La nourriture par le prisme de l’écriture sociologique et sensible du quotidien dans quelques textes d’Annie Ernaux

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Dans son analyse des écritures du quotidien dans la littérature française du XXe siècle, intitulée Traversées du quotidien, Des Surréalistes aux postmodernes, Michael Sheringham évoque certains textes d’Annie Ernaux, s’arrêtant notamment sur le journal extime qu’est Journal du dehors (Sheringham 2013, 334-341). Dans un état de l’art récent sur la recherche consacrée à l’œuvre de l’autrice, Elise Hugueny-Léger 2018, 260) cite également ce texte ainsi que L’OccupationL’usage de la photo et Regarde les lumières mon amour pour désigner une écriture « [motivée] par l’expérience du quotidien ». Ces textes occupent une place particulière dans l’œuvre d’Annie Ernaux, en ce qu’ils ont été écrits à partir d’observations ou d’évènements survenus dans un présent proche de celui de leur écriture. Ils se distinguent ainsi du reste de l’œuvre qui fait majoritairement le récit d’épisodes passés de la vie de l’autrice. Cependant, le quotidien tient une place également importante dans les livres fondés sur une écriture de la mémoire, comme l’a montré Florence Bouchy dans un article intitulé « Expérience et mémoire du quotidien » (2014). Au moyen d’une écriture autobiographique, Les Armoires vides, La Femme gelée, Les Années, ou Mémoire de fille, pour ne citer que quelques-uns de ces textes, abordent l’enfance de l’autrice à travers les mœurs, les habitudes, les gestes et la langue de son milieu populaire d’origine, puis évoquent l’ascension sociale qui la mène, par les études, à une expérience de la vie quotidienne bien différente de celle qu’elle a connue jusqu’alors. Ce faisant, comme en réponse à l’invitation de George Perec à observer le proche (1973), Annie Ernaux propose à travers plusieurs de ses textes une écriture du réel qui cherche à rendre sensible une expérience commune, banale, mais aussi socialement ancrée, qui est de l’ordre de ce qui se répète chaque jour. 

Nous voudrions proposer ici une étude du traitement de la nourriture dans ces quatre textes d’Annie Ernaux, en ce qu’ils reflètent les enjeux de l’écriture du quotidien chez l’autrice. En effet, dès Les Armoires vides, son premier roman, le récit de la vie quotidienne est saturé par des mentions d’aliments et de plats, par des scènes d’exploration de l’épicerie ou de repas. La nourriture est présentée comme un élément central de la vie des protagonistes. L’autrice s’intéresse aux saveurs qu’elle propose, au goût, dans une approche synesthésique du quotidien, vu comme un domaine d’expériences sensibles. Mais la nourriture participe également au récit de l’évolution de la narratrice : son regard sur son milieu change, en même temps que la place de la nourriture dans le texte. Si le fait de manger est au départ le lieu d’une jouissance sensorielle, il devient progressivement un sujet de dégoût, en même temps que la narratrice prend conscience du rôle de marqueur social de l’alimentation.

Cette étude s’intéressera aux différentes fonctions de la nourriture dans les textes d’Annie Ernaux dans l’optique d’approfondir la compréhension de l’écriture du quotidien présente chez l’autrice. Il s’agira de se demander comment son traitement va au-delà de la constitution d’un ancrage sociologique et référentiel du récit, en ce qu’il manifeste la tentative de saisir le quotidien comme une expérience totale qui met en jeu l’écriture de la mémoire. L’enjeu est en effet de montrer que l’œuvre ernausienne n’est ni une simple saisie naturaliste et sociologique du réel ni une évocation nostalgique du souvenir. Elle se déploie comme une recherche de la jouissance de la langue, à travers une écriture qui veut rendre palpable la matérialité de notre expérience quotidienne. Au-delà de l’écriture de la réalité sociale émerge la tentative d’une écriture sensible du réel.

La différence de la nourriture

« Quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire » (F, 597)1 : pour qui étudie l’œuvre d’Annie Ernaux, l’expression est bien connue. C’est ainsi que l’autrice elle-même qualifie son écriture dans Une Femme, le texte qu’elle consacre à la vie de sa mère. Comme dans La Place, écrit quelques années auparavant à partir de la figure de son père, Annie Ernaux mêle au récit biographique une approche autobiographique – le récit se fait à la première personne, de son point de vue –, et une dimension sociologique – le récit rend compte, au-delà de sa mère, de la vie et des pratiques de son milieu. Mais cette formule hybride pourrait aussi s’appliquer à d’autres de ses livres également traversés par la sociologie, à l’instar des journaux extimes ou de la somme autobiographique que sont Les Années. De nombreuses études sur l’œuvre d’Ernaux se sont ainsi intéressées à cet aspect de son écriture ; Elise Hugueny-Léger montre comment la recherche française sur l’autrice s’est initialement centrée sur cette dimension sociologique, « approche […] encouragée par la terminologie d’Ernaux pour qualifier ses textes » (2018, 259).

De fait, l’écriture d’Annie Ernaux pourrait être qualifiée de sociologie du quotidien, au sens où elle prête constamment attention à la multitude de gestes, de rituels, d’attitudes et de paroles ordinaires qui font les vies qu’elle s’attache à décrire, qu’il s’agisse de la sienne, de celle de ses parents, d’inconnus aperçus dans la rue, ou de sa génération. Son travail fait écho aux propos du sociologue George Balandier dans son article « Essai d’identification du quotidien » (1983), lorsqu’il essaye de définir les principes et méthodes de ce champ de recherche. Il invite à développer une méthode d’observation qui prête attention aux « pratiques et [...] représentations par le moyen desquelles [le] sujet aménage et négocie quotidiennement son rapport à la société, à la culture et à l’événement » (6). Toute l’œuvre d’Annie Ernaux se penche sur ces éléments qui fondent l’expérience quotidienne par leur répétition. Pour dire le père et la mère, les récits biographiques que sont La Place et Une Femme décrivent, plus qu’ils ne racontent, leurs manières de parler, de bouger, de se vêtir, de manger, leurs habitudes et leurs emplois du temps, leurs mentalités et leurs goûts, leur travail et leurs loisirs. La vie quotidienne se trouve alors saisie par l’écriture littéraire à la façon, dirait George Balandier, « d’un ensemble de faits qui expriment une expérience totale » (1983, 8).

À l’intérieur de ce faisceau, l’évocation de la nourriture tient une place primordiale dans plusieurs textes d’Annie Ernaux :

[…] j’ai été totalement, jusqu’à dix-huit ans, immergée dans la réalité sociale au quotidien, sur le plan économique, culturel, alimentaire. « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es », le mot de Marx, je ne l’ai jamais lu ni entendu dans ma jeunesse, mais il était évident pour moi, je voyais ce que les clientes achetaient à ma mère dans l’épicerie, d’après leur porte-monnaie. (EC, 62) 2

Par sa fréquence dans les textes, la nourriture s’établit comme l’un des éléments constitutifs de la quotidienneté. Dans les récits revenant sur l’enfance de l’autrice, par le biais du roman ou d’une approche autobiographique assumée, différents rituels associés à la nourriture sont mentionnés, qu’il s’agisse des habitudes liées à chaque repas de la journée – on apprend par exemple que c’est le père de la narratrice qui cuisine, dans une inversion des rôles traditionnels –, de la description des repas du dimanche ou de la nourriture des jours de fête. De plus, la récurrence dans plusieurs textes de lieux comme la cuisine ou l’épicerie, associés à la nourriture, souligne l’ancrage de celle-ci dans le quotidien de la narratrice.

Au-delà de cette inscription de l’alimentation dans le quotidien, la nourriture est surtout, au sein de l’écriture sociologique de l’autrice, un marqueur social. Cette fonction est évidente dans plusieurs textes, et ce, depuis la parution des Armoires vides. À l’instar des thèmes récurrents que sont l’école et le langage, la nourriture détient une place importante dans le récit de la trajectoire de transfuge de classe qui structure plusieurs livres de l’autrice. Ces œuvres, qu’il s’agisse des premiers romans ou des textes publiés ensuite sans dénomination précise, s’appuient sur la biographie d’Annie Ernaux et racontent son ascension sociale. Issue d’un milieu populaire, son enfance se déroule dans l’univers du café-épicerie de ses parents, installés dans un faubourg de la petite ville normande d’Yvetot. Puis, par le biais des études, elle quitte progressivement ce milieu d’origine pour intégrer la classe moyenne supérieure et ses codes bourgeois, en devenant professeure. De manière chronologique, de l’enfance à l’âge adulte, les textes décrivent le passage d’un monde à l’autre et le tiraillement qui en découle, à travers cette complexe posture de « l’entre-deux » 3 qui est celle de la narratrice : « J’ai été coupée en deux, c’est ça, mes parents, ma famille d’ouvriers agricoles, de manœuvres, et l’école, les bouquins, les Bornin. Le cul entre deux chaises […] » (AV, 209) 4. C’est à cette confrontation entre deux mondes, univers distincts et antagonistes, que participe le traitement de la nourriture comme marqueur social : la distance entre les deux classes s’y lit dans la description des manières de manger, des goûts en matière de gastronomie, ainsi que des habitudes domestiques liées à l’espace de la cuisine. C’est donc notamment par la nourriture que la narratrice découvre qu’elle appartient à une classe sociale spécifique, considérée comme inférieure. Cette prise de conscience est mise en valeur par le changement de point de vue qui s’opère progressivement au sein des passages traitant de la nourriture. 

Dans les Armoires vides, le rapport de Denise Lesur à la nourriture évolue au fur et à mesure qu’elle fréquente l’école catholique de la ville et prend conscience de son origine sociale. Dans les premières années de sa vie, enfant, elle consomme à profusion tous les produits dont regorge l’épicerie de ses parents, véritable paradis des papilles (117-119). Le dimanche donne lieu à des plaisirs spécifiques, comme le montre la description de la visite chez le pâtissier à la sortie de la messe (122), ainsi que celle du repas du midi (124). Au-delà de ces scènes spécifiquement consacrées à la nourriture, la description de la vie quotidienne abonde en mentions de mets et de plats, insérés dans le texte au moyen d’accumulation et d’hyperboles qui placent la nourriture sous le signe de la profusion :

Mes parents, ils ont trouvé le filon, tout à domicile, à portée de la main, les nouilles, le camembert, la confiture, dont je me tape de grosses cuillerées à la fin du souper avant d’aller empocher une dizaine de gommes parfumées dans la boutique sombre, au moment de monter me coucher. (115)

À deux reprises, cet accès illimité à la nourriture est vu comme une liberté : « Tout était libre, gratuit, à portée de mes doigts et de ma bouche » (119) et « Chez moi, j’étais libre de puiser dans les bocaux et les pots de confiote » (140). Mais la découverte de l’école change tout; déjà, dans les premières pages qui la mentionnent, les règles scolaires reconditionnent le rapport de l’enfant à la nourriture, au fur et à mesure qu’elle y découvre des interdits : « À l’école, je ne pouvais pas manger, pas boire, pas aller aux cabinets » (133). Alors que l’alimentation était source de plaisir dans l’enfance, elle devient sujet de mépris et de dégoût pour la narratrice, en ce qu’elle incarne à ses yeux son origine sociale populaire. L’épicerie est devenue « un foutoir » (159), le lieu d’un « alignement de mangeaille » (161) et de denrées bon marché, où les clientes bourgeoises ne trouvent pas ce qui leur convient. La nourriture incarne à présent pour Denise la vulgarité et la saleté de son milieu, qui se manifeste à travers les mentions fréquentes de taches. Elles lui inspirent de la honte face à la maîtresse le jour de sa communion (« On s’est battues avec la cuiller de moutarde, j’avais une grosse tache jaune sur la manche » [153]) ou bien signalent la saleté de la mère (« Je devais comparer déjà, je devais vouloir ignorer la blouse blanche de ma mère, tachée de rouille dans le bas, “c’est le vinaigre”. » [149]). Pour Michèle Bacholle-Boskovic, le motif de la tache, très présent dans les Armoires vides, manifeste l’origine sociale :

Elles y apparaissent inhérentes au monde populaire où évolue Denise Lesur dont les parents, bien que socialement supérieurs aux clients, ne valent guère mieux. […] La tache atteste ainsi d’un mode de vie, d’un statut, d’un comportement social. (Bacholle-Boskovic 2011)

C’est donc la sortie du milieu d’origine qui inaugure une nouvelle vision du monde, celle qui sépare de manière dichotomique le propre et le sale, le café-épicerie de l’école. La narratrice y apprend que tous les gestes ne sont pas permis. Ce sont toutes les habitudes du quotidien de l’enfance qui se retrouvent jugées, parmi lesquelles la manière de manger : « Mollarder dans la cour, péter, mal laver les assiettes, dormir en chemise, manger la bouche ouverte, ça, c’était le vice » (AV, 165). La honte de classe qu’éprouve progressivement la narratrice se matérialise dans le dégoût qu’elle éprouve peu à peu face à ses parents, dont la manière de manger signale l’origine populaire :

Manger, je ne voudrais jamais les voir manger, surtout quand c’est bon, du poulet, des gâteaux à la crème, ils plongent, ils écartent les bras, ils aspirent, ils ne parlent pas. Les bouchées passent et repassent avec la langue, un bon coup pour enfoncer, le petit soupir d’aise, les petits bouts de pain qui essorent la sauce dans tous les coins, suçotés, aspirés, retrempés, ramollis... Ma mère ramone ses gencives de l’index... (169)

Certes, les Armoires vides, premier texte d’Ernaux, propose un récit de transfuge habité par le ressentiment de la narratrice envers son milieu d’origine, voire par la « haine » (209), et qui se caractérise par du mépris et des insultes. Si le ton des livres suivants est moins violent, du fait de cette neutralité de l’écriture plate que l’écrivaine recherche à partir de La Place, le rapport à la nourriture continue d’y servir de marqueur social.

C’est le cas notamment dans La Femme gelée, qui s’intéresse cette fois, dans sa deuxième partie, à la transformation de son personnage principal après le mariage : la narratrice quitte définitivement son milieu d’origine pour devenir une femme au foyer respectable et fait l’apprentissage de nouveaux codes. Ce roman approfondit la dichotomie entre les deux mondes. La narratrice accède au mode de vie dont elle rêvait plus jeune et achève ainsi de transformer son rapport à la nourriture. Cette transition est notamment introduite par la description de la belle-mère, qui remplit son rôle de parfaite maîtresse de maison, obéit au doigt et à l’œil à son mari et soigne la présentation de ses plats : « Tout de suite le tablier, l’éplucheur à légumes avec entrain, du persil sur la viande froide, une tomate en rosace tralali, de l’œuf dur sur la table tralala » (FG, 404) 5. Comme cette figure modèle qui l’exaspère, la jeune femme doit apprendre à cuisiner pour son mari, et cache, honteuse, son absence totale de connaissance en la matière : « Je mimais les gestes des femmes mariées. “Deux biftecks”, bien tendres j’ajoute, parce qu’il me semble l’avoir souvent entendu, j’essaie d’avoir de l’assurance, qu’on ne voie pas que je ne connais rien à la barbaque » (400).

La description du mode de vie du jeune couple et des premiers repas fait ainsi écho à ce que Pierre Bourdieu décrit, dans La Distinction, Critique sociale du jugement, du rapport des classes supérieures avec la nourriture : « Au franc-manger populaire, la bourgeoisie oppose une manière de manger dans les formes » (1979, 218). Le sociologue observe la manière dont le repas se trouve codifié, par l’ordre des plats, par la manière de manger sans faire de bruit, avec retenue et lenteur, mais aussi par une esthétisation des mets et de la présentation de la table. Dans le repas comme dans d’autres domaines de la vie de tous les jours, la bourgeoisie « [introduit] de la règle jusque dans le quotidien » (218). Par le biais de la nourriture, deux mondes se trouvent ainsi opposés : d’un côté, le milieu populaire des origines, espace de libertés, et de l’autre, celui de l’école puis du foyer bourgeois, fait de contraintes et de règles.

Reflets des affects individuels et collectifs

Au-delà de cette première fonction évidente de marqueur social, la nourriture est aussi l’occasion d’aborder ce qui constitue la mémoire collective d’une époque, à la fois historique et sociale, enjeu qui est au cœur de l’écriture d’Annie Ernaux et à l’origine du projet des Années 6. Dans ce « livre-somme » (Adler 2014, 69), l’énonciation alterne entre des passages consacrés à la vie de la narratrice et ceux qui sont consacrés à une description plus générale des habitudes et mœurs d’une époque précise, dans une narration chronologique qui pointe l’évolution progressive du siècle. L’évocation de produits alimentaires et de marques propres à une époque fonctionne comme détails et ancrages référentiels, au même titre que la mention des journaux et revues en vogue, des marques de vêtements à la mode, des nouveaux appareils électro-ménagers, ou des chansons et films que les jeunes plébiscitent. La nourriture permet ainsi d’illustrer les changements amenés par la période des Trente Glorieuses, qui se caractérise par des modes de consommation nouveaux :

On n’en revenait pas du temps gagné avec les potages express en sachet, la Cocotte-Minute et la mayonnaise en tube, on préférait les conserves aux produits frais, trouvant plus chic de servir des poires au sirop que des fraîches et des petits pois en boîte que ceux du jardin. (A, 949)7

Ici, l’énumération de produits fonctionne à nouveau comme une accumulation qui souligne l’enthousiasme pour la découverte de ces nouvelles denrées. L’énonciation et l’usage du pronom « on », comme dans tout le texte des Années, accentue cet enjeu d’une écriture collective de la mémoire d’une époque (Strasser, 2012).

Mais c’est surtout le motif de la scène de repas qui permet également à Annie Ernaux, dans Les Années, de déployer l’écriture de la mémoire collective. Il est récurrent dans le texte, et structuré sur une dynamique de répétitions et de ruptures : s’il marque, par sa fréquence, le caractère répétitif et collectif de ce rituel de la vie quotidienne, il souligne aussi les évolutions d’une époque à l’autre. En effet, c’est notamment à travers ces scènes de repas que se mesurent les changements de périodes, puisqu’elles donnent à voir des « signes spécifiques de l’époque » (A, 1082). À la description des plats, qui fait encore office d’ancrage référentiel, s’ajoutent les sujets de discussion abordés par les convives. Dans un passage consacré aux repas du « milieu des années quatre-vingt-dix » (1048), le gigot d’agneau, symbole du repas de famille, s’oppose au Coca-Cola que les enfants de la narratrice sont habitués à boire. La description de la conversation regorge de références propres à l’époque, qu’elles soient culturelles (les films Reservoir Dogs et C’est arrivé près de chez vous, tous deux sortis en 1992, sont cités), technologiques (l’émergence de l’informatique) ou politiques. Le rituel du repas est ainsi perpétué par la narratrice en tant qu’il crée du lien entre les individus, et assure une continuité avec des temps anciens : « En regardant, en écoutant ces enfants devenus adultes, on se demandait ce qui nous liait, ni le sang ni les gènes, seulement le présent de milliers de jours ensemble, des paroles et des gestes, des nourritures, des trajets en voiture, des quantités d’expérience communes sans trace consciente » (1050).

Ainsi, plus qu’un simple marqueur social, la nourriture chez Annie Ernaux se fait bien souvent le reflet des affects des personnages, des émotions collectives et individuelles qui les traversent, comme le souligne Dominique Viart (2019) dans un entretien avec l’autrice : « […] Il ne s’agit pas simplement de gastronomie, de plats ou d’alimentation, mais [de montrer] que l’ensemble des activités personnelles, familiales et sociales, et même la psyché individuelle peuvent s’y entendre comme dans une caisse de résonance ». De fait, la nourriture permet de construire et de comprendre la dimension psychologique des textes. De fait, dans son approche psychanalytique de l’œuvre d’Annie Ernaux, Shioban McIlvanney prête attention à la relation de la narratrice ernausienne à la nourriture, en tant qu’elle illustre selon elle ses états psychiques : en s’attardant sur son importance dans la construction de la sexualité infantile ou du rapport à la mère, la chercheuse montre que « the narrators’ own relationship to food has not been straightforward » (2001, 182). C’est ce qu’illustrent plusieurs textes. 

Motif important du récit de la honte dans plusieurs textes d’Annie Ernaux, la tache illustre cette écriture des affects à travers la nourriture, qui rend compte de la psyché des narratrices successives. Comme le montre Michèle Bacholle-Boskovic, ce motif est central dans Les Armoires vides, où la narratrice cherche l’origine de sa prétendue impureté – celle qui expliquerait pourquoi elle se retrouve enceinte et obligée d’avorter clandestinement à l’aube de ses vingt ans. À travers la tache se dessine, parallèlement à la dichotomie entre les deux mondes, une dialectique entre le pur et l’impur, le propre et le sale, reflet de la scission intérieure qui habite la narratrice. La tache, dans un premier temps, est concrète, matérielle, organique : sont évoquées les tâches de moutarde et de vinaigre, celles des excréments qui souillent le dessus des toilettes, ou celles des draps et sous-vêtements tachés que l’on étend dehors au moment des règles. Mais la tache est aussi métaphorique, symbolique, puisqu’elle est le signe de la souillure du milieu social d’origine qui déteint sur la jeune fille d’après elle, l’encrasse et l’englue. Ainsi dit-elle à propos des clients du café : « Ils se sont encore saoulés chez Lesur ! Ces regards de dégoût, ces réflexions rue Clopart, ça laisse des traînées sur moi… Cette impureté (celle de l’épicerie et des clients sales)… » (AV, 161). La tache est ici laissée, métaphoriquement, par les regards des ivrognes du café. Ce faisant, la saleté du milieu d’origine déteint sur le corps de Denise et annonce, selon la narratrice, l’impureté à venir – d’où l’obsession de paraître toujours propre, de se laver, et la peur à la fois concrète et symbolique d’être sale. Pour la jeune fille, qui se définit progressivement comme « sale, souillée, lubrique, hystérique » (173), la tache devient à la fois sociale et sexuelle : elle proviendrait du milieu social de Denise et des pensées et gestes sexuels qu’elle découvre au sortir de l’enfance. La prise de conscience de cette prétendue impureté intervient à l’école, lors de la première confession ; alors que la jeune fille confesse naïvement ses péchés enfantins au prêtre (sa gourmandise, sa jalousie, ses découvertes sexuelles innocentes), celui-ci est outré et condamne ses « pensées impures » (139) et ses jeux d’enfants : « Voleuse de sucre, paresseuse, désobéissante, toucheuse d’endroits vilains, tout est péché, pas un coin de souvenir pur » (138-139). Le rapport à la nourriture se trouve ainsi teinté, dans l’évolution du personnage, par un système axiologique qui condamne les plaisirs gustatifs et, de fait, tous les plaisirs. 

Quarante ans plus tard, Annie Ernaux revient, dans Mémoire de fille, sur la question de la découverte de la sexualité, abordant cette fois-ci explicitement le récit du premier rapport sexuel. Ce livre autobiographique raconte l’épisode qui survient lorsque l’autrice est monitrice de colonie de vacances lors de l’été 1958, puis les deux années qui s’ensuivent, alors qu’elle achève son lycée et entame ses études pour devenir institutrice. Pour Marie Baudry, la description crue et matérielle de la quasi-défloration de la narratrice cache en fait le cœur du projet du livre : l’autrice chercherait, plutôt que d’accéder à une réminiscence de la sensation, à faire voir l’abîme entre la réalité de l’évènement et l’idéalisme de la jeune fille, qui croit y trouver l’amour (Baudry 2017). Pourtant, si la narratrice exprime effectivement « la honte de la fierté d’avoir été un objet de désir » (MF, 99) 8, il demeure que le souvenir des sensations physiques suivant l’épisode émaille régulièrement le texte : « Si j’accepte de mettre en doute la fiabilité de la mémoire, même la plus implacable, pour atteindre la réalité passée, il n’en demeure pas moins ceci : c’est dans les effets sur mon corps que je saisis la réalité de ce qui a été vécu à S » (89). Ce sont bien les souvenirs du corps qui permettent de remonter à la source du trauma. En effet, dans la deuxième partie du texte consacrée à ses deux premières années d’étude, la narratrice évoque ses troubles physiques : ses règles s’interrompent et elle est sujette à des troubles alimentaires. Le changement de son rapport à la nourriture manifeste la portée traumatique de l’épisode sexuel. Parce que la narratrice souhaite changer de corps, pour laisser derrière elle la honte de l’été 58 et se faire autre, elle entreprend de maigrir par le jeûne ; mais la volonté ne tient pas, et elle bascule par moment dans la boulimie. Quatre pages sont consacrées entièrement, dans le texte, à ce dérèglement alimentaire (100-103). Le régime est d’abord décrit ironiquement comme un « combat » ou une « aventure », et la narratrice se perçoit fièrement comme une « championne du jeûne », soumise au sacrifice et à la privation. Le registre épique, parodié, illustre l’orgueil d’antan de la jeune femme. Mais la « débâcle de la volonté » (101) la voit tomber dans une consommation compulsive de nourriture, offerte par ce lieu de la tentation qu’est l’épicerie familiale, un week-end. L’autrice souligne elle-même la dimension psychologique de cette pathologie, dont elle ne comprend que des années plus tard qu’elle n’avait pas la cause morale (dépravation ou perversion) qu’elle envisageait plus jeune, mais une origine traumatique. 

Dans la période qui suit ce qu’explore Mémoire de fille, à savoir les débuts de la vie conjugale de l’autrice évoquée dans La Femme gelée et dans Les Années, la nourriture se trouve thématisée cette fois à travers les occupations ménagères de la narratrice. Les tâches liées à la cuisine viennent refléter l’aliénation du personnage dans la vie domestique. La narratrice et son mari sont de jeunes étudiants, fraîchement mariés, et la vie conjugale est principalement narrée à partir d’une description du délitement de l’harmonie du couple, au cœur de la deuxième partie de La Femme gelée. Après le plaisir de jouer à la « dînette » en mimant les gestes de la femme mariée (FG, 400), l’enchantement naïf des débuts s’estompe. La narration quitte la description de la vie amoureuse pour n’être plus que celle de la vie domestique, coincée entre le bébé, la préparation des concours, la cuisine et l’entretien de la maison. Cette évolution du quotidien s’accompagne d’un nouveau rôle : « Je suis devenue la gardienne du foyer, la préposée à la subsistance des êtres et à l’entretien des choses » (412). À ce récit du quotidien s’ajoute la prise de conscience progressive de l’aliénation qui est la sienne dans cette vie sans liberté. La désillusion est d’abord diffuse, mais elle s’accompagne progressivement de la prise de conscience d’une inégalité au sein du foyer, qui passe par la cuisine : « Finie la ressemblance. L’un des deux se lève, arrête la flamme sous la cocotte, attend que la toupie folle ralentisse, ouvre la cocotte, passe le potage et revient à ses bouquins en se demandant où il est resté. Moi. Elle avait démarré, la différence. » (400) Le rapport à la nourriture, à présent « nourriture corvée » (400), n’est plus de l’ordre du plaisir, il devient utilitaire. Le quotidien de la narratrice évolue vers l’aliénation dans les tâches domestiques, qui incluent le fait d’apprendre à cuisiner pour nourrir son mari à chaque repas, lorsqu’il revient du travail. De plus, il organise à présent la journée de la jeune femme dans un cycle répétitif qui l’emprisonne et l’aliène. 

Ainsi la narratrice se sent-elle progressivement devenir, avec angoisse, la « femme gelée » qui donne son titre au livre. Cette transition s’opère par des arrêts sur image qui, dans La Femme gelée comme dans Les Années, interrompent momentanément le récit pour décrire un visage ou un corps à l’arrêt.

J’épluchais des haricots verts, par la fenêtre de la cuisine j’apercevais des jardins, les pavillons. En ce moment sur le sable de Lacanau ou du Pyla, des filles luisaient, bronzaient, libres […] Mais je sentais que je ne serais jamais plus une fille du bord de mer, que je glisserai vers une autre image, celle de la jeune femme fourbisseuse et toujours souriante des publicités pour produits ménagers. D’une image à l’autre, c’est l’histoire d’un apprentissage où j’ai été refaite. (FG, 403)

Cette citation met l’accent sur le sentiment de transition qu’éprouve le personnage. D’individu singulier, elle devient une image figée qu’elle n’a pourtant pas choisi d’incarner, celle de la femme d’intérieur modèle. C’est donc d’abord par cette projection photographique d’elle-même que la narratrice perçoit son évolution. L’emploi du passif « j’ai été refaite » souligne l’absence d’agentivité du personnage : la jeune fille vive qu’elle était, pleine de désirs, se transforme en une autre figure féminine, celle des publicités pour ménagères. Mais on note surtout la stéréotypie visuelle de la femme au foyer incarnée ici par la narratrice, debout devant sa fenêtre, en train d’éplucher des légumes. La scène fait écho à une image similaire évoquée par Simone de Beauvoir dans Les Mémoires d’une jeune fille rangée, lorsqu’elle observe, par la fenêtre, d’autres femmes : 

La monotonie de l’existence adulte m’avait toujours apitoyée; quand je me rendis compte que, dans un bref délai, elle deviendrait mon lot, l’angoisse me prit. Un après-midi, j’aidais maman à faire la vaisselle; elle lavait des assiettes, je les essuyais; par la fenêtre, je voyais le mur de la caserne de pompiers, et d’autres cuisines où des femmes frottaient des casseroles ou épluchaient des légumes. Chaque jour, le déjeuner, le dîner; chaque jour la vaisselle; ces heures indéfiniment recommencées et qui ne mènent nulle part : vivrais-je ainsi ? (Beauvoir 2008 [1958], 138)

Ces deux extraits illustrent le topos de la femme au foyer dans sa cuisine, le figement de l’image et du corps devenant le signe de l’aliénation féminine 9

La nourriture au prisme de l’écriture matérielle du sensible

Les contributions rassemblées dans les actes du colloque de Cerisy consacré en 2012 à l’œuvre de l’autrice le montrent : l’écriture d’Annie Ernaux est une écriture de la mémoire. La publication d’extraits de son journal, dans le volume Quarto Écrire la vie, montre la prégnance de cet enjeu dans l’œuvre de l’autrice avant même que les textes n’existent. À l’occasion de la lecture d’un livre oublié, d’une promenade la nuit, d’un rayon de soleil au cœur d’un après-midi, l’autrice décrit dans son journal des « éclairs de mémoire » (ELV, 36), ces instants fugaces traversés par l’impression soudaine de franchir à rebours l’épaisseur du temps, de se sentir transporter dans une scène, un moment ou une impression de jeunesse : « À mon bureau, brusquement, buvant à une heure inhabituelle de la Ricoré avec du lait, je me ressens (ce mot-là, seul, convient, re-sentir) en octobre 62, quand je suis entrée à la cité U, ce bonheur informe de la vie devant soi » (46). Si la scène décrite ici prend des allures de mémoire involontaire proustienne, l’autrice évoque néanmoins régulièrement, dans son journal comme dans ses livres, la difficulté à restituer le passé à travers l’écriture de la sensation. L’écriture se heurte à la défaillance de la mémoire et à ses lacunes. Plusieurs textes d’Annie Ernaux se structurent à partir de l’irruption, au cœur du récit, de réflexions métatextuelles sur l’insuffisance mémorielle, de La Placejusqu’à Mémoire de filleLes Années insistent particulièrement sur cette dimension, notamment dans les pages de conclusion de l’ouvrage, dans lesquelles la narratrice revient sur le livre en train de s’écrire, pour expliquer son rejet d’une écriture de la sensation et se démarquer par là même du modèle proustien :

Cette forme susceptible de contenir sa vie, elle a renoncé à la déduire de la sensation qu’elle éprouve, les yeux fermés au soleil sur la plage, dans une chambre d’hôtel, de se démultiplier et d’exister corporellement dans plusieurs lieux de sa vie, d’accéder à un temps palimpseste. Jusqu’ici cette sensation ne l’a menée nulle part dans l’écriture, ni dans la connaissance de quoi que ce soit. (A, 1081)

À cette écriture subjective de la sensation, qui contiendrait le souvenir réactivé, la narratrice oppose le choix d’une « autobiographie impersonnelle » (1083), animée par la volonté de saisir sur la durée un « temps commun », « les signes spécifiques d’une époque » (1082). Il s’agit cette fois d’atteindre, au-delà du personnel, mais à travers les images fixes du passé que constituent les photographies de l’autrice, une « sensation collective » qui serait contenue dans une « totalité indistincte, dont elle parvient à arracher par un effort de la conscience critique, un à un, les éléments qui la composent, coutumes, gestes, paroles » (1082). Pour Florence Bouchy (2014), cette tentative trouve sa place dans une écriture de la mémoire du quotidien, qui cherche à rendre sensible des gestes, paroles, coutumes, sensations partagées, à partager cet « en-commun » que constitue l’expérience pratique et matérielle de la vie quotidienne. Cependant, son étude n’explicite pas la manière dont l’écriture, par le travail du style, parvient à figurer la vivacité de cette expérience.  

La recherche sur l’écriture ernausienne s’est arrêtée longtemps sur la notion d’écriture plate ou blanche, revendiquée par l’autrice dans La Place et perçue comme une nécessaire mise à distance objective, dépersonnalisée, pour dire avec rigueur et sans effet de style la violence de la réalité sociale (Pierrot 2009). Cependant, l’intérêt porté à cette écriture prétendument désaffectée passe à côté de la richesse et de la densité de l’écriture ernausienne, qui, loin de s’affranchir de tout affect, repose notamment sur une quête du sensible. Le traitement stylistique réservé à l’évocation de la nourriture est caractéristique de cet intérêt porté au matériel, à l’organique, et aux sensations qu’ils exposent, à la fois dans le geste d’écriture et à la lecture. Qu’il s’agisse d’évoquer les plaisirs gustatifs de l’enfance ou l’expérience aliénante de la cuisine pour la femme au foyer, l’irruption de ce sème dans les textes d’Annie Ernaux traduit l’attachement de l’autrice à une écriture qu’elle veut matérielle (EC, 123-129).

De nombreux textes mentionnent avec précision des plats, des goûts, des saveurs, des textures et des odeurs, animant l’écriture de reliefs savoureux. Plusieurs passages des Armoires vides, de La Femme gelée, des Années ou de Mémoire de fille s’en trouvent truffés, jusqu’à saturation. L’écriture de cette débauche de nourriture, bien loin alors d’une constante platitude, s’y fonde sur une accumulation et une exagération qui atteignent l’orgiaque et qui témoignent de la recherche d’une forme de jouissance sensorielle du langage, fondée sur l’excès. L’écriture ernausienne, notamment lorsqu’elle mentionne la nourriture, vient faire écho au bas matérialisme bataillien. Dans plusieurs textes pour la revue Documents, George Bataille cherche à revaloriser le bas, le sensible le plus commun, et à donner toute sa place à l’insignifiant et l’informe de la matière (1929 ; 1930). L’aspect subversif, chez l’auteur, est dû à la mise en exergue d’une matière organique, presque viscérale, provocante, car liée à l’hybris. C’est cet excès volontairement grossier qui résonne par exemple dans La Femme gelée lorsque l’aliénation du quotidien est à son comble, après la naissance de l’enfant de la narratrice : 

Cinq heures du matin, je contemple fixement la casserole du bain-marie où réchauffe le lait. Vitreuse. […] Nourriture et merde sans relâche. En plus, obsession du microbe et du pet de travers. Bien sûr, magnifier l’humble tâche, l’œuvre de choix qui veut beaucoup d’amour, etc., transfigurer la merde. Chercher de la poésie dans les traces de lait dégouliné, le linge souillé, peut-être. (FG, 408-409)

L’organique se manifeste ici dans une assimilation crue entre nourriture et excrément, construite par la brusquerie de la phrase nominale. Plus de place pour la littérature, veut nous faire croire la narratrice, lorsqu’elle se trouve débordée par la réalité de la vie quotidienne. Mais Annie Ernaux a conscience de proposer quelque chose de neuf et de cru en écrivant : « J’importe dans la littérature quelque chose de dur, de lourd, de violent même, lié aux conditions de vie, à la langue du monde qui a été complètement le mien jusqu’à dix-huit ans, un monde ouvrier et paysan. Toujours quelque chose de réel » (EC, 34). L’autrice revendique une langue volontairement hybride et matérielle, qui porte la trace des conflits internes et des antagonismes qui l’ont construite. 

Cette écriture sensible est particulièrement visible dans les textes qui racontent les plaisirs de l’enfance, notamment les scènes se déroulant dans l’épicerie parentale. Dans Les Armoires vides, un passage (117-119) est représentatif de cette jouissance à la fois gustative et langagière : il s’agit de celui qui décrit les moments où la narratrice, enfant, épie les clientes de la boutique qui racontent des « histoires de traînées » (AV, 117), celles des filles du quartier dont les mœurs sont perçues comme inconvenantes. La scène est décrite chronologiquement : l’enfant se cache sous le comptoir tandis que la mère ouvre la porte aux clientes après le coup de sonnette, les sert ; les femmes chuchotent entre elles. Tout en piochant discrètement dans les bacs à la recherche de confiseries, la narratrice est d’abord perplexe face à ces commérages qui suscitent sa curiosité, jusqu’à ce qu’une épiphanie la frappe ; elle comprend, sans le nommer encore, que ces histoires traitent d’une sexualité jugée perverse, ce qui suscite en elle une sensation nouvelle qui lui fait « chaud aux cuisses » (118). 

Ces pages constituent au sein du récit une scène topique, celle de la découverte du désir. Ainsi s’y entremêlent et s’y associent le plaisir sexuel, nouveau, et le plaisir de manger. Le dispositif est à ce sujet clair, qui renvoie à une transposition de la scène de pulsion scopique, habituelle dans les récits d’enfance. On repère dans un premier temps le motif clé que constitue l’interdit de la dissimulation du personnage, caché sous le comptoir, et qui jouit de ne pas être vu : « Tout se passe au-dessus de ma tête, et de l’autre côté du comptoir » (AV, 117). Cependant, ce n’est pas le regard qui suscite ici le désir, mais, de façon synesthésique, les sons qui entourent l’enfant. C’est d’abord la sonnette qui retentit, puis les exclamations de la mère, et les propos rapportés des clientes, accompagnés par le « crissement rude de la pelle dans la “pouche” de gros sel » (117). La scène pourrait s’interpréter comme un dispositif de pulsion invocante, définie par Lacan comme pulsion de l’entendre (1973, 96 ; 182). Avant même les révélations des commérages, l’univers sonore attise les sens. Mais cette naissance du désir n’est pas que le fruit de ce qu’entend la narratrice. Dans ce passage, la description de la nourriture est aussi sensuelle que celle des sensations physiques ressenties à l’écoute des bavardages des clientes : 

Je grappille des morceaux de sucre dans un paquet crevé qui traîne par terre. Le soleil tape en plein dans la devanture, des bocaux de gommes vertes, les spirales de réglisses Zan, les bâtons à sucer s’illuminent, torsades rouges et jaunes entremêlées, croisées, bête grouillante aux mille pattes contorsionnées… […] Brouillard rose, gigantesque fleur de mains épanouie entre les jambes, chou monté qui la cache toute, et elle, là-dessous, protégée, immobile, heureuse. (AV, 118)

Dans cet extrait, les phrases se construisent au moyen d’une syntaxe notamment nominale, qui juxtapose par parataxe différents éléments, qu’il s’agisse des confiseries dégustées ou des images et sensations qui habitent la narratrice en apprenant les histoires du quartier. L’effet de liste créé ici, renforcé par l’accumulation de syntagmes, illustre la profusion de saveurs que découvre l’enfant, et manifeste la sensualité de la langue ernausienne qui, par sa matérialité, suscite à la fois des images et des désirs 10. On est ici emporté·e au-delà de la simple tentative de restitution de la sensation passée : c’est dans le présent de l’écriture et de la lecture que se manifeste cette jouissance du langage, à la fois sémantique et esthétique. Elle se fait partage du sensible et s’impose comme une des caractéristiques de l’écriture transpersonnelle du quotidien à l’œuvre dans les textes d’Annie Ernaux. L’expérience de la naissance du désir se raconte ainsi dans une scène en apparence banale, dans le décor de l’épicerie maternelle, traversée par les images, les goûts et les brouhahas du monde de l’enfance. Transparaît alors, dans les souvenirs intimes et les obsessions d’un milieu, le projet ernausien de saisir les « signes spécifiques d’une époque » (A, 1082) qui sera bien plus tard à l’origine des Années. Dans les conversations des clientes résonne déjà « cette rumeur qui apporte sans relâche les formulations incessantes de ce que nous sommes et devons être, penser, croire, craindre, espérer » (1082).

***

La nourriture est explorée de multiples façons dans l’œuvre d’Annie Ernaux, et son traitement témoigne d’une attention portée aux « petits détails du quotidien » (Ernaux et Viart 2019). À travers l’analyse de son rôle dans l’ancrage sociologique des récits et dans l’écriture sensible de l’expérience quotidienne, notre étude permet de nuancer l’idée que le quotidien se donnerait seulement à voir, chez l’autrice, dans les textes écrits au présent et par rapport à un « vécu immédiat » (Hugueny-Léger 2018, 260). Au contraire, l’évocation des saveurs passées permet de rendre présent, dans la jouissance de l’écriture et de la réception du texte, un quotidien disparu. Le traitement littéraire accordé à la nourriture n’est plus alors à envisager par le prisme de la représentation de gestes anciens, mais comme le partage sensible et poétique d’une expérience commune. Mue par le souvenir d’une « perpétuelle contiguïté » avec la nourriture qui l’a marquée – « je suis née dans une épicerie, dans la nourriture donc » (Ernaux et Viart 2019) –, Annie Ernaux prête attention dans ses livres à une part banale de notre vie. En évoquant les bonbons de l’enfance, les repas de famille, la boulimie de l’adolescence ou les biberons du bébé, l’autrice retrace quantité d’expériences qui font entrer le commun en littérature. Ce faisant, elle semble prendre au mot Virginia Woolf dans Une chambre à soi :

Tous les dîners sont préparés; les assiettes et tasses lavées, les enfants envoyés à l’école et partis aux quatre coins du monde. Rien ne reste de tout cela. Tout a disparu, tout est effacé. Ni la biographie ni l’Histoire n’ont un mot à dire de ces choses. Et les romans, sans le vouloir, mentent inévitablement. Toutes ces vies infiniment obscures, il reste à les enregistrer... (Woolf 1992 [1929], 134)

Ces « vies infiniment obscures » dont parle Woolf, ce sont celles d’hommes et de femmes auxquel‧les Annie Ernaux parvient à donner, par le prisme d’une écriture sensible du quotidien à la fois commune et individuelle, une existence littéraire.

 

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Pour citer cet article: 

Cardin, Fanny. 2021. « La nourriture par le prisme de l’écriture sociologique et sensible du quotidien dans quelques textes d’Annie Ernaux », Postures, Dossier « Le parti pris de l’ordinaire : penser le quotidien », no 33, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/cardin-33> (Consulté le xx / xx / xxxx).