La mauvaise fille des « white trash » : résistances sexuelles et crimes d'enfants dans Bastard out of Carolina de Dorothy Allison.

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L'écrivaine américaine Dorothy Allison n'a jamais caché que son travail littéraire trouve son inspiration dans les événements traumatiques de sa vie, dans l'abus physique, sexuel et psychologique qu'elle a subi dans sa jeunesse de la part de son beau-père. Au contraire, les effets de cet abus ainsi que les situations qui lui permettent d'exister et le dissimulent constituent le cœur de tous les textes où l'écrivaine explore les structures sociales qui autorisent certains types de violence tandis que ces systèmes en dénoncent d'autres simultanément. Par exemple, dans Bastard out of Carolina, son premier roman semi-autobiographique, Allison présente le récit poignant de Bone, petite fille blanche et pauvre. Personnage construit à l'image de l'auteure, elle ne va pas occuper son enfance à des préoccupations légères et gaies, mais plutôt tenter d'y survivre.

Née dans un monde bâti sur le désespoir et la honte associés à l’extrême pauvreté qui l'entoure, victime d'inceste pendant une grande partie de son enfance, Bone est aussi familière avec la violence que l'auteure. Comme Anney, la jeune mère de la protagoniste, n'est pas mariée à son père biologique, parti sans assumer sa paternité, Bone est d’emblée officiellement désignée comme enfant « illégitime », un timbre rouge apposé à son acte de naissance rappelant les erreurs supposées de sa mère. La narration de Bone décrit les maints efforts de sa mère pour ôter de leur vie la honte engendrée par la naissance de sa fille et par leur pauvreté ainsi que sa tentative de faire oublier ce que « Greenville county wanted to name her », de ne pas accepter « [the] stamp [..] they'd tried to put on her » et d'obtenir l'approbation sociale qui lui est refusée. (Allison, 1992, p. 4)

Incapable de se libérer de cette emprise, Anney finira par se marier avec Glen, un homme idéaliste qui lui promet une belle vie qu'il sera néanmoins incapable de lui offrir, victime de la pauvreté due à son incapacité à garder un travail et au rejet de sa famille, issue de la classe moyenne. Quand la narratrice a presque six ans, son beau-père commence à régulièrement la battre et à abuser sexuellement d’elle, ce qui durera plusieurs années et, à travers le récit, elle raconte comment elle tente vainement de se défaire de cette emprise paternelle.

Certes, Allison insiste sur les conséquences néfastes que la domination du beau-père peuvent avoir sur l'identité de la narratrice, mais le tableau d'une violence masculine n'est pas le seul qu'Allison brosse dans ses ouvrages. La violence spécifique à l'existence des catégories les plus pauvres ou racialement discriminées est tout aussi présente dans ses ouvrages, que l'auteure situe dans le sud des États-Unis. Les effets de la marginalisation de ce groupe, parfois qualifié de « hors norme », occupent une place centrale dans ses textes, où, comme Allison le précise d'ailleurs elle-même dans son livre d'essais, Skin, elle cherche à comprendre « the politics of they, » la place, ou l'absence de place faite aux « autres ». (Allison, 1994, p. 35)

Ces idées de légitimité, de rejet et de marginalisation se répètent tout au long du roman. Par exemple, la famille élargie de la mère, les Boatwright, qui forment l'entourage de Bone, est constituée de gens dits « dangereux » et « sales » qui boivent, fument, volent, ont trop d'enfants et jamais assez d'argent. Bone est, en fait, issue d'une famille de white trash, communauté formant une classe spéciale, méprisée, située au plus bas niveau de la société américaine, considérée comme « déviante », anormale, et méritant de ce fait la souffrance et la pauvreté qu'elle subit.

C'est justement ce rapport que la narratrice entretient avec cet héritage social qui nous intéressera. En outre, parler de l'histoire d'une fille blanche et pauvre revient à poser les questions du genre et de la race. Je proposerai donc une analyse intersectionelle féministe qui examinera la marginalisation des white trash, la désignation ostracisante de leur groupe comme déviants sociaux et l'influence malsaine de cette étiquette sur le comportement de la narratrice. Dans un premier temps, j'entamerai une brève explication du terme et la place de cette communauté dans le système de pouvoir raciste qu'est la société américaine. Dans un deuxième temps, afin de faire ressortir le point de vue de la narratrice, cette fille des white trash, je m'attacherai à déterminer le rapport entre classe et genre à travers le détournement des normes par la narratrice, au moyen de méfaits criminels comme le vol, ou de sa sexualité, comme la masturbation féminine, de manière à en souligner la portée symbolique de résistance face à une société dépeinte comme omnipotente.

Les white trash

Comme l'écrit Allison, sa famille appartient à une catégorie mythique, « the they everyone always talks about. » (p. 13) À travers l'écriture de Bastard out of Carolina, elle a voulu leur redonner une certaine visibilité, c'est-à-dire en proposer une représentation plus juste et plus nuancée que l'idée que se fait d’eux la partie plus privilégiée de la société américaine. La critique littéraire Sylvie Laurent confirme le manque de considération que reçoivent ceux auxquels on ne se réfère souvent que par l'expression « ces gens-là », expliquant que bien que ces termes puissent sembler ne pas faire de distinction précise, ils sont néanmoins provocateurs dans le contexte de la bonne société américaine, où personne n'ignore de qui on parle. (Laurent, 2011, p. 10)

L’appellation « ces gens-là » trouve son origine dans la reconnaissance de l'altérité des sociétés dont la hiérarchie fonctionne par la polarisation. Bien qu'elle puisse être utilisée pour désigner différents groupes de personnes selon le contexte, dans le cas d'Allison, l'idée de « ces gens là » se réfère clairement aux white trash. Désignant plutôt un style de vie méprisé chez ceux qui n'ont pas d'argent, cette référence se teinte d'un jugement de valeur d'ordre moral, résultant du constat d'une prétendue déviance comportementale. Dans la préface de son recueil de nouvelles, justement intitulé Trash, Allison avoue être consciente du regard marginalisant posé sur sa famille :

There was a myth of the poor in this country, but it did not include us. […] There was this concept of the « good » poor, and that fantasy had little to do with the everyday lives my family had survived. The good poor were hardworking, ragged but clean, and intrinsically honorable. We were the bad poor. We were the men who drank and couldn't keep a job; women, invariably pregnant before marriage. (Allison, 1988, p. 7)

La description que fait Allison de sa famille fait appel à l'idée des white trash dans la représentation populaire : un blanc à l’opposé de la morale puritaine qui infuse les valeurs dites américaines, c’est-à-dire un “mauvais blanc”. Matt Wray et Annalee Newitz confirment cette idée lorsqu'ils expliquent que l'étiquette white trash est appliquée à des individus considérés comme « incestuous and sexually promiscuous, violent, alcoholic, lazy, and stupid, » faisant ainsi de leur condition sociale leur propre responsabilité, ou plutôt le fait de leur irresponsabilité « innée » (Wray, 1997, p. 2).

Cependant, un examen du regroupement des mots white, blanc, et trash, tas d’ordures, met en évidence la hiérarchie de classe sociale, qui revêt aux États-Unis un caractère fondamental, dévoilant l'existence d'une altérisation hégémonique, c'est-à-dire d'un ostracisme dirigé vers l'autre, et visible au sens profond du terme. C’est ce que Wray et Newitz soulignent en expliquant que : « white trash, since it is racialized (i.e. different from “black trash” or “Indian” trash) and classed (trash is social waste and detritus), allows us to understand how tightly intertwined racial and class identities actually are in the United States. » (p. 4) Dès lors, spécifier qu'il s'agit de blancs, dans la pensée binaire opposant noirs et blancs, c'est considérer, que le type trash est originairement noir.

Dans Bastard out of Carolina, cette altérisation est évidente lors d'une visite chez la famille du beau-père de Bone, qui appartient à la classe moyenne. La narratrice entend les remarques méprisantes proférées par les frères de Glen à propos de sa voiture, marque, selon eux, de la pauvreté honteuse de Glen et, partant, du reste de sa famille, c’est-à-dire Bone, sa mère et sa petite sœur. Pour les frères de Glen, la voiture est le signe extérieur que celui-ci est « [j]ust like any nigger trash, getting something like that. » (p. 102). En faisant remarquer que la famille de Bone est « like any nigger trash » et non simplement « nigger trash », ils font entendre que le trash est naturellement de couleur et la place dominant dont jouit le blanc.

bell hooks soutient à son tour l'idée que « affluence [..] is always white, » et analyse la croyance que les non-blancs sont associés à la pauvreté. (hooks, 2000, p. 2) L'acte de désigner les white trash comme n'étant pas des blancs dit « normaux » crée un sous-groupe, une sorte de sous-catégorie des blancs, permettant au groupe des blancs « normaux » d'affirmer, par amour propre, leur prétendue supériorité, car, comme l'écrit Sylvie Laurent, « un Blanc, parce que pauvre, serait un déchet. » (Laurent, 2011, p. 7)

L'emprise de la classe moyenne : règle et résistance

Pour la famille de Glen, qui appartient à la classe moyenne, outre son incapacité de garder un travail, au demeurant toujours des emplois non qualifiés, contrairement à ses frères ou son père qui occupent des postes de gestionnaire ou font de la politique, l'affiliation du beau-père avec les white trash confirme son rôle de brebis galeuse. Pourtant, au premier regard, il semble que Glen apprécie son statut marginalisé « gagné » par le mariage et son association avec « the whole Boatwright legend » qui lui offre la possibilité de faire honte à son père et ses frères. (Allison, 1992, p. 13) Mais on voit très vite qu'il dépense toute son énergie à courir après l'approbation symbolique de la classe moyenne que seul son père peut lui offrir. Glen voudrait que son père soit fier de lui mais il parvient à peine à lui parler, bégaye dès que son père lui adresse la parole et devient de plus en plus fragile au point où le mépris de son père « just eats him up.» (Ibid, p. 207.) 

D'après Wray et Newitz, « in a country so steeped in the myth of classlessness, the term white trash helps solidify for the middle and upper classes a sense of cultural and intellectual superiority. » (Wray, 1997, p. 1) La famille de Glen en offre un exemple remarquable. Le mode de vie de la classe moyenne devient pour Glen « how people ought to live » et l'image de la réussite. Fasciné par les « big houses [his brothers] owned, with fenced-in yards and flowering bushes, » il choisit de loger sa famille dans des imitations de maison typique de banlieue en pitoyable état et finit constamment par se retrouver obligé d'en déménager, car la famille est incapable de payer les traites du loyer. (Allison, 1992, p. 80)

Les liens entre homme, image et argent revêtent un aspect important dans la valeur accordée à un individu, notamment vis-à-vis de son entourage proche, mais la voiture honteuse et les maisons contrefaites ne valent rien dans le monde de ses frères, où, au contraire, elles exposent le manque de valeur de Glen, parce que, selon Christine Delphy, « [l]es caractéristiques des dominants ne sont pas vues comme des caractéristiques spécifiques, mais comme la façon d'être » (Delphy, 2008, p. 31.).

Du fait de ses errements, dont nous avons montré qu'ils mettaient en évidence l’incapacité de Glen à répondre à l'idéal dominant auquel se mesure sa propre famille, celui-ci est en quelque sorte isolé de sa généalogie et se retrouve finalement du côté des trash. Allison montre ici clairement l'existence de règles sociales et que ceux qui les transgressent se retrouvent de fait du côté des mauvais, de ceux qui doivent supporter la honte. C'est dans cet esprit que J. Brooks Bouson constate que

if American culture is often defined as a competitive and success-oriented, it is also a shame-phobic society in which those who are stigmatized as different or those who fail to meet social standards of success are made to feel inferior, deficient, or both (Bouson, 2001, p. 101).

Face aux autres hommes de sa famille, le succès prend valeur d'échelle sur laquelle la valeur de Glen est mesurée, et son incapacité à répondre aux attentes de sa famille et de la classe moyenne crée en lui un sentiment d'infériorité et de faiblesse qu'il déplace finalement sur Bone. De fait, l'amertume qu'il entretient face à ses conditions de vie, comparées à celles de sa famille d'origine, apparaît comme la conséquence de l'oppression classiste qu’il porte en lui. Cela réapparait de façon similaire chez Anney, la mère de Bone, lors d'une conversation avec sa fille à propos du vol. S’efforçant de diminuer la honte qui accompagne la pauvreté, Anney dénonce le vol comme un acte inacceptable, symbolique du statut des white trash. Elle éduque sa fille dans l'idée qu'il n'y a rien de pire que de voler, que c'est une façon d'avouer sa pauvreté, et s'appuie sur l'exemple de son neveu qui vole constamment : « He's just bad, that's all, just bad. » (Allison, 1992, p. 94)

Comme le beau-père, la mère vénère la norme économique, cette classe moyenne qui lui dicte sa valeur, mais ce n'est pas le cas de tous les personnages du roman. Bone échange souvent avec d'autres membres de sa famille élargie qui admirent plutôt son cousin, celui qui vole, parce que « he knows how to take care of himself. » (p.94) Dans ce cas de figure, le vol est perçu comme un moyen de régler des comptes avec la norme, de s'affranchir des règles, de rejeter la honte qui pèse sur soi et d'affirmer son autonomie. Avec l'exemple du vol, l'auteure fait apparaître une certaine ambiguïté des valeurs qui, selon les aspirations des personnages, fait pencher la balance morale du côté du mauvais ou de l'admirable, élargissant la question au-delà d'un simple problème de droit. Ne pas voler, c'est ne pas vouloir être white trash. Voler, c'est posséder de façon « illégitime », de symboliquement confirmer sa propre marginalisation au regard de la classe moyenne. J. Brooks Bouson écrit que « as Bone comes to identify with her poor white relatives, the Boatwrights, she internalizes their white trash shame. » Toutefois, contrairement à eux, elle n'accepte pourtant pas ce binarisme mais préfère plutôt, comme nous allons le voir, remettre en question la légitimé du regard de la classe dominante (Bouson, 2001, p. 101).

Après qu'elle a entendu les remarques des frères de Glen à propos de leur voiture, Bone dérobe certaines des roses qui poussent dans leur jardin, et les emporte avec elle, en les glissant dans ses sous-vêtements :

I got up, shook off my skirt, and strolled off for a walk through Madeline's rosebushes. I put my hands out and trailed then lightly along the thorny stalks and plush blossoms, scooping buds off as I passed. I pulled the buds apart, tearing the petals and dropping them down inside my dress. I even pulled up my skirt and tucked some in my panties, walking more slowly then to feel the damp silky flowers moving against my skin. “Trash steals”, I thought, echoing [their] bitter words. “Trash for sure”, I muttered, but I only took the roses. No hunger would make me take anything else of theirs. I could feel the heat behind my eyes that lit up everything I glanced at. It was dangerous, that heat. It wanted to poor out and burn everything up, everything they had that we couldn't have, everything that made them think they were better than us. (Allison, 1992, p. 103)

Le symbolisme de son acte criminel démontre la faille dans le système oppressif auquel font face la fillette et les « siens ». Le vol des fleurs est le moyen de récupérer sa dignité, et elle est capable de reconnaître que sa colère est créée par la domination classiste qu'elle juge injuste. Par son crime, la fille requalifie les valeurs de bien et de mal et elle entend démontrer, par cet acte symbolique, que le vol n'est pas seulement le fait de « sales » comportements, mais aussi une réaction à l'oppression.

Sexe, femmes et violence

Le larcin de Bone pose en fait plusieurs questions sur la structure de classe aux États-Unis et son rapport à la honte et la culpabilité. La petite fille glisse les pétales de fleur dans ses sous-vêtements, ce qui ne se réduit pas à une simple affaire de domination économique. Après avoir caché les pétales volés, Bone décrit la sensation subtile qu'offre leur glissement dans ses sous-vêtements. L'acte de voler se retrouve ainsi lié au développement de sa sexualité. Il faudra donc revenir au beau-père, la figure masculine qui domine le roman, celui-là même qui gère sa honte de classe différemment de Bone, puisqu'en même temps, par l'abus sexuel qu'il fait subir à Bone, il domine aussi la sexualité de la jeune fille. Afin de comprendre l'ampleur de cet acte dans sa totalité, le vol symbolique des fleurs doit donc être lu dans le contexte d'une violence classiste, certes, mais le contexte d'une violence sexiste ne peut pas non plus se perdre de vue.

La norme patriarcale considère que l’entretien économique d'une famille revient aux hommes. Partant de ce point de vue, la pauvreté peut devenir difficile à supporter pour un homme, notamment dans l'expression de sa virilité. Au lieu de remettre en question l'oppression classisée, ou de l'internaliser, le beau-père va plutôt déplacer la responsabilité de sa pauvreté sur les femmes de sa vie, et en particulier sur Bone, celle que son statut d'homme lui permet le plus facilement d'opprimer. Selon lui, le problème est leur manque de confiance en lui, voire en sa virilité. « It seemed our unbelief was what made him fail. Our lack of faith made him the man he was, made him go out to work unable to avoid getting into a fight. » (p. 81) La frustration du beau-père se transfère directement sur le corps de la jeune fille. Dans sa volonté de « montrer les muscles », il utilise la violence extrême et explique la maltraitance par le prétendu mauvais comportement de Bone. Mais un jour, après s'être enfermé dans la salle de bain avec Bone pour la battre, le beau-père finit par avouer à sa femme qu'il a perdu son travail le jour même. On voit par là que l'usage de la violence est pour lui le moyen de se défendre de sa propre oppression.

Ces scènes démontrent l'existence de ce que Patricia Hill Collins nomme la matrice de domination, ou l'intersection des oppressions. Bone, une fille issue d'une famille pauvre, subit l'oppression de classe. S'ajoute à cela, à cause de sa condition de fille, une oppression genrée. L'intersection de la violence de classe qui, dans le cas de Bone, est symbolique, et de celle, physique, de genre produit une situation particulière. La mère qui entend les cris de son enfant et voit les marques des coups sur son corps ne quittera pourtant jamais son mari. Au lieu de dénoncer les agissements de son mari, elle en rend sa fille responsable, lui demandant ce qu'elle a fait pour énerver son beau-père. Elle finit par lui suggérer de redoubler d'attention lorsqu'elle est autour de son beau-père, rejetant sur sa fille la responsabilité de sa propre sécurité. Pourquoi la mère donne-t-elle à son enfant un conseil inefficace, au lieu de voir que la culpabilité incombe à son mari, et qu'il est de sa responsabilité à elle d'assurer la sécurité de sa fille ? La réponse à cette question trouve sa source en partie dans la pauvreté de la famille, mais aussi dans le rôle des femmes, qui est un des grands thèmes du livre. Le lien entre assujettissement classiste et sexiste est très tôt établi dans le roman. Peu avant le mariage de la mère de Bone, une des tantes souligne l'importance de ce mariage : « She needs him, needs him like a starving woman needs meat between her teeth. » (p. 41) Le besoin d'avoir un mari est répété plus tard de plusieurs manières, mais la chose importante dans cet extrait est qu'ici, la mère et ses filles sont des femmes affamées au sens littéral. La mère se voit parfois obligée de nourrir ses filles de ketchup et de craquelins après que le beau-père a perdu de nouveau son travail pour une histoire d'orgueil blessé. Sans mari, et donc sans ses revenus, la mère est incapable de s'occuper seule de ses enfants avec son salaire modeste de serveuse. Sans mari, elle n'est même pas vue comme une femme légitime, comme le souligne le certificat de naissance de sa fille. En plus d'être une question d'argent, dans le roman, le mariage, est aussi vu comme une régulation par les hommes de la sexualité féminine du fait de l’existence de normes hétérosexistes. Comme Monique Wittig l'écrit dans La Pensée Straight : « ce qui fait une femme, c'est une relation sociale particulière à un homme. » (Wittig, 2007, p. 52) Dans cette optique, la mère ne saurait pas être une bonne femme sans un mari. C'est d'ailleurs ce qu'elle dit à sa fille : « People don't do the right thing because of fear of God...ou do the right thing because the world doesn't make sense if you don't. » (Allison, 1994, p. 145)

Dans le monde patriarcal dépeint dans le roman, il est clair que la prétendue bonne chose à faire est, avant tout, de reconnaître la place assignée à une femme, ce dont l'état de Caroline du Sud informe la mère lorsqu'il désigne à l’encre rouge son enfant comme officiellement illégitime. Selon Wittig, « être “femme”, n'est pas quelque chose qui va de soi, puisque pour en être une, il faut en être une “vraie”. » (Wittig, 2007, p. 46) L'acceptabilité de la sexualité féminine, et donc de la maternité, s'inscrit alors dans l'idée de ce qu'une bonne femme, une « vraie » femme, devrait être. Pour Anney, en lui proposant le mariage, Glen lui offre la possibilité de réécrire son histoire de « mauvaise fille » white trash pour retrouver ainsi le statut d'une « bonne » femme. Bone, au contraire, défie le statut de la mauvaise fille white trash qui effraie tellement sa mère. Au fur et à mesure, la narratrice développe des fantasmes sexuels et atteint ses premiers orgasmes par la masturbation. Comme elle est régulièrement agressée sexuellement, sa sexualité se développe dans l'ombre de la violence de son beau-père. La particularité de son plaisir ne réside pas dans le fait qu'elle se masturbe mais plutôt dans ce qui l'aide à atteindre sa jouissance, c'est-à-dire ses fantasmes. Quand Bone commence à avoir des désirs sexuels, elle s’imagine encerclée par le feu, ne sachant si c'est dans la chaleur de la combustion, soit la désagrégation de son corps, ou si c'est au moment où elle s'en échappe qu'elle parvient à l’orgasme. Son rapport à sa propre subjectivité semble flou au départ, mais, plus tard dans le roman, ses idées de destruction de soi se transforment. Elle commence à se masturber selon des fantasmes détaillés où son beau-père la fouette devant un groupe de personnes qu'elle prend à parti. Réalisant la portée de ce fantasme, elle s'inquiète d'être sale et mauvaise – retrouvant l'ambiguïté entre le bon, ici le plaisir, et le mauvais, la culpabilité qui l'accompagne, que nous avons déjà vu avec le vol. Pourtant, et de la même manière qu'avec le vol, cette façon de faire, de détourner certains détails importants lui permet, de nouveau, de résister à l'oppression. Allison précise que, pour Bone, « it was only in [her] fantasies with people watching that [she] was able to defy Daddy Glen. » (p. 113) :

When he beat me, I screamed and kicked and cried like the baby I was. But sometimes, when I was safe and alone, I would imagine the ones who watched. Someone had to watch. […] They couldn't help or get away. They had to watch. In my imagination I was proud and defiant. I'd stare back at him with my teeth set, making no sound at all, no shameful scream, no begging. (Allison, p. 112)

