Lire Les Argonautes de Maggie Nelson et faire partie du monde

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« L’hétérosexualité me gêne toujours » écrit entre parenthèses Maggie Nelson au sujet d’un couple d’ami.e.s hétérosexuel avec un enfant. L’inversion du jugement peut sembler anodine et pourtant elle perturbe une norme; pour ne pas dire qu’elle la fracasse. C’est cette norme que traque l’autrice dans son récit Les Argonautes1. Née en 1973 aux États-Unis, Nelson a publié, entre 2001 et 2015, neuf livres qui, de manière générale, queerisent les genres littéraires en mélangeant la critique d’art, l’autobiographie, et la poésie. Les Argonautes s’est retrouvé sur la liste du New York Times Notable Book en 2015 et, la même année, a valu à son autrice le National Book Critics Circle Award. Nelson y raconte la relation qu’elle entretient avec Harry Dodge; sur Wikipédia, on peut lire qu’elle et lui forment un couple queer.

Outre les qualités du texte, la réception critique a retenu la quantité de citations qui le ponctuent, et surtout la manière dont l’autrice a décidé de les présenter : chaque fois qu’elle cite quelqu’un.e, le nom de l’auteur ou de l’autrice se trouve inscrit dans la marge. Cette manière de faire a été encensée pour son originalité tout autant que critiquée comme une forme d’outrage à l’héritage universitaire de l’autrice. Cet article montrera qu’il s’agit d’un dispositif queer de brouillage de toutes tentatives hégémoniques.

En effet, le projet de Nelson avec Les Argonautes participe d’une résistance à l’abjection imposée au queer, par la mise en récit de sa vie. L’autrice s’y situe constamment vis-à-vis des normes (hétérosexuelles comme homosexuelles) en les questionnant. Ce faisant, elle s’impose comme un sujet obstiné – que Sarah Ahmed (2014) nomme aussi la féministe killjoy – qui refuse d’être désigné comme abject. Cette entreprise repose sur une performance citationnelle qui vise la resignification du sujet humain. Par là, elle élabore un objet, le livre, traversé par toutes sortes de résistances à l’abject – ce sentiment réservé à tout sujet supposé non conforme aux normes en vigueur et qui participe de la justification de sa répudiation du social.

Dans Ces corps qui comptent, Judith Butler soutient que la pratique citationnelle réfère à la forme « idéale » – voire normative – d’un objet, tout en en déplaçant le sens et les significations (parce que la citation s’inscrit toujours dans un contexte et un système de relations). Qu’il s’agisse du genre littéraire, du genre, du désir, de l’amour, de la famille, de la grossesse, de la maternité, ou de la culture, le jeu demeure le même. À la lumière de cette proposition, je montrerai que depuis l’inscription du genre littéraire jusque dans la mécanique relationnelle représentée et les procédés esthétiques qui modulent cette représentation, Nelson travaille, en débusquant la haine, à inscrire le sujet queer comme sujet qui compte dans et pour l’humanité.

Je chercherai ici à mettre en évidence la façon dont Nelson, dans Les Argonautes, performe l’idée que le queer affecte « tout ». Aussi, je m’attacherai à détecter des lieux de son inscription textuelle, notamment mais pas exclusivement à travers la pratique citationnelle, laquelle travaille l’inscription du sujet queer dans le social, le politique, l’éthique et l’esthétique en le rendant impossible à effacer sous prétexte qu’il est différent. Avant d’aborder l’œuvre, j’exposerai les assises théoriques sur lesquelles sera fondée ma lecture. Pour commencer, je mobiliserai la notion de « willful subject » (sujet obstiné) développée par Ahmed (2014), sujet qu’elle nomme, comme je l’ai déjà mentionné, la féministe killjoy. Seront mises à profit la théorie queer de Eve K. Sedgwick (1997), la temporalité queer ainsi que le système de hiérarchie sexuelle de Gayle Rubin (2010). Une réflexion sur l’abject, développée par Julia Kristeva (1980) et discutée par Butler (2018), me permettra de considérer la profondeur du travail de résistance qu’offre le texte de Nelson.

Le sujet obstiné

Dans The Willful Subject, Sara Ahmed (2014), s’intéresse à la construction du sujet obstiné. Dirigeant moins son attention sur ce que ce sujet est que sur ce qu’il fait, elle soutient que le sujet marqué par l’accusation de l’obstination est un sujet qui échoue à répondre à un ensemble de lois et de critères qui le précèdent et qui sont destinés à lui survivre – on pourrait parler, avec Giorgio Agamben, de dispositifs (2007). Comme l’explique Ahmed, « [i]f authority assumes the right to turn a wish into a command, then willfulness is a diagnosis of the failure to comply with those whose authority is given » (2014, 1). Le sujet obstiné signale donc une résistance qui, dans certains cas, peut résider dans le simple fait d’exister, avise l’autrice. Cette résistance est perçue par les pouvoirs en place comme une désobéissance. Ahmed résume ainsi cette dynamique : « [o]ne form of will seems to involve the rendering of other wills as willful; one form of will assumes the right to eliminate the others » (2014, 2).

L’autrice illustre cette obstination par la figure de la féministe killjoy – la féministe rabat-joie2 –, celle qui est réfractaire à maintenir la bonne entente, à préserver une certaine idée du bonheur dans le contexte hétéropatriacal capitaliste qui impose à toustes son idée du bonheur. Partant de là, l’autrice suggère que le bonheur devrait être pensé non pas en termes de contenu, mais plutôt en termes de forme pouvant éventuellement être remplie par « n’importe quoi » (« whatever » (Ahmed 2014, 4)). Car en l’état, « [w]illfulness is used to explain errors of the will – unreasonable or perverted will – as fault of character » (Ahmed 2014, 4) propres au sujet, comme si seulement certains sujets étaient susceptibles de désirer ce qui est considéré comme étant pervers ou péché et que ce désir les rendait condamnables (Ahmed 2014, 12). Selon Ahmed, les sujets obstinés sont des boucs émissaires faciles à identifier et à exclure. Elle souligne enfin que l’obstination pourrait bien être ce que l’on fait lorsque l’on est considéré.e comme ne satisfaisant pas aux critères de ce qui fait de nous des humain.e.s : « not to meet the criteria for human is often to be attached to other nots, not human as not being : not white, not being male, not being straight, not being able-bodied. » (Ahmed 2014, 15). Ces critères ne laissent qu’une très étroite marge d’existence à toustes les autres.

L’abject

Ce sont également ces critères d’humanité qui intéressent Judith Butler lorsqu’elle se penche sur la matérialité des corps, sur « le sens même de ce qui peut être considéré comme un corps estimé et estimable dans le monde » (Butler 2018, 46). Son projet consiste à débusquer, dans les discours, ce qui construit les corps comme relevant de l’abjection et à resignifier actes et affects afin de préserver leur potentiel générateur d’identités multiples et libres. Kristeva rappelle que ce qui définit l’abject concerne « ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. Ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles. L’entre-deux, l’ambigu, le mixte. » (Kristeva 1980, 12) Ainsi, l’« humain » recoupe un ensemble de caractéristiques strictes par lesquelles on « le » reconnaît et au-delà desquelles le sujet tombe dans l’abjection. Et c’est là, par des moyens d’exclusion et d’effacement radicaux, qui écartent, voire éliminent le sujet tant du social que de l’humanité, que lui « est refusé[e] la possibilité d’une expression [rearticulation] culturelle » (Butler 2018, 24). Tout ça parce que, selon Butler, l’instance qui rejette – qui jette au loin – craint pour son intégrité. La philosophe va même jusqu’à dire que chez celui ou celle qui rejette, cette peur est fantasmée comme « [pouvant] […] “conduire” à [la] dissolution psychotique » (Butler 2018, 18). Or, parce que le sujet rejeté ne meurt pas, parce qu’il ne disparaît pas absolument malgré le souhait de l’entité qui le rejette – et sans aucun doute malgré les efforts déployés pour le garder hors de sa vue et ainsi de sa conscience –, il a la possibilité, par son action, par son « expression culturelle », de brouiller la frontière, d’accomplir une resignification des normes, des limites, des places, et des règles.

Le système de hiérarchie sexuelle

Ce qui jette les personnes queers dans l’abject, le plus souvent, c’est leur sexualité vue comme déviante, malsaine, dangereuse et anormale. Selon le système de hiérarchie sexuelle révélé par Rubin, pour que la sexualité soit jugée « “bonne”, “normale” et “naturelle”, [elle] devrait idéalement être hétérosexuelle, conjugale, monogame, procréatrice et non commerciale » (Rubin 2010, 159). Elle doit aussi

s’exerce[r] à l’intérieur d’un couple ayant une relation stable[, dont les partenaires sont issus de la] même génération, et [pratiquent leurs activités sexuelles] à la maison [sans avoir] recours à la pornographie, aux objets fétiches, aux sex toys de tous ordres, ou [encore] à des [jeux de] rôles autres que ceux d’homme et de femme. (Rubin 2010, 159-160)

Lorsque Butler parle du fantasme d’une « dissolution psychotique », elle rejoint la théorie des dominos de Rubin, selon laquelle la hiérarchie sexuelle implique la « nécessité de fixer des frontières imaginaires entre le “bon” sexe et le “mauvais” sexe » (2010, 161). Ces frontières

exprim[ent] la peur que si le no man’s land érotique entre l’acceptable et l’inacceptable se laisse franchir, la barrière qui nous protège du sexe effrayant risque de tomber et que quelque chose d’abominable va en profiter pour s’infiltrer. (Rubin 2010, 162)

Pour autant, la frontière n’est pas un absolu immuable; la percevoir telle est une vue de l’esprit qui engendre de la souffrance. De fait, les sites que délimite la frontière varient suivant les cultures et les époques, ce qui est rendu visible grâce aux recherches sur la sexualité qui tendent à reconnaître et à démontrer « l’existence de la variété sexuelle sans chercher à l’éliminer » (Rubin 2010, 165).

La pratique citationnelle

Mais entretemps, les frontières travaillent toujours. Or pour Butler, les personnes queers, celles-là même qui, rejetées parce que reléguées au bas de la hiérarchie sexuelle, détiennent du fait même de ce rejet une potentialité agentive, laquelle passe notamment par la citation :

[…] les pratiques controversées du « queer » peuvent être comprises non seulement comme un exemple de politique citationnelle, mais comme une façon spécifique de travailler l’abjection pour la transformer en puissance d’agir politique, qui pourrait expliquer pourquoi la « citationnalité » est aujourd’hui porteuse de promesses politiques. L’affirmation publique du « queer » met en scène la performativité comme citationnalité afin de resignifier l’abjection de l’homosexualité en un défi et une légitimité. […] Il s’agit bien […] d’une politique de l’abjection qui s’inscrit dans un effort pour réécrire l’histoire du [queer] et la contraindre à une resignification exigeante. (Butler 2018, 45)

Les lois du genre, celle de la race et celle de la contrainte à l’hétérosexualité, toujours antérieures aux sujets, contraignent ces derniers. Or ces lois normatives ne sont pas seulement contraignantes : elles recèlent aussi, en leur cœur même, une fonction générative3. Ainsi, suivant cette perspective, tout sujet genré cite la loi du genre, non pas en tant qu’autorité, mais en tant qu’interprétant.e. Et tout en réifiant la norme, cette interprétation la module invariablement, que l’interprétant.e en soit conscient.e ou non.

Jacques Derrida montre en effet que la resignification n’est pas qu’une affaire d’intention et de volonté première : « la catégorie d’intention ne [disparaît] pas, elle [a] sa place, mais, depuis cette place, elle ne [peut] plus commander toute la scène et tout le système de l’énonciation » (cité dans Butler 2018, 33). En somme, toute tentative de contrôle de la signification est vaine; toute croyance en une entité idéale ne peut être revendiquée comme autre chose qu’une croyance. Partant, toute autorité devrait être invitée à prendre la mesure de la limitation de son pouvoir et à reconnaître le système de relations sociohistoriques dans lequel elle évolue.

L’intérêt de ces idées dans le champ de la littérature est crucial, et il peut également être mis au service de l’ébranlement de la domination masculine dans les arts et la pensée. Il n’y a pas de génie créateur individuel capable de s’extraire des contingences de son époque, pas de « self made man ». L’auteur.trice n’a qu’une autorité provisoire sur le texte, dont iel maîtrise par ailleurs plus ou moins les codes et les effets. Car après tout,

les textes ne reflètent pas entièrement leur auteur ou leur monde, ils pénètrent dans le champ de la lecture comme des provocations partielles, qui non seulement ne deviennent lisibles qu’à partir d’un ensemble de textes antérieurs, mais initient de surcroît – dans le meilleur des cas – une série d’appropriations et de critiques remettant en question leurs prémisses fondamentales. (Butler 2018, 42)

Cette conception du caractère provisoire de l’autorité devrait congédier toute prétention à l’occupation hégémonique des territoires réels et imaginaires et laisser place à d’autres voix, à d’autres formes d’autorité éventuellement plus fluides, multiples et passagères. Elle laisse surtout entrevoir qu’au final, sur les différentes « scènes », chacun.e (auteur, autrice, homme, femme, trans, personne homosexuelle et toute personne considérée « entre », « étrange », « a-normale ») n’est qu’un.e interprétant.e (d’une norme, d’une loi, d’un ensemble de codes et d’effets) appelé.e à actualiser une vaste variété de pratiques (sexuelles, artistiques, relationnelles) et/ou de manières d’être. C’est ainsi que l’on rejoint ce que je crois être la force des Argonautes de Nelson : son usage de la potentialité qu’a la pratique citationnelle d’inscrire la fabrication des sujets dans un mouvement transitoire perpétuel.

Les Argonautes : puissance d’humanité

Dans la mythologie grecque, l’Argo est le bateau sur lequel Jason s’embarque à la recherche de la toison d’or. Nelson l’évoque en empruntant une référence à Roland Barthes :

Tout comme les pièces de l’Argo peuvent être remplacées à travers le temps, alors que le bateau s’appelle toujours Argo, chaque fois que l’amoureux prononce la formule “je t’aime”, sa signification doit être renouvelée, comme “le travail même de l’amour et du langage est de donner à une même phrase des inflexions toujours nouvelles”. (Barthes cité dans Nelson 2017, 10)

D'entrée de jeu, le dispositif est établi : Nelson se sert de la pratique citationnelle aussi bien pour établir un dialogue avec les nombreuses citations « formelles » qu’elle convoque dans son récit afin de les resignifier, que pour insister sur les déplacements de sens qu’accomplissent les divers actes – de langage ou autres – et les représentations à chacune de leur itération. En procédant de la sorte, l’autrice force la lectrice à envisager les significations ainsi déstabilisées.

Ce n’est toutefois pas le bateau – l’Argo – que désigne le titre, mais plutôt ses passager.ère.s, les Argonautes; ce sont leurs interrelations qui en configurent le sens, et qui sont susceptibles de provoquer instabilité et indécidabilité. En effet, même si on peut compter sur la stabilité de l’idée du bateau en tant que « tout », chacune de ses parties peut tout de même être remplacée sans que les passager.ère.s perdent leur embarcation. Les personnes qui l’occupent sont, comme leur nom l’indique, passager.ère.s – donc transitoires. Iels forment une communauté de liens apte à procéder à de profondes rénovations du bateau; capable, en tant que communauté, de modifier sa trajectoire. L’effort de conserver le bateau tout en le rénovant doit provenir de l’intérieur, où chacune des parties affecte les autres. L’Argo apparaît de la sorte comme une forme qui permet aux Argonautes de s’inscrire dans un devenir sans fin, grâce aux relations qu’iels entretiennent entre elleux et grâce à la communauté de liens à travers laquelle iels évoluent; une forme à travers laquelle iels peuvent, comme le dit Nelson avec Luce Irigaray, faire la noce (Nelson 2017, 58).

À l’ouverture du récit, l’autrice-protagoniste, Maggie, raconte qu’elle trouve le roman Molloy, de Samuel Beckett, chez Harry qu’elle commence tout juste à fréquenter. L’intertextualité du roman, qui s’incarne notamment par le dispositif de la pratique citationnelle, ancre le récit dans la généalogie du roman mémoriel. En effet, le texte de Beckett est un récit à la première personne dans lequel le personnage de Molloy se remémore des passages de sa vie, tentant avec plus ou moins de succès d’en faire sens. Pour Régine Robin, le roman mémoriel est indispensable à la mémoire collective :

La mise en rapport qu’institue le syntagme « roman mémoriel » implique qu’on ait affaire à un ensemble de textes, de rites, de codes symboliques, d’images et de représentations où se mêlent dans une intrication serrée l’analyse des réalités sociales du passé, des commentaires, des jugements stéréotypés ou non, des souvenirs réels ou racontés, des souvenirs écrans, du mythe, de l’idéologique et de l’activation d’images culturelles ou de syntagmes, vus, lus, entendus, qui viennent s’agglutiner à l’analyse. (Robin 1989, n.p.)

Ce n’est toutefois pas un roman qu’écrit Nelson, mais bien une autofiction. Toujours pour Robin, les œuvres autofictionnelles « s’inscrivent dans une ère postmoderne faite de fragments, de débris mémoriels et de réinterprétations de l’histoire sans ordre, sans hiérarchie et hors de ce que Jean-François Lyotard nomme les “métarécits de légitimation” » (Rosso 2018, 73-74). Nelson tente de comprendre les événements de sa vie, de les lire et de les relire en les positionnant face à différents discours – tant les métarécits que les micros interventions de son entourage, qui sculptent les contours des rapports qu’elle entretient avec lui. C’est précisément sur ces limites que travaille l’écriture de l’autrice, qui refuse le confinement normatif, d’où qu’il vienne et quelle que soit la forme qu’il prenne.

Amour, sexe et citation

L’un de ces métarécits est sans conteste celui de l’amour, présent dès l’incipit où Nelson évoque sa relation avec Harry en mêlant amour et pratique sexuelle. La narration à la première personne s’adresse à Harry au « tu » : « … les mots Je t’aime me sortent de la bouche comme une incantation la première fois que tu m’encules… » (Nelson 2017, 11). Suivant l’échelle des pratiques sexuelles de Rubin, l’amour et le sexe anal ne peuvent cohabiter, sous peine de se voir taxer d’abjection; et tout sujet sain, explique Rubin, se préserve de toucher l’abject. Dans le passage cité, la sodomie est pratiquée à l’aide d’un godemiché par un homme trans. Cette transsexualité le situe hors des frontières de l’amour et de l’humanité, tout comme l’utilisation d’un sex toy. Qui plus est, lorsque l’autrice précise que la pénétration anale se produit alors qu’elle a « [l]a face écrasée contre le plancher de ciment de [l’]appart humide [d’Harry] » (Nelson 2017, 7), elle opère une surdétermination de la déviance à la fois du rapport sexuel et de l’autrice elle-même. En effet, elle situe sa relation et se situe elle-même exactement là où l’abject les rejetterait, selon l’échelle de Rubin. Pourtant, comme nous le constaterons, l’écriture de Nelson récuse l’accusation d’abjection pour révéler la beauté dans les actes et les êtres.

Il n’est d’ailleurs pas anodin que l’incipit fasse mention de la sodomie et du fait que Harry conserve « dans une douche sombre et inutilisée, un paquet de pénis » (Nelson 2017, 7) : hormis le fait que le récit soit ainsi, d’emblée, placé sous le signe d’une sexualité hors normes (Rubin), cette entrée en matière suggère qu’il n’y a pas qu’une seule manière de jouir, ou de faire sens, mais diverses façons d’échapper à la fixité des normes et de fuir les réponses univoques. En rapprochant le « paquet de pénis » – qui met l’accent sur la perméabilité des corps (voir Preciado, Manifeste contra-sexuel) – du « paquet de citations » que nous sert Nelson, c’est la perméabilité de la pensée, de même que la porosité des concepts, des espaces et des discours qui sont mises en valeur. Le « paquet de pénis » réfère certes au plaisir que prend l’autrice à être pénétrée par Harry, mais il attire également l’attention sur le fait que le texte est pénétré de partout par la pensée et les actions des autres, ce qui apparaît plus significatif.

Par cette association du godemiché – objet lié au plaisir sexuel – et de la citation, le plaisir devient un motif de prolifération du sens associé à l’équivoque. À la fin du premier paragraphe, Harry demande à Maggie : « Pour que tu prennes du plaisir, ça marche comment? » (Nelson 2017, 7). L’autrice ne répond pas, ou du moins, pas tout de suite. La question reste en suspens, car de toute façon « [l]e but, ce n’est pas de répondre à des questions, c’est de sortir, c’est d’en sortir » (Deleuze et Parnet cités dans Nelson 2017, 122. Nelson souligne). L’autrice se contente de préciser que Harry « est resté pas trop loin [pour] attendre la réponse » (Nelson 2017, 7), laissant ainsi la porte ouverte à la multitude de directions que peuvent prendre le plaisir et le texte à venir. Elle nous enjoint ainsi à ne pas rester trop loin, à l’instar de Harry, car c’est tout au long du livre que sa réponse se déploie.

Jusqu’à la toute fin de l’œuvre, Nelson refusera d’ailleurs de se fixer sur l’univocité d’une réponse. En effet, le tout dernier paragraphe reconduit la question de Leibniz – « Mais est-ce qu’il peut vraiment n’y avoir rien, est-ce que le rien existe ? » (Nelson 2017, 209) –, à laquelle Maggie répond : « Je ne sais pas » (Nelson 2017, 209). De fait, elle « sort » du récit, elle « s’en sort » en n’offrant aucune réponse, sinon celle du lien affectif qui se tisse entre les êtres. En effet, la dernière ligne met l’accent sur l’aspect vital de la relation à l’autre, seul remède devant le rien : « Je sais qu’on est toujours là, qui sait pour combien de temps, enflammés par notre attention à l’autre, l’entrain de sa mélodie » (Nelson 2017, 209). Car, comme elle l’affirme dans le paragraphe précédent : « Quand toutes les mythologies ont été mises de côté, on peut voir que, avec ou sans enfants, la joke de l’évolution, c’est qu’elle n’est qu’une téléologie sans but, que nous, comme tous les animaux, sommes un projet qui ne donne rien » (Phillips et Bersani cités dans Nelson 2017, 209. Nelson souligne). En somme, devant la vacuité de nos raisons d’être, ce qu’il nous reste, c’est l’émotion que génère l’autre en soi par sa manière d’être, par la chaleur qu’iel nous donne.

Le récit de Nelson foisonne de cette multitude d’autres qui résonnent en nous, notamment grâce aux références auxquelles l’autrice puise. On sent son amitié pour la pensée, l’art, l’écriture des autres, sa reconnaissance pour leur accompagnement dans sa vie. Ainsi Eve K. Sedgwick, Gilles Deleuze et Claire Parnet, Paul B. Preciado, Ludwig Wittgenstein, Lee Edelman, Judith Butler, pour ne nommer que celleux-là, peuplent les marges du livre. Iels comptent comme autant de personnages à qui Nelson donne la parole et qui la lui rendent à leur tour. Bien sûr, il y a aussi le cercle familial composé de la mère de Maggie, de son père et de son beau-père; les mères de Harry (biologique et adoptive), son père et son frère biologiques; le fils de Harry, l’ex de Harry; et enfin Iggy, l’enfant de Maggie et Harry. Il y a encore les ami.e.s de Maggie, celleux de Harry et toustes les autres (infirmier.ère.s, techniciens, serveurs, patriciens du théâtre, collègues à l’université, etc.). Toustes forment un chœur relayant les préjugés envers la famille, l’hétéronormativité, l’homonormativité, le sexe, la capacité de penser d’une femme, qui plus est d’une femme enceinte4 et permettent à Nelson d’exprimer les limites sur lesquelles elle bute.

Scénario hollywoodien : Think again!

Dans Les Argonautes, la lectrice découvre le portrait d’une trentenaire solitaire qui devient amoureuse : un scénario classique dans la culture américaine hollywoodienne de la comédie romantique. Mais ce scénario est ici dévoyé. Si dans la trame traditionnelle la trentenaire souhaite le mariage pour procréer, le récit de Nelson laisse entrevoir que pendant longtemps elle ne voulait pas d’enfant et même que les mères et la maternité avaient tendance à l’énerver; que, plus jeune, elle préférait louer des appartements moches pour ne pas se laisser tenter par la domesticité. De plus, si elle passe pour une femme straight, elle n’en est pas forcément une :

Tu passes pour un homme; moi, pour une femme enceinte. Notre serveur nous parle joyeusement de sa famille, exprime son approbation vis-à-vis de la nôtre. En surface, on aurait pu dire que ton corps devenait de plus en plus « masculin »; le mien, de plus en plus « féminin ». Mais nous ne nous sentions pas comme ça. À l’intérieur nous étions deux animaux humains en cours de transformation l’un auprès de l’autre, témoins sans pression du changement de l’autre. (Nelson 2017, 122)

Ce « tu passes pour un homme » est adressé à Harry, qui se considère comme n’étant ni homme ni femme. Comme l’exprime un des personnages du film qu’iel réalise, By Hook or by Crook, Harry « [est] un spécial – un deux pour un » (Nelson 2017, 22). Alors qu’iel n’a pas commencé à prendre de testostérone et n’a pas encore eu la chirurgie d’ablation des seins, Harry ne se sent pas bien, ni dans son corps ni dans le monde :

Tu comprends toujours pas? as-tu crié. Je me sentirai jamais libre comme toi, je me sentirai jamais chez moi dans le monde, je me sentirai jamais chez moi dans ma peau. C’est juste comme ça, et ce sera toujours comme ça. (Nelson 2017, 48)

Ce sentiment d’inadéquation découle directement de la fiction du genre, de la manière d’envisager le système de sexe/genre (Rubin 2010) et de son bicatégorisme implacable. Comme le fait entendre Preciado, que cite Nelson :

Je ne veux pas du genre féminin qui m’a été assigné à la naissance. Pas plus que je ne veux du genre masculin que la médecine transsexuelle me promet et que l’État finira par m’accorder si je me comporte comme il faut. Je n’en ai rien à faire, de tout ça. (2017, 79)

Parce que nos habitudes, nos réflexes relationnels, ont été conditionnés par cette binarité, les personnes trans sont souvent perçues comme a-normales, comme si elles étaient en hésitation perpétuelle entre deux absolus idéaux, fixes et sains, alors que les sujets « normaux » sont considérés comme étant parfaitement en phase avec ce qu’iels étaient destiné.e.s à être. Pourtant, le ressenti de Harry est différent : « Je ne suis pas en chemin vers quoi que ce soit, répond parfois Harry aux curieux » (Nelson 2017, 79).

Néanmoins, la transition de Harry a un impact non seulement sur les perceptions que les autres ont de lui, mais aussi sur la manière dont est perçue Maggie ainsi que le couple et la famille qu’iels forment. Nelson emploie le terme passing pour désigner le fait que sa famille peut passer pour une famille hétérosexuelle et normale. Le concept de passing5 est utilisé dans le champ des études trans pour rendre compte de la « capacité » d’une personne trans à passer aux yeux de toustes pour le genre auquel iel s’identifie (Serano, 2015-2016). Par exemple, Maggie peut passer pour la mère du fils et la femme du mari, alors que contre cette évidence, le fils est celui de son partenaire et que celui-ci a déjà été la mère de l’enfant. Toutefois, le prix du passing est l’éventualité de l’explosion de la violence lorsqu’une non-conformité apparaît. L’épisode de l’achat d’une citrouille montre qu’un seul détail suffit pour que la mécanique s’enraye et qu’iels se trouvent potentiellement exposé.e.s à cette violence. Le vendeur et Harry s’étaient bien entendus, mais au moment de payer l’ambiance change :

Puis, la carte de crédit. Le gars a pris un long moment pour réfléchir, avant de me pointer et de dire : “C’est sa carte, c’est ça ?” […] Nous avons juste figé comme on fige parfois, puis Harry a dit : “C’est ma carte.” Long suspens, regard oblique. Le spectre d’une certaine violence obscurcit généralement une telle scène. (131-132)

Jusque-là, dit Nelson, iels pouvaient passer pour une famille normale, mais dès que le vendeur voit le prénom de naissance de Harry sur sa carte de crédit, la chaleur que toustes exprimaient à leur endroit disparait. Ainsi, bien que Maggie se découvre le désir de former un couple et d’avoir maison et enfant avec Harry, les manières dont leur situation s’écarte de la norme déplacent le sens du scénario classique de l’amour tout en mettant de l’avant l’importance des relations aux autres dans l’élaboration du sens même que l’on donne à cet amour.

En effet, malgré la violence qui menace et que subissent Maggie et Harry, la chaleur est partout présente dans la narration. Menée par Maggie, celle-ci est directement adressée à Harry, ce qui réitère la dédicace du livre (« pour Harry ») et fait du récit une longue lettre écrite par une amoureuse qui tente de s’expliquer à l’être aimé, et par extension, à la lectrice; une lettre d’amour qui tente d’exprimer tout le « bordel joyeux » (Nelson 2017, 108) de son humanité à elle, à lui, de celle du couple qu’iels forment.

En insistant sur le potentiel subversif de cet amour, lequel ne s’oppose toutefois pas à d’autres formes de relations amoureuses, Nelson fait de cette lettre quelque chose comme la narration d’une noce au sens où l’entendaient Gilles Deleuze et Claire Parnet, que cite l’autrice : « Les noces, c’est le contraire d’un couple. Il n’y a plus de machines binaires : question-réponse, masculin-féminin, homme-animal, etc. Ça pourrait être ça, un entretien, simplement le tracé d’un devenir » (Nelson 2017, 13). Une narration comme un mouvement continu, une transformation perpétuelle qui n’a ni finalité ni commencement, mais dont la condition serait éprouvée dans le brouillage du binarisme quel qu’il soit. Et cela m’apparaît d’autant plus probant qu’à la fin du récit, l’autrice poursuit la trajectoire amoureuse dans le péritexte, brouillant encore la frontière entre fiction et réalité, sortant encore une fois des conceptions binaires, par des remerciements qu’elle adresse à Harry : « Merci de m’avoir montré ce que peuvent être les noces – une conversation infinie, un devenir sans fin. » (Nelson 2017, n.p.)

Parler et être avec signifie exister

Cette conversation est aussi engagée avec la lectrice que l’autrice interpelle, prend à témoin, invite à la noce. Grâce à cette interpellation, la lectrice devient une autre voix du texte, possiblement dissidente ou amie; elle devient une autre instance, une autre autorité partielle, une autre Argonaute. Nelson établit une relation avec elle, par exemple, en en faisant la dépositaire d’un secret qu’Harry lui a confié (130) ou encore en s’adressant directement à elle à quelques reprises. Cette manière de tisser la narration, d’abord par l’adresse à Harry, auquel s’ajoutent éventuellement les appels à la lectrice, fait de l’écriture de l’autrice une performance de l’intimité : « Je vise une écriture qui dramatise les façons dont nous sommes “pour un autre ou grâce à un autre6”, et pas seulement dans certaines circonstances, mais dès le début et pour toujours » (Nelson 2017, 91). La lectrice prend donc part à la noce, engagée elle aussi dans le processus de resignification par tout ce qu’elle pense, lit et dit dans le monde.

Voilà pourquoi la killjoy qu’est Nelson convoque tout un panthéon d’intellectuel.le.s, d’ami.e.s et de membres de sa famille. Comme l’explique Ahmed, « a willful citational practice [implies that] if philosophers are cited (…) they are not only cited alongside those who are not philosophers but are not given any priority over those who are not » (Ahmed 2014, 15). C’est ce que fait Nelson dans Les Argonautes : les pensées des philosophes, des sociologues, des psychanalystes, sont entremêlées à toutes les voix, ne se trouvent pas placées au-dessus des réflexions de ses ami.e.s ou des siennes. Chacune prend place aux côtés des autres, se voyant resignifiée à travers les relations qui sont créées entre elles. Cette pratique citationnelle confère autant d’autorité aux unes qu’aux autres puisque, pour le dire avec Jacques Derrida, l’autorité « ne règne pas sur toute la scène » (cité dans Butler 2018, 33).

En intégrant la parole de Harry comme une autorité à reconnaître au même titre que les autres, Nelson fait fi de la loi du genre, qui marginalise la parole des personnes queers. Ainsi, Nelson tient à citer Harry dans un moment de grande intensité : son accouchement. Et comment ne le ferait-elle pas? Harry est son destinataire privilégié, tant dans l’énonciation que dans le péritexte. Iel incarne une multitude de manières de contrevenir à la loi du genre : iel est son mari, iel fut la mère d’un garçon, la fille biologique d’une femme qui n’a pas voulu être mère parce qu’elle voulait continuer de se prostituer et la fille d’une mère adoptive qui ne se remet pas du fait que sa fille soit devenue un garçon. Iel se considère comme étant ni homme, ni femme et, durant la grossesse de Maggie, une grossesse obtenue par assistance médicale, iel a commencé à prendre de la testostérone et a subi une ablation des seins. En bref, iel est un être dont la seule existence fracasse les critères d’intelligibilité du genre, mais de tout cela, Nelson n’a rien à faire : Harry, comme les autres, a droit de cité dans son œuvre. D’autant que la portée, la valeur, la signification de ce que dit Harry – et de ce qu’iel fait quand iel agit – ne résonneraient pas à l’identique s’iel était un homme cisgenre. Comme l’explique Nelson,

“les mots changent suivant qui les utilise”; par conséquent, [il] faut […] s’éveiller à la multitude des usages possibles, des contextes possibles, des ailes avec lesquels chaque mot s’envole : “Comme quand tu murmures : T’es qu’un trou, tu me laisses te remplir. Comme quand je dis mari”. (2017, 14)

Ce que signifie Maggie lorsqu’elle appelle Harry son « mari » ne renvoie pas à la même réalité relationnelle que si elle était une femme straight, Harry un homme cis, et qu’iels s’étaient marié.e.s en croyant à l’institution du mariage. Étant donné les circonstances historiques et identitaires dans lesquelles iels évoluent, les mots – et ce à quoi ils réfèrent – changent de sens. Ils sont pleins de sens qui s’échappent et prolifèrent. Ainsi, les « actes génitaux », comme les appelle Sedgwick, « ont des sens très différents selon les personnes » (citée dans Nelson 2017, 137). Ils ont des sens différents pour les personnes qui les pratiquent, et la lectrice qui les rencontre dans le texte leur attribue de nouvelles significations qui prennent en compte qui les pose, avec qui et dans quel contexte, comme lorsque Nelson écrit :

dès nos débuts, et maintenant encore, tu ouvres mes jambes avec tes jambes, tu pousses ton pénis à l’intérieur pendant que tes doigts remplissent ma bouche. Tu fais comme si tu m’utilisais, tu montes une pièce où on ne voit que ton plaisir, mais tu t’assures vraiment que je trouve le mien. (2017, 104)

Dans le scénario classique d’une pénétration comme celle décrite ici, l’homme se vide, dépense sa jouissance à ne signifier que la domination. Dans ce scénario canonique, il ne sait pas s’intéresser au plaisir de sa partenaire. Linda Williams, dans son livre Hard Core. Power, Pleasure, and the “Frenzy of the Visible”, (1999 [1989]), attirait déjà l’attention sur l’aspect central du désir de l’homme dans la production de la pornographie. Ce faisant, elle soulignait que le contexte culturel de l’identité sexuelle dominante est à la fois hétérosexuel et orienté vers la sexualité des hommes.

Les Argonautes fouille autant que possible les normes binaires parce qu’elles saturent l’imaginaire collectif comme celui de l’autrice, et qu’elle bute sur elles. Elle ne recule pas devant les tiraillements intérieurs qui l’envahissent lorsqu’elle pose un geste qui l’inscrit dans une discursivité traditionnelle et en rend compte à chaque fois qu’il est possible de le faire. Ainsi, bien que Maggie se marie, qu’elle achète une maison, qu’elle se mette en ménage avec Harry et son fils pour créer une famille recomposée, qu’elle entreprenne le cycle de fécondation, qu’elle soit enceinte et qu’elle donne naissance, rien n’est absolument accordé à la norme. Chacun de ces moments est marqué par une « bifurcation » (Baril 2017) par rapport à la temporalité hétéronormative – cette dernière étant comprise et définie par Olivier Ducharme comme un « mode de vie [qui] s’inscrit à même le corps, l’imagination et l’horizon d’attente de l’individu. Cette temporalité est donc ce qui forme l’existence de celui ou de celle qui l’habite » (2015, 124). Par exemple, Maggie et Harry s’aiment, mais iels ne se marient pas « par amour » ni pour former un couple conventionnel. Iels se marient plutôt pour protester contre la violence d’une loi qui réduit les droits des personnes homosexuelles en leur retirant celui du mariage :

Nous n’avions pas vraiment prévu de nous marier comme tel. Mais quand nous nous sommes réveillés le matin du 3 novembre 2008 et que nous avons écouté à la radio les sondages de la veille des élections en préparant nos boissons chaudes, il a soudainement semblé possible que la Prop 8 soit votée. (Nelson 2017, 36)

Rappelons rapidement que la « Prop 8 » était une proposition visant, par référendum, à éliminer le droit au mariage pour les couples aux partenaires du même sexe, en Californie. La modification de la loi a été adoptée le 4 novembre 2008. En 2010, elle a été jugée inconstitutionnelle. Maggie est au fait de ces débats :

Il y a quelque chose de vraiment étrange dans le fait de vivre à un moment historique où l’angoisse des conservateurs autour de l’idée que les queers feront sombrer la civilisation et ses institutions (le mariage, d’abord et avant tout) s’adosse à l’angoisse et au désespoir des queers autour de l’échec ou de l’incapacité du queer à faire sombrer la civilisation et ses institutions, et à leur frustration quant au tournant assimilationniste, incroyablement néolibéral qu’a pris le mouvement dominant LGBTQ+, lequel a dépensé tout son petit change à essayer d’entrer dans deux structures historiquement répressives : le mariage et l’armée. (Nelson 2017, 40)

Quelles luttes contre la normativité oppressive demeurent possibles lorsque le foyer normatif se déplace en suivant l’évolution des rapports de pouvoir? Comme le remarque Rubin (2010), la frontière départageant les « bonnes » pratiques sexuelles et/ou relationnelles des « mauvaises » tend à suivre l’évolution des connaissances et des pratiques politiques de contrôle social. Pour Ducharme (qui cite Foucault) :

Il n’y a donc pas […] “par rapport au pouvoir un lieu du grand Refus – âme de la révolte, foyer de toutes les rébellions, loi pure du révolutionnaire”. Mais des résistances qui sont des cas d’espèce […]; par définition, elles ne peuvent exister que dans le champ stratégique des relations de pouvoir. (2015, 120)

Le queer, après tout, ne peut pas s’inscrire sur une échelle du moins queer au plus queer, sous peine de perdre tout son sens. C’est ce qu’illustre la réaction de Maggie lorsque, dans une dédicace à la fin d’un film qu’elle va voir avec Harry, il est écrit : « AUX PLUS QUEER D’ENTRE LES QUEERS » (Nelson 2017, 95). Ce non-sens lui fait se demander « [ce qui] se pass[e] avec l’horizontalité ? » (Nelson 2017, 95), car comme l’écrit Nelson à la suite de Sedgwick, « [l]e queer est un moment, un mouvement, un motif continu – récurrent, tourbillonnant, troublant7 […]. Profondément, il est relationnel, et étrange » (2017, 44). Il ne s’inscrit donc pas, et cela devrait être une évidence, dans un régime de domination (à moins que ce soit pour en jouer), car il tente, pour reprendre l’expression de Deleuze et Parnet, d’« en sortir » (Nelson 2017, 122).

Une question de temps

La queeritude affecte aussi la temporalité. La chronologie des événements du récit est en effet bousculée. Si le début est clairement situé – en 2007, au début de la relation avec Harry – et qu’à la fin, leur fils Iggy est né et que Maggie est de retour au travail, il n’en subsiste pas moins un flou; nous ne sommes jamais vraiment situé.e.s dans le temps ni dans l’espace. Comme l’indique le dernier paragraphe, on est simplement « toujours là [mais] qui sait pour combien de temps » (Nelson 2017, 209). Entre le début et la fin du récit, nous avons été propulsé.e.s dans l’avenir puis ramené.e.s dans le passé, sans égard à la chronologie des événements. Même dans l’évocation de la grossesse, qui pourrait inscrire une temporalité linéaire, il y a des soubresauts; les événements sont racontés à rebours ou à tout le moins dans le désordre alors que Iggy est déjà né et que les réflexions de Maggie sont teintées de sa présence. Cette manière de faire, où retours en arrière et avancées se chevauchent, rappelle qu’il y a chez elle

[l]e plaisir de reconnaître que l’on doit peut-être retraverser les mêmes révélations, prendre les mêmes notes dans la marge, retourner aux mêmes thèmes dans son travail, réapprendre les mêmes vérités émotionnelles, écrire le même livre encore et encore, pas parce qu’on est stupide ou obstinée ou incapable de changement, mais parce que de tels retours composent une vie. (Nelson 2017, 165-166)

Parce qu’au final, les vérités apprises, les révélations, les livres que l’on a écrits soi-même sont autant de références qui fonctionnent comme des citations susceptibles de relancer le sens. Elles sont nos parcours relationnels, à travers lesquels on ne se découvre jamais exactement tel.le que l’on se croyait être. Et on se découvre peut-être, précisément, en perpétuelle transformation.

*

En choisissant pour son autofiction un titre qui évoque l’Argo, l’autrice construit des réseaux de sens mobiles, mouvants, fuyants, que reprennent tout au long du récit des motifs, des figures, des mots, des gestes, des sentiments afin d’en soulever les divers sens, en espérant ne trouver aucune réponse sinon simplement la vie à faire et à refaire avec l’autre. Tandis que la binarité s’égare, seuls demeurent l’entre-deux, l’étrange, le queer. Pourtant ce n’est plus l’abject comme ce l’était chez Kristeva. Le sujet abject est devenu sujet politique actif, agentif : il prend la parole, montre sa vulnérabilité, son humanité sensible, il conscientise les frontières à partir desquelles il est exclu et les travaille, célébrant cette différence qui auparavant le disqualifiait. Il ne se contente pas d’être, mais il prend la parole et agit. Son activité n’a pas pour raison d’être de simplement renverser les pôles de ce qui le fait abject, ce qui ne contribuerait qu’à renforcer le système binaire, car en même temps que le sujet abject s’éloignerait de ce repère immonde dont pas un.e ne désire être proche, il en rapprocherait ainsi d’autres sujets. Non, ce qu’il faut, pour le dire avec Paul B. Preciado, c’est un « animalisme » qui considère l’être humain à partir d’une vision non anthropocentrique en intégrant tant la machine que le vent (2019, 106). Ce qui dès lors « passe » pour un sujet humain s’étend, peut et doit s’étendre parce que l’étanchéité des frontières entre toutes bornes antagonistes apparaît comme une vue de l’esprit. Il faut intégrer l’idée que si et quand des éléments de la forme changent – et on peut être certain.e qu’ils changeront –, le contenu se trouvera changé, même si cela est imperceptible, même si cela se fait dans des proportions infinitésimales.

L’intertextualité, présente partout dans le récit, qui fait se côtoyer l’amour et le plaisir de la pénétration dès l’incipit, tisse l’importance de l’interdépendance, de la relation aux autres; elle met en relief le fait que cet amour de l’autre peut transformer jusqu’au genre littéraire même, parce que le désir de signifier avec est plus grand que celui de respecter une norme, fût-elle littéraire.

L’interpellation de la lectrice par la narratrice invite celle qui lit à introduire ses réflexions, sa parole, sa voix, ses gestes, son amour comme autorité partielle capable à la fois de jugement et d’empathie, capable de citer la norme et d’en relancer les significations, tout en nourrissant l’espoir qu’à force de réflexion, un peu plus d’espace et d’amour pour les diverses formes que prend la vie pourrait être dégagé.

En somme, la séquence relativement finie à laquelle nous sommes convié.e.s dans Les Argonautes, qui va d’une rencontre amoureuse jusqu’à après la naissance du premier enfant du couple, dialogue avec la séquence plus longue dans laquelle est plongée la subjectivité de l’autrice. Cette conversation faite de tours et de détours convoque les pensées, les paroles, les gestes des cercles relationnels par le biais desquels Nelson se fait comme sujet. Les personnes qu’elle cite ne sont pas hiérarchisées. Elle n’attribue pas plus d’importance aux philosophes, aux sociologues, aux psychanalystes, aux artistes et aux autres penseur.euse.s qu’elle cite qu’à ses ami.e.s, ou qu’aux expériences et aux conversations qu’elle a avec le fils de Harry, avec Harry même, ou avec sa propre mère. Ainsi, Nelson fait la noce, nous fait vivre sa noce, nous invite à faire la nôtre avec l’existence, de la pensée aux actes, en passant par les sentiments. Faire la noce comme Irigaray l’a faite, comme Deleuze et Parnet le proposent, dans une conversation infinie.

 

Bibliographie

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Preciado, Paul B. 2019. Un appartement sur Uranus. Paris : Grasset.

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Rosso, Karine. 2018. Sacrifice et autofiction au féminin : dialogues autour de l’œuvre de Nelly Arcan, suivi de Mon ennemie Nelly. Thèse de doctorat. Sherbrooke : Université de Sherbrooke.

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Sedgwick, Eve K. 1997. « Construire des significations queer ». Dans Les études gay et lesbiennes. Colloque du Centre Georges Pompidou 23 et 27 juin 1997, Didier Eribon (textes réunis par), 109-116. Paris : Éditions du Centre Georges Pompidou.

Serano, Julia. 2015-2016. « Julia’s trans, gender, sexuality, & activism glossary! ». http://www.juliaserano.com/terminology.html#P (Page consultée le 30 octobre 2019)

Williams, Linda. 1999 [1989]. Hard Core. Power, Pleasure, and the “Frenzy of the Visible”. Berkeley, Los Angeles, London : University of California Press.

Pour citer cet article: 

Landreville, Mélanie. 2019. « Lire Les Argonautes de Maggie Nelson et faire partie du monde ». Postures, n 30 (Automne) : Dossier « Récits eschatologiques : un point final pour l’humanité? ». http://revuepostures.com/fr/articles/landreville-30 (Consulté le xx / xx / xxx)