Ce que les écofictions animalières font aux stéréotypes spécistes

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« Balance ton porc », « sale cochonne », « manger comme un cochon » : voilà un animal bien souvent convoqué par le langage courant. Le cochon, essentialisé dans les traits « sale », « grossier·ère », « vulgaire », sert de support à la dépréciation sans que jamais ne soit contestée la validité de ces traits auxquels il est réduit. L’animal réel importe peu, c’est le lot de représentations préconçues qui lui sont couramment associées qui prime dans ces métaphores. Les animaux sont un support privilégié pour l’élaboration et la perpétuation d’insultes1, de dictons, de formules toutes faites, exprimant à travers des tours relativement figés une cristallisation tout aussi nette de nos représentations. Ce que nous disent des expressions aussi banales que « mémoire de poisson rouge » ou « bête de foire », c’est que la dépréciation qui sous-tend l’analogie humain·e/animal fait tant système2 qu’elle est un habitus mental et discursif.

Depuis les années 1990, plusieurs linguistes et littéraires s’intéressant de près aux imaginaires animaliers ont rejoint les rangs des Animal Studies. La zoopoétique, variante zoocentrée du champ plus large de l’écopoétique, déjà bien installée au Québe3, est une discipline désormais institutionnalisée grâce notamment au programme « Animots »4 coordonné par Anne Simon. La zoopoétique explore les procédés d’écriture qui sont utilisés en contexte littéraire pour représenter les animaux, leurs points de vue, leurs sensibilités, leurs modes d’existence, leurs manières d’apparaître ou d’échapper au regard et à la compréhension humains. Elle a pour champ d’études tant les œuvres du passé, dont elle propose une lecture inédite en opérant un centrage inédit sur l’animalité, que les œuvres contemporaines engagées envers ce qu’on a tendance aujourd’hui à appeler la « cause animale »5. Pour désigner ces dernières, nous utilisons le terme d’« écofiction », désignant par là « l’ensemble des discours qui font appel à l’invention narrative pour diffuser le message écologique » (Chelebourg 2012, 10-11). Tranchant avec les représentations lyriques et idéalisées de la nature, mais aussi avec une appréhension « allégorique, symbolique ou folklorique » (Simon citée par Taïbi 2015, 116) du vivant non humain, les écofictions animalières contemporaines opposent un réalisme cru et une remise en question de nos représentations comme de nos habitudes discursives, entretenant ainsi avec les stéréotypes — quils soient littéraires ou non — un rapport de subversion. 

De façon privilégiée, cette subversion s’opère dans les œuvres via ce que Victor Chklovski nomme la « défamiliarisation ». Ce procédé, par lequel l’art se rend capable de substituer à l’automatique « reconnaissance » d’une chose ou d’un être une « vision », « une perception particulière » (2001 [1917], 89), désautomatise notre rapport au réel en questionnant les conventions qui le régissent habituellement. On comprend pourquoi la défamiliarisation est étroitement liée à la notion de stéréotypie. Dans son fonctionnement même, elle opère un décentrement qui mène les lecteur·rice·s à des perceptions et des raisonnements à contre-courant des habitus mentaux induits par leurs imaginaires. Cest le cas de toute la littérature subversive, à l’image des Lettres persanes6, dont Mémoires de la Jungle (Tristan Garcia), Défaite des maîtres et possesseurs (Vincent Message), Anima (Wajdi Mouawad) et Comme une bête (Joy Sorman) reprennent les motifs7.

Le présent article se propose donc d’explorer la manière dont ces quelques exemples, limités aux francophonies française et québécoise et tirés de l’extrême contemporain (2000-2020), sont représentatifs de la manière dont la littérature écofictionnelle contemporaine remet en question nos imaginaires sur les animaux par le biais de subversions linguistiques. Il s’agit pour les auteur·rice·s de contester (par divers procédés que nous analyserons en détail) la pertinence et la légitimité des dictons, proverbes et idiomatismes qui entretiennent et véhiculent une idéologie hiérarchisante entre espèces humaines et non humaines. Convenant avec Ruth Amossy que c’est « à travers [le stéréotype] qu’une œuvre s’indexe à l’idéologie en cours ou s’en démarque; [et que] c’est en le reproduisant ou en le déconstruisant qu’elle se donne comme traditionnelle ou comme contestataire » (Amossy 1989, 42-43), nous montrerons comment ces auteur·rice·s animalistes contemporain·e·s, exploitent les effets de défamiliarisation et font de l’espace romanesque le lieu du démantèlement méticuleux des prêts-à-penser peuplant nos imaginaires collectifs.