Pour Bourson, cette scène représente les efforts que Bone réalise pour obtenir « active mastery over passive suffering. » (Bourson, 2001, p. 122) Bone résiste ici à la violence en la transformant en plaisir sexuel par la masturbation féminine, acte scandaleux qui tranche radicalement avec les idées patriarcales de ce que c'est une « bonne » femme, ce qui lui donne le sentiment d'être « special, triumphant, important, » mais, surtout, dans ces fantasmes « [she] was not ashamed, » c'est son oppression de genre et de classe qu'elle transforme, ou internalise ainsi : en premier lieu la violence déclenchée par l'oppression classiste que son beau-père transfère sur elle, mais aussi la honte que revêt la sexualité féminine (oppression sexiste) de la mère qui a eu une fille illégitime. Outre le défi individuel que sa résistance oppose à chaque oppression, il faut remarquer que, dans son fantasme, Bone force les témoins à dire, à mettre en mots la violence à laquelle elle est soumise et, ce faisant, à témoigner aussi sur les hiérarchies de classe et de genre. Obliger les gens à voir ce qu'ils voudraient ignorer est ce qui rend ses actes si forts et, au fond, c'est là le grand acte déviant de l'auteure. Avec l'écriture de Bastard out of Carolina, Dorothy Allison réalise ce que sa narratrice, l'image de l'auteure enfant, ne pouvait alors qu'imaginer. Le vol des fleurs et le développement de son propre érotisme sont les seuls outils dont dispose la fille pour montrer son désaccord radical avec l'assujettissement aux normes sociales.

À l’inverse, devenue femme adulte, Allison parvient à redonner vie à son imagination d'alors, dite « perverse ». Sa prise de parole va à l'encontre du devoir quotidien de se contenter de sa place assignée, celle de la pauvre femme white trash, et elle force ses lecteurs à tout voir, à tout connaître, à se confronter au fait que sans les « sales » gens, il n'y en aurait pas de propre, que sans ceux que l'on nomme les autres, l’on ne pourrait pas se prétendre normaux. En démontrant toute la complexité de l'altérité sociale, Dorothy Allison dévoile la partie immergée de l'iceberg, les rapports de domination propres à la société américaine et elle y parvient par insubordination, grâce à son mauvais comportement de petite fille.

 

Bibliographie

Allison, Dorothy. Skin : talking about sex, class and literature. Ithaca, NY : Firebrand Books, 1994.

_______. Bastard out of Carolina. New York : Plume, 1992 .

_______. Trash : stories. New York : Plume, 1988.

Bartky, Sandra Lee. Femininity and Domination : Studies in the Phenomenology of Oppression. New York : Routledge, 1990.

Bouson, J. Brooks. “You nothing but trash” : White Trash Shame in Dorothy Allison's Bastard out of Carolina.” published in The Southern Literary Journal, Vol. 31, n. 1, (Fall, 2001), pp. 101-123.

Collins, Patricia Hill. Black Feminist Thought. New York : Routledge, 2009 [2000].

Delphy, Christine. Classer, dominer : qui sont les ''autres'' ?, Paris : La fabrique des éditions, 2008.

hooks, bell. Where We Stand : Class Matters. New York : Routledge, 2000.

Laurent, Slyvie. "Poor white trash" : la pauvreté odieuse du Blanc américain. Paris : PUPS, 2011.

Wittig, Monique. La pensée straight. Paris : Éditions Amesterdam, 2007 [2001].

Wray, Matt and Newitz, Annalee. White Trash : Race and Class in America. New York : Routledge, 1997.

 

Pour citer cet article: 

Hamel-Akré, Jessica. 2013. « La mauvaise fille des « white trash » : résistances sexuelles et crimes d'enfants dans Bastard out of Carolina de Dorothy Allison. », Postures, Dossier « Déviances », n°18, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/hamel-hakre-18> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Déviances », n°18, p. 45-55.