémoire collective, sur la base des motifs littéraires de la violence qui habitent le roman. Celui-ci, qui met en fiction les événements d'Octobre 1970, mise sur les sévices corporels des personnages pour rendre compte d'un traumatisme plus large du corps social ainsi que d'une mémoire nationale corrompue que nous aurait légués l'Histoire. En étudiant l'écriture de Hamelin, Auger en vient à remettre en question l'objectivité et la fixité du concept d'événement historique et en pointe, par l’étude de la fiction, les zones grises et mouvantes.

Céline Philippe, quant à elle, aborde le rapport à l'histoire et à la mémoire à travers une lecture psychanalytique de la pièce de théâtre de Larry Tremblay, The Dragonfly of Chicoutimi. Son article intitulé « The Dragonfly of Chicoutimi, ou le théâtre d'une mémoire singulière et collective », tend à dévoiler la dialectique complexe qui s'établit entre la langue, la mémoire et l'héritage et qui se joue à même l'énonciation du personnage de Gaston Talbot. Entendu que la parole est toujours habitée par l'Autre, il faut entendre l'histoire individuelle comme ce qui est toujours et déjà habitée par le passé, par un héritage qui nous dépasse. Ainsi, Philippe rend compte du caractère fondamentalement social de l'intime mis en jeu dans le texte de Tremblay, qui se manifeste dans la parole de Talbot, saturée de désirs et de conflits.

Dans son article, « Le contrat dans Paradis, clé en main et Un homme et son péché », Catherine Lavarenne nous propose une lecture comparative du roman de Nelly Arcan et celui de Claude-Henri Grignon afin d'en dégager les structures d'échanges. En analysant ce qu'elle nomme les « scènes contractuelles » de ces textes, Lavarenne nous mène à considérer le rôle de la signature et du contrat oral en relation avec une dialectique de dette et de don, et les enjeux que ces transactions entérinent. Il en ressort que dans les deux cas, le corps des personnages est impliqué comme l'objet d'un échange, mais qui s'annonce comme un espace tiers où se confondent le dû et le don, l'oralité et la littératie, faisant rater, par son existence même, la logique marchande.

À partir de deux romans de Nadine Godimer, Burger's Daughter et July's people, Maude Lafleur revient sur les événements du régime de l'Apartheid à l'aune de la pensée de Michel Foucault. Son article, intitulé « Apartheid et territoire : le déplacement comme rite de passe chez Nadine Godimer », s'intéresse à la manière dont le pouvoir marque le territoire et organise les corps dans l'espace selon la notion biologique de race. Elle dévoile ainsi comment les protagonistes des deux romans voient leurs identités – sociale, nationale, racisée, genrée – se construire en même temps qu'elles se déplacent dans l'Afrique du Sud ségrégationniste.

Avec « Elocutio du corps exilé », Orianne Guy s'intéresse à la dictature argentine (1976-1983) et à l'imaginaire de la terreur qui en est le corollaire, dans les romans La sombra del jardín de Cristina Siscar et Informe de París de Paula Wajsman, deux auteures argentine exilées. Par l'analyse de ces récits autofictionnels, Guy envisage le corps des protagonistes comme le support charnel d'une énonciation qui porte en elle l'héritage douloureux de l’exil et les vestiges de la dictature. Elle lie le corps à la question nationale en démontrant que, dans l’espace littéraire, le corps constitue une métonymie de l’identité collective et qu’ainsi les exilés et les disparus argentins retrouvent une présence, une existence, une mémoire par ce travail de représentation et de figuration.

Aux actes de colloque s’ajoutent deux articles hors dossier. Marie-Hélène Constant nous propose, dans son article « Dévider Albert Memmi : Paul Chamberland et son portrait du colonisé québécois », de lire l’article de Paul Chamberland « De la damnation à la liberté », publié en 1984 dans la revue québécoise Parti pris, à la lumière de la pensée de la décolonisation d’Albert Memmi. Qu’elle fut fondamentale à la ligne éditoriale de la revue et qu’elle offrit une définition d’un « mal-être » québécois, la pensée décolonialiste doit ultimement s’envisager, chez Chamberland, comme une poétique. En portant attention à la rhétorique, au vocabulaire, au style, aux différentes références théoriques, Constant nous permet de voir qu’au-delà d’une posture politique ou idéologique, la décolonialisation chez Chamberland s’élabore à travers une écriture réflexive et performative, qui travaille à dessiner un « portrait du colonisé québécois ».

Enfin, Majorlaine Deneault signe le dernier article de ce numéro, intitulé « Voyage au cœur du labyrinthe textuel de J’habite dans la télévision : mémoire, musement et résistance dans l’écriture autofictionnelle de Chloé Delaume ». En étudiant les diverses tactiques sémiotiques et représentationnelles de l’écriture de Delaume, Deneault dévoile la dialectique mémoire-oubli mise en jeu dans ce roman d’autofiction et la manière dont celle-ci s’applique à dénoncer et mettre en échec le discours aliénant et capitaliste des grandes entreprises, ces « fabriquant d’amnésie ». À l’aide d’une écriture hybride, brouillée, parsemée d’intertextes, Delaume superpose sa prose à la logique énonciative de ces entreprises pour ramener à la mémoire ces « sens oubliés », ce qui conduit Deneault à souligner l’effet politique d’une telle écriture.

L'équipe de Postures remercie chaleureusement les membres des comités de rédactions et de correction, qui travaillent bénévolement à l’élaboration et à la réussite de ce numéro. Nous remercions les partenaires financiers qui permettent à Postures d'exister et d’offrir un espace de partage et de diffusion riche et stimulant aux jeunes chercheures et jeunes chercheurs. Un grand merci à Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire, à l'Association Facultaire des Étudiants en Arts (AFEA), à l'Association Étudiante du Module d'Études Littéraires (AEMEL), à l'Association Étudiante des Cycles Supérieurs en Études Littéraires (AECSEL). Enfin, Postures tient à exprimer toute sa gratitude aux auteures pour leurs recherches minutieuses ainsi qu'à Isaac Bazié, professeur au Département d'études littéraires à l'UQAM, pour son avant-propos. Merci enfin à tous ceux sans qui ce numéro n'aurait pas pu se réaliser.

 

 

Pour citer cet article: 

Pelletier, Laurence. 2014. « Présentation », Postures, Dossier « Corps et nation: frontières, mutation, transfert », n°20, En ligne <http://postures-dev.aegirnt2.uqam.ca/fr/articles/presentation> Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Corps et nation: frontières, mutation, transfert », n°20, p. 9-14.