Dans un premier temps, et prolongeant cette réflexion, nous entrerons dans le détail des textes, pour montrer comment la défamiliarisation s’opère selon une dynamique qui met en tension des segments phrastiques réduits — dictons, proverbes et idiomatismes8 — avec leur cotexte ou leur contexte énonciatif. Dans un deuxième temps, nous étudierons la manière dont l’argumentaire antispéciste opère une « resémentisation » (Milcent-Lawson 2018) de ces unités phraséologiques. Dépassant ce palier microstylistique, nous nous demanderons pourquoi ces auteur·rice·s, qui accordent une si grande importance au démantèlement des stéréotypies verbales, n’opèrent pas une même distanciation critique aux niveaux narratif et thématique. Nous formulerons finalement l’hypothèse que le repérage de patrons narratifs et stylistiques communs, au sein de notre corpus, est un point de départ pertinent pour délimiter les frontières du sous-genre, encore en cours de constitution, des écofictions animalières9

Réinvestissement du sens propre des tropes et mises en tension contextuelles

Les métaphores animalières qui se sont lexicalisées en idiomatismes sont omniprésentes dans le langage courant, et la tâche que se donnent plusieurs auteur·rice·s est d’interpeler le lectorat sur les représentations axiologiquement connotées « que la banalisation lexicale rend imperceptible[s] » (Murat 1983, 232). Ainsi, les auteur·rice·s s’attaquent à ces formules toutes faites pour indirectement attaquer des préjugés spécistes sur lesquels elles reposent, et dont la violence symbolique, à force de banalisation et de désémantisation, tend à passer inaperçue. 

On peut citer comme premier exemple un passage marquant du roman 180 jours d’Isabelle Sorente, dans lequel une cinéaste affirme qu’une scène de massacre « doit être filmé[e] comme une boucherie » (2013, 127). Le lectorat, qui a suivi un narrateur en visite dans un élevage intensif porcin, trouve, dans cette métaphore, un témoignage particulièrement choquant d’insensibilité. En effet, les êtres humains tolèrent envers les animaux des violences qui les révolteraient si elles prenaient pour victimes leurs congénères. Joy Sorman fait de ce genre de « resémantisation » (Milcent-Lawson 2018) des métaphores animalières un trait de style récurrent dans son roman Comme une bête — le titre lui-même en est un exemple. Ce texte est saturé d’unités phraséologiques dont la violence sous-jacente est exacerbée par le contexte narratif, comme lorsque le sens concret de la locution « avoir le cœur bien accroché » est réinvesti par la vision d’un dépeçage (2012, 38). L’extrait suivant en témoigne :

Pim et les apprentis sont maintenant au secteur bovin, l’élite, le haut du panier — c’est comme ça, la vache sera toujours l’animal noble, sacré, le porc sera toujours le prolo, l’emmerdeur qui crie, ameute tout le quartier et se débat comme un cochon qu’on égorge.(Sorman 2012, 57, je souligne)

La remotivation du sens propre de la métaphore animalière qui clôture cet extrait frappe l’imaginaire et crée un vertige et un malaise assez désagréables, par le ton entre ironie et humour noir. On retrouve le même procédé dans de nombreux passages de Défaite des maîtres et possesseurs de Vincent Message. Ce roman met en scène une Terre futuriste colonisée par une espèce extraterrestre, où les êtres humains sont réduits aux statuts d’êtres humains de compagnie, de travail ou de consommation. Cette inversion dystopique des rapports de force « ménage une recharge sémantique de terme qu’inhibe la banalisation induite par nos habitudes discursives » (Milcent-Lawson 2018), comme c’est le cas par exemple pour « le technolecte désignant les structures d’élevage et de conditionnement de la viande [qui] connaît une singulière resémantisation du fait du décadrage qui les applique ici à un bétail humain » (Milcent-Lawson 2018). Ainsi, en contexte zoopoétique, le « travail textuel sur les stéréotypies est donc moins un jeu avec le langage qu’une “remise en jeu” du langage » (Murat 1983, 238). 

Cette resémantisation des formules figées se fait également par leur simple juxtaposition et par leur mise en tension avec un contexte narratif qui les problématise. C’est dans cette visée que Joy Sorman décide de se faire côtoyer des récits de mise à mort et de dépeçage ainsi que des bribes de recettes de cuisines et de discours de restauration qui, par leur caractère figé, évoquent la répétition des repas comme la répétition des morts : 

Se tenait là il y a quelques minutes un animal percé d’un numéro, il était chaud, et maintenant Pim pourrait plonger sa main dans la chair froide. La mise en carcasse a eu lieu sous ses yeux, il s’apprête à voir la bête éviscérée, dépecée et démembrée, il en tremble et il vibre. Elle sera bientôt entre ses mains, forme indistincte prête à recevoir de nouvelles modifications, elle sera transformée en rosbif, puis cuira dans son jus et sera métabolisée par un organisme humain qui la digérera plus ou moins vite, plus ou moins facilement, avec ou sans frites. (Sorman 2012, 62)

La seule succession des isotopies — « chair froide », « bête éviscérée, dépecée et démembrée » laissant place à « rosbif », « cuira dans son jus », « avec ou sans frites » — suffit à provoquer un vertige de dégoût. Sans faire l’apologie du végétarisme ni déployer une argumentation explicite, l’agencement syntaxique suffit à lui seul à transformer des discours figés qui habituellement stimulent l’appétit10 en déclencheurs d’une subite envie de vomir. Ce genre de procédé, à l’efficacité argumentative aussi subtile que violente, est également utilisé pour dénoncer l’expression codifiée d’une bien-pensance qui déculpabilise et déresponsabilise les faiseur·se·s et mangeur·se·s de viande en les transformant en survivalistes pragmatiques ou en amis des animaux. Là encore, la mise en accusation n’est qu’indirecte, découlant simplement de la juxