Le CIEL ou L’occasion des premières armes : entretien avec Raphaëlle Décloître

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Le CIEL (Colloque interuniversitaire étudiant de littérature) est un colloque qui souhaite offrir aux étudiant·e·s à la maîtrise ou au doctorat des départements d’études littéraires des universités québécoises la possibilité de présenter les résultats de leurs recherches. Il s’agit d’un évènement à thème ouvert, organisé annuellement par l’un des départements d’études littéraires de l’Université McGill, de l’Université du Québec à Montréal et de l’Université de Montréal. Il réunit des étudiant·e·s de cycles supérieurs et offre une plateforme de discussion conviviale pour mettre à l’épreuve des hypothèses ou des résultats de recherche. Certain·e·s font l’expérience du CIEL au début de leurs parcours, alors que d’autres présentent une communication au terme de leurs recherches. 

Raphaëlle Décloitre, doctorante au Département des littératures de langue française, de traduction et de création à l’Université McGill a eu l’occasion de participer au CIEL en 2015 dans le cadre de ses études à la maîtrise, qui portaient sur les échos de la Comédie de Dante dans le Chemin de Longue Étude de Christine de Pizan. Sa thèse, sous la direction des professeures Isabelle Arseneau et Estelle Doudet, s’intéresse aux derniers récits allégoriques s’écrivant au tournant des XVe et XVIe siècles. À travers des réflexions plus générales sur la tardivité, la filiation et la transition entre ce que l’on appelle « Moyen Âge » et « Renaissance », ses recherches visent à cerner les traits de poétique et les différentes conjonctures externes ayant pu être défavorables au maintien de cette pratique d’écriture. La discussion qui suit a eu lieu en août 2020, dans le respect de toute mesure sanitaire en place. 

CIEL : Pourrais-tu détailler ton expérience au CIEL ? (Dans quelle université se tenait le colloque cette année‑là ? Quel était le sujet de ta communication et en quoi est-ce que cela s’inscrivait dans la suite de tes travaux de recherches ? Est-ce que tu as présenté ta communication dans le cadre d’un panel thématique ? Ta communication était-elle plus un résultat de recherche ou un work in progress ?) 

RD : J’ai participé en 2015. C’était la 20e édition à ce moment-là. Ça se déroulait à l’UQAM et la journée avait été séparée en panels thématiques. Je présentais dans le premier panel qui avait été consacré aux lieux de fictions. J’étais en première année de maîtrise, et donc c’est sur ma maîtrise que je présentais ; je parlais des emprunts que fait Christine de Pizan de certains espaces dantesques. En fait, j’avais articulé ça avec la notion de la transfictionnalité pour voir comment Christine construit son Mont Parnasse à partir, entre autres, des Limbes dantesques. 

Cette présentation s’inscrivait en plein dans mes recherches de maîtrise. J’avais fait du CIEL une opportunité pour creuser un petit sous-chapitre, un dossier. C’était un point très précis de ma maîtrise, mais c'était un point que j’avais pu déployer à cette occasion-là et que j’avais pu reprendre presque tel quel dans mon mémoire. 

CIEL : Est-ce que cette expérience était utile pour toi ? De quelle manière ce colloque t’a-t-il permis de faire avancer tes recherches ? S’agissait-il de ta première présentation dans un colloque ?

RD : Non seulement la présentation avait été utile sur le plan de la progression de ma recherche, la progression de ma réflexion, mais aussi — c’était à ce moment-là ma première présentation dans un colloque — dans la mesure où ça m’avait appris à rédiger une communication, à voir ce qui marchait bien et ce qui marchait moins bien, pour moi, mais aussi pour le public. Quand on est médiéviste et qu’on présente dans des colloques de littérature qui ne ciblent pas des corpus précis, forcément on s’adresse à des gens qui n’ont peut-être pas suivi des cours en littérature médiévale. Donc c’est d’apprendre aussi à rechercher un équilibre, que je pense que n’importe qui qui présente dans un colloque devrait avoir, parce que l’on ne connaît pas forcément les objets d’études précis de chacun·e. Entre un devoir de vulgarisation et l’approfondissement d’une réflexion, d’arriver tout de même à pousser certaines analyses, le CIEL m’a rendue sensible à la recherche de cet équilibre-là. 

Sinon l’expérience a été utile aussi sur le plan du réseau. On s’entend que les colloques ont beaucoup cet avantage, et j’ai fait des rencontres à cette occasion-là, avec des gens super qui sont restés dans mon réseau par la suite. 

MK : Les idées de vulgarisation et d’équilibre sont vraiment intéressantes. Penses-tu qu’il y a une différence sur ce plan-là entre les colloques spécialisés, médiévistes par exemple, et les colloques à thème ouvert, comme le CIEL ?

RD : Si on regarde au niveau des colloques étudiants, reste qu’il n’y a pas beaucoup de littéraires médiévistes au Québec, donc les colloques étudiants tendent à être avec des historien·ne·s, des historien·ne·s de l’art, des philosophes, des archéologues — des gens de plein de disciplines. Même si on est entre médiévistes, on a quand même un devoir de vulgarisation à faire. Si quelqu’un me parle de la deuxième croisade… je ne sais pas trop ce qui s’est passé pendant la deuxième croisade, il faut m’expliquer un petit peu plus. C’est la même chose si je me mets à parler du Chemin de longue étude de Christine de Pizan, qui est l’œuvre qui m’a intéressée pour la maîtrise. Mes collègues historien·ne·s ne savent pas ce que c’est, donc il y a quand même cet exercice‑là de vulgarisation à faire. 

Après, évidemment, quand on tombe dans des colloques davantage de spécialistes, c’est bien comme partout ailleurs, car on discute avec des gens qui connaissent mieux ce dont on parle. Le CIEL m’a donc permis de m’outiller pour la suite et je pense que n’importe qui, peu importe ce sur quoi on travaille en littérature, devrait avoir ce souci de vulgariser, de contextualiser minimalement son objet d’étude. 

Je me rappelle quand j’étais dans mes séminaires de maîtrise, ça me fâchait quand les gens n’expliquaient pas ce sur quoi ils travaillaient, parce qu’ils tenaient pour acquis que tout le monde connaissait ça. Je me disais, « Moi, mes références c’est Dante, c’est Chrétien de Troyes. Ce n’est pas Annie Ernaux. Est-ce qu’elle est vivante, Annie Ernaux ? Est-ce qu’elle écrit du théâtre ? Est‑ce qu’elle écrit des romans ? Est‑ce qu’elle fait de la performance ? Explique-moi qui est Annie Ernaux. »

ML : C’est drôle, c’est presque toujours une des premières questions que je pose quand on discute d’un·e auteur·e, « Est-ce qu’iel est mort·e ? »

RD : Mais oui, alors que, certes, si tu discutes avec des médiévistes, la question ne se pose pas, je te rassure.

MK : Il y a toujours la pierre philosophale.

RD : Ben oui, Nicolas Flamel, il était au Moyen Âge. Mais oui, je pense que vulgariser c’est quelque chose que dans un colloque on devrait toujours faire et là le CIEL m'a appris à le faire, vraiment, parce que j’avais une conscience aiguë d’être en milieu étranger, dans un sens.

MK : Je pense aux séminaires que j’ai suivis et je réalise que, même pour les professeur·e·s, le « skill » de vulgarisation est, en effet, vraiment important…

RD : Ah oui. Surtout si on participe à des colloques en visant ultimement l’enseignement, parce qu’une fois rendu à la thèse, on atteint un niveau de connaissances qui dépasse ce qu’on va enseigner. C’est normal. Et pour les professeur·e·s établi·e·s, les chercheur·e·s reconnu·e·s, c’est encore plus vrai. Si on est québéciste et qu’on donne un cours en littérature québécoise, on doit vulgariser, même si on peut aller davantage dans les détails.

CIEL : Considérant que tu as participé au CIEL au début de ton parcours, est-ce que tu trouves que ta manière de présenter dans des colloques a changé depuis ? Est-ce que tu aurais des « trucs » ou des « conseils » à communiquer à des étudiant·e·s en début de parcours pour les présentations de type colloque ?

RD : C’est sûr que plus on présente dans des colloques, plus on voit ce qui fonctionne pour nous. C’est clair que l’on continue de s’améliorer à force d’en faire, puis ça demande toujours de s’adapter à son public aussi, donc d’apprendre à faire ces ajustements-là.

Une chose que j’ai réalisée assez rapidement par contre, et qui je pense est essentielle, c’est de se présenter dans des colloques, dans des journées d’étude, avec humilité. C’est vraiment le conseil que je donnerais à quelqu’un qui fait ses premières armes dans des journées d’étude ou des colloques comme ça. 

Quand on se présente avec humilité, en sachant qu’on a des choses à apprendre et qu’on va là pour avoir le retour des autres sur notre objet — pas pour leur apprendre des choses, mais vraiment pour entrer en dialogue avec ces personnes-là, c’est toute une question de posture, de présentation de soi —, ça amène tellement la bienveillance des gens dans la salle. Bon, moi, à la base, ce n’était pas une posture d’humilité que j’avais ou que je cherchais à atteindre, disons. C’est juste, j’étais terrorisée, donc forcément j’étais très humble, et je ne m’étais pas faite plus grande de ce que j’étais. Absolument pas.

ML : C’était peut-être aussi une question de confiance en soi ?

RD : Ben oui, premier colloque, quand même, on tend à être assez timide.

ML : Oui, ce n’est pas évident.

RD : Ce n’est pas évident, mais en contrepartie, j’avais vu des gens en fin de maîtrise, pas à ce colloque‑là, à une autre occasion, qui arrivaient en disant « telle ou tel grand·e chercheur·e a eu tort, et voici moi, je vous explique la vie », et, comme de fait, cette personne-là c’était fait ramasser dans les commentaires, dans les questions. Ça ne partait pas du fait qu’elle avait tort sur ce qu’elle disait, mais vraiment de la manière de se présenter. C’est à ce moment-là que j’ai compris à quel point c’était important d’arriver dans ces endroits-là avec humilité. 

Être fier de son travail, se mettre de l’avant, ce n’est pas incompatible avec une posture d’humilité, je pense. C’est admettre qu’on a des choses à apprendre. C’est être conscient·e qu’on peut apprendre de personnes qui ne sont pas à première vue spécialistes, parce qu’elles ont un regard différent sur notre objet, parce qu’elles ont vu des choses en nous entendant parler que nous on n’a pas nécessairement vues. 

À part l’humilité, un conseil vraiment pratique c’est de s’y prendre de l’avance, de préparer, de se pratiquer à parler et de trouver la formule qui convient pour nous. Je sais que faire un texte suivi, ça ne marchait pas pour moi, parce qu’après je ne suis pas capable de décoller du texte pour avoir un contact visuel avec les gens qui sont devant moi. Mais si j’ai juste des points sur une feuille, ça ne marchait pas non plus. 

En préparant cette communication pour le CIEL, je m’étais prise vraiment à l’avance. Ça m’avait permis de voir que, ce qui fonctionnait pour moi, c’était d’avoir une phrase par paragraphe, mais des phrases où il n’y a pas tous les mots. Les mots pas importants, ils ne sont pas là. Des mots importants qui s’y retrouvent ce sont les marqueurs de relation. J’ai réalisé que j’avais besoin des marqueurs de relation pour être capable d’avoir un discours suivi. Mais si j’avais eu un texte complet, tout rédigé, devant moi, je n’avais pas les espaces, visuellement, pour lever le regard.  

Oui, s’y prendre d’avance et se laisser le temps de trouver une formule qui fonctionne pour nous… après, j’ai continué d’améliorer ma façon de présenter, à mesure que j’avais d’autres occasions de le faire. Mais le fait d’avoir pris de l’avance pour le CIEL, ça m’a permis de trouver une formule qui fonctionnait pour moi et que j’ai gardée pour la suite. Je n’ai jamais senti le besoin de la revisiter, parce que tout de suite j’avais pris le temps de trouver une stratégie qui fonctionnait pour moi. 

CIEL : Qu’est-ce qui t’a incitée à envoyer une proposition de communication? Comment avais-tu entendu parler du CIEL ?

RD : En fait, j’avais vu l’appel passer sur Fabula. 

ML : Comme tout le monde.

RD : Oui, tout est toujours sur Fabula. Je savais que je voulais faire un colloque cette année-là, même si c’était ma première année de maîtrise. Je voulais tout de suite sauter dans le train. Et ça m’avait plu, le fait qu’il n’y a pas de thème prédéterminé, qu’on pouvait envoyer vraiment ce sur quoi on travaillait. Souvent, on va voir un appel à communications, puis il va falloir qu’on torde un petit peu notre sujet, ce qui peut être un exercice intéressant aussi. J’ai eu de belles pistes de réflexion pour la maîtrise justement en devant tordre un peu mon sujet. Je me suis rendu compte en fait que très souvent, ne pas le faire m’aurait fait passer à côté d’aspects essentiels. 

Mais là, d’avoir carte blanche, je trouvais ça inspirant. Et, c’est un petit peu mon côté calculatrice qui entre en jeu, mais je trouvais que c’était parfait parce que ce n’était pas trop loin pour un premier colloque, mais en même temps ce n’était pas non plus à Québec. J’ai fait ma maîtrise à l’Université Laval, donc ça me faisait voyager, vivre une expérience…

ML : Il y a un élément de dépaysement un petit peu quand même.

RD : Oui, c’est ça, mais sans partir aux États-Unis, sans aller trop loin, donc pour ça aussi, c’était parfait. 

Une chose qui était drôle par contre : je savais que l’évènement était ouvert à tou·te·s les étudiant·e·s de littérature de la province, peu importe leur spécialité ou leur domaine de spécialisation, mais je me doutais que ce serait majoritairement des modernistes qui enverraient des propositions de communication et que ce serait donc majoritairement des modernistes qui seraient retenu·e·s. Je me demandais alors comment rendre mon sujet un peu sexy, « Je ne peux pas juste arriver et parler de la littérature médiévale. Je ne serai jamais prise. » 

J’avais donc articulé ça autour de la transfictionnalité, pour réfléchir aux théories modernes à l’usage des textes anciens. Est-ce qu’on peut parler de transfictionnalité devant un texte du Moyen Âge ? Est-ce que cette notion-là s’applique ? Est-ce que le fait d'avoir le Moyen Âge ou la littérature médiévale comme objet d’étude permet de revisiter la notion ? Donc vraiment d’aller dans les deux sens : de la notion vers le texte, et du texte vers la notion. 

Finalement, mes craintes étaient absolument injustifiées. À aucun moment je me suis sentie pas à ma place parce que médiéviste. Au contraire, les retours ont été très positifs. Mais j’avais quand même essayé de faire quelque chose d’un petit peu plus attrayant. 

CIEL : Depuis ta présentation, est-ce que tu as participé à nouveau (sous une forme ou une autre, par ex. comité scientifique) à l’évènement ?

RD : Oui, en 2017, deux ans après. À ce moment-là, le colloque se tenait à McGill. Sur le comité de lecture, ça prend des professeur·e·s et des étudiant·e·s, internes et externes. Les organisateurs et les organisatrices m’avaient demandé d’être sur le comité d’évaluation.

Le CIEL a été pour moi une occasion des premières fois, parce que c’était la première fois que j’évaluais des propositions de communication avec des professeur·e·s, ce qui est une autre dynamique aussi que quand on est juste entre étudiant·e·s. Ça m’avait permis de rencontrer des professeur·e·s des autres universités, des étudiant·e·s des autres universités. Donc là aussi ça avait été enrichissant comme expérience. 

ML : Ça permet de voir l’envers du processus.  

RD : C’est ça. Avant, on rédigeait des propositions de communication, on savait si on faisait plus ou moins du bon travail — dépendamment du temps qu’on mettait pour préparer ladite proposition de communication, on ne va pas se mentir —, mais, voir à l'interne... voir comment les professeur·e·s reconnaissaient une bonne ou mauvaise proposition, ça te donne des outils après, comme étudiant·e, pour rédiger tes trucs.

CIEL : Quels changements apporterais-tu quant à l’organisation du CIEL pour les futures éditions du colloque ?

RD : Je pense, pour les prochaines éditions, qu’une chose qui pourrait être vraiment chouette c’est d’aller chercher d’ancien·ne·s étudiant·e·s qui sont, par exemple, maintenant rendu·e·s au doctorat ou plus loin dans leurs études, et qui ont présenté au CIEL, pour demander de présider les panels. Il y aurait comme une logique de mentorat qui s’installerait.

ML : Au début du CIEL, il y a 25 ans, il y avait un·e répondant·e. Ça a été perdu au cours des années, mais ça pourrait être intéressant de le remettre, mais d’une façon plus informelle, moins stressante, plus sous forme de dialogue inspiré…

RD : Oui, c’est ça, un peu de tutorat, de mentorat, sachant que c’est un colloque où les étudiant·e·s vont pour faire leurs premières armes…

CIEL : Le CIEL est un évènement qui se distingue des colloques traditionnels du fait qu’il n’a pas de forme définitive. Somme toute, les comités organisateurs reçoivent peu de lignes directrices, de sorte que chaque année l’organisation du colloque est une expérience unique. Selon toi, en quoi est-ce que cette structure se reflète dans le déroulement de l’évènement ?

RD : Ça avait beaucoup paru l’année où je l’ai fait, en 2015. Je ne sais pas si vous vous rappelez le printemps 2015, il y avait des grèves étudiantes pour dénoncer les mesures de restrictions budgétaires du gouvernement libéral. Comme toujours, c’est l’UQAM qui était au front et cette année-là l’UQAM, c’est‑à-dire l’institution, avait été un terrain de lutte. 

Deux jours avant le colloque, qui était en avril, des manifestant·e·s occupaient un pavillon — il me semble que c’était le pavillon J.-A.-DeSève — et avaient été sorti·e·s de force par le SPMV. Les organisatrices [du CIEL] avaient remplacé le mot de bienvenue classique par un genre de manifeste, on pourrait dire, sur l’appropriation des lieux. Ça avait vraiment permis de créer un climat de solidarité étudiante ; ça avait contribué à faire de la journée un « safe space », en disant, « On prend compte de ce qui s’est passé. On est encore en lutte », en quelque sorte.

Pour moi, qui venais de Québec, c’était assez intéressant parce qu’évidemment tout ce que je savais de ce qui se passait à Montréal c’était par les médias, qui, on le sait, ne traduisent pas toujours l’idée la plus neutre de ce qui se passe réellement. C’était intéressant de voir comment les organisatrices s’étaient positionnées par rapport à ce qui se passait. En plus, ça tombait bien parce qu’elles avaient fait un manifeste sur l’appropriation des lieux et le premier panel était sur les lieux de fiction — même qu’on parlait tou·te·s d’appropriation de lieux fictionnels, donc il y avait vraiment une cohérence qui n’était pas du tout voulue.

Je pense que le fait que le CIEL n’ait pas de structure ou de ligne directrice prédéterminée avait permis ce moment-là, qui avait permis de défaire certains nœuds, de diminuer la tension qu’il y aurait peut-être eue sinon. En même temps, c’était clairement une année particulière. Il n’y a pas de besoin de faire le point sur les manifestations étudiantes à toutes les éditions, mais là, ça avait été vraiment approprié, surtout que le colloque se déroulait à l’UQAM et plus précisément dans le pavillon qui accueillait aussi les bureaux du recteur. Il y avait donc beaucoup de policiers et de policières. Il y avait beaucoup d’agent·e·s de sécurité. Iels nous demandait beaucoup ce qu’on faisait là. C’était quand même un climat assez particulier, donc, à quelque part, les organisatrices n’avaient pas le choix de reconnaître ce qui se passait. 

MK : C’est intéressant que tu parles de « safe space ». C’est intéressant qu’un colloque ait pu créer ça.

RD : Je pense que les colloques étudiants de manière générale arrivent à créer un climat comme ça, de bienveillance, mais là c’était aussi une bienveillance politique, sociale, pas juste intellectuelle.

ML : Ça débordait le cadre académique.

RD : Oui, c’est vraiment comme ça que je l’avais senti, les organisatrices avaient même fait un petit dix minutes de discussion, justement, où on pouvait parler de ça précisément, des évènements qui se passaient.

CIEL : Force est de constater que depuis quelques années les colloques, les speed-colloques, les colloques estudiantins et d’autres formes de rencontres universitaires se multiplient. Quelle est ton impression par rapport à cette nouvelle réalité ? Crois-tu que le CIEL ait encore sa place parmi cette masse d’événements ? Autrement dit, en vois-tu toujours la pertinence ?

RD : C’est vrai qu’on voit ça depuis quelques années, une démultiplication des colloques, beaucoup de colloques étudiants, mais je pense que ça a du bon parce que ça permet vraiment aux étudiant·e·s de se former très tôt. Je ne sais pas si tu [ML] vois une différence avec la France, mais c’est quelque chose que j’ai beaucoup senti en parlant à des collègues de Grenoble et de Paris, qui arrivaient au doctorat et qui n’avaient jamais présenté dans des colloques, parce que des colloques étudiants il n’y en a pas vraiment.

ML : Je suis assez d’accord avec toi. Il n’y a pas vraiment de colloques, quoique des fois les classes sont moins sous forme magistrale, plus sous forme de discussion. Je l’ai plus vu comme ça. J’étais plus habituée à la discussion, peut-être, que les collègues qui avaient fait le baccalauréat ici. J’étais habituée plus à discuter, à échanger, mais pas nécessairement à présenter sous un modèle de colloque…

RD :  Oui, c’est ça, les colloques étudiants, il y en a de plus en plus, mais pas encore beaucoup. Ça fait en sorte que tu arrives au doctorat, tu deviens spécialiste de ton truc, et la première fois où tu vas en parler, c’est à côté d’autres spécialités qui sont en poste depuis 25 ans, qui font de la recherche là-dessus depuis toujours. Donc forcément c’est beaucoup plus intimidant. 

En même temps, c’est vrai qu’en France il y a davantage l’accent mis sur le dialogue, juste le fait qu’il y ait beaucoup d’évaluations orales à la licence, dans les classes préparatoires, etc. C’est vrai qu’en France les élèves sont habitué·e·s à communiquer verbalement, mais pas sous forme de colloque…

Je me rappelle, j’avais organisé un colloque étudiant à l’Université Laval, rattaché à la revue d’études littéraires à Québec [Chameaux]. Il y a une personne française qui était venue. Ses recherches s’inscrivaient vraiment bien dans le thème. Elle était, je pense, à ce moment-là en deuxième ou troisième année de doctorat. Elle disait que c’était la première fois qu’elle voyait ça, un colloque étudiant où elle avait l'occasion de présenter avec des gens à la maîtrise, des gens au doctorat. Ça crée tout de suite une autre dynamique. C’est moins intimidant. Il n’y a pas ce genre de rapport de force qu’il y a forcément quand tu présentes avec les grands noms de la recherche.

ML : Oui, je suis assez d’accord avec toi, parce que dans la classe, sous forme de discussion un peu informelle avec le professeur ou avec la professeure, ça va assez bien ; tu peux discuter. Entre la classe et le colloque avec les chercheur·e·s, les grands noms, il y a un énorme saut.

RD : Oui, c’est ça, j’ai vu la différence. Pour ça, je pense que la démultiplication des colloques étudiants a du bon. Ça donne des opportunités. En revanche, et là c’est mon côté calculatrice qui revient, participer à un colloque ne vaut plus grand-chose sur le CV. Surtout les colloques étudiants : tu en as fait un, tu en as fait huit. Avoir donc huit colloques étudiants sur ton CV, ça ne donne pas tellement de points lorsqu’il s’agit ensuite d’appliquer sur des demandes de bourses, des postes au cégep ou à l’université.

C’est sûr que l'on continue à gagner de l’expérience, à devenir meilleur·e vulgarisateur·rice et meilleur·e communicateur·rice, mais, à un moment donné, ça sert plus à grand-chose de multiplier les colloques étudiants. C’est pour ça que, par exemple, quelqu’un qui est en dernière année de thèse qui présenterait au CIEL et qui a déjà fait des colloques avant, je ne vois pas trop l’utilité. Tu as déjà fait tes armes. Tu peux passer à autre chose. C’est un peu comme ça que je perçois le truc. 

Sinon, je pense que le CIEL a vraiment sa place, du fait de l’absence de thème, qui fait que les gens qui font de la thématique ont leur place ; les gens qui font de la théorie ont leur place ; les gens qui travaillent sur le Moyen Âge ont leur place ; les gens qui sont XVIIIe-istes, XIXe-istes, qui travaillent dans l’extrême contemporain, qui travaillent sur des performances, qui travaillent sur le rapport texte-image… Toutes ces personnes-là ont leur place dans un colloque de ce type-là. Et je crois beaucoup, personnellement, en la richesse dans le fait de discuter avec des gens qui ne sont pas spécialistes de ce qu’on fait, parce que souvent ils vont voir super bien les angles morts de notre réflexion. Des fois, ils n’ont pas du tout le même bagage théorique que, pour moi par exemple, des médiévistes ont l’habitude d’avoir. Ils vont donc conseiller des lectures de quelqu’un qui applique telle notion, mais à la littérature moderne, puis là on voit toute de suite une application qui peut porter fruit pour nos propres trucs. Je crois beaucoup à ça et le CIEL est super parce que ça permet ça. 

Par exemple, il y avait une fille au CIEL, une étudiante de maîtrise ou de doctorat, qui travaillait sur le rapport texte-image, qui est forcément une des réflexions qu’on a quand on est médiéviste puisqu’on travaille sur des objets manuscrits très souvent illustrés. Une illustration n’est pas là pour accompagner le texte, mais vraiment pour entrer en dialogue avec le texte. Ça avait été une discussion riche puis elle m’avait conseillé plein de lectures sur les rapports textes-images, alors que si ça avait été un colloque de littéraires médiévistes, je n’aurais peut-être pas eu accès à ces ressources-là. 

Je crois aussi beaucoup au CIEL dans la mesure où ça met en collaboration nécessairement chaque année des gens des trois universités de Montréal, et ça, c’est super important, parce qu’au bout du compte les québécistes se connaissent à travers la province ; les médiévistes se connaissent à travers la province ; les XVIe-istes se connaissent, mais c’est rare que les médiévistes organisent des trucs avec les québécistes. Ça n’arrive pas souvent, alors que là, le CIEL, le fait d’avoir un comité tricéphale, ça assure une forme de communication. Ça assure un partage. Pour ça, je pense que ce n’est pas juste pertinent, c’est important, pour les étudiant·e·s aussi, de connaître des personnes d’autres universités qui sont à peu près au même stade que nous. 

Je garde un super bon souvenir du CIEL, justement pour ça. 

 

Pour citer cet article: 

Décloître, Raphaëlle, Maryline Lamer et Magdalena Kogut. 2021. « Le CIEL ou L’occasion des premières armes : entretien avec Raphaëlle Décloître » Postures, Dossier « Actes du XXVe Colloque interuniversitaire étudiant de littérature (CIEL 2020) », Hors série n°3. En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/decloitre-hs3> (Consulté le xx / xx / xxxx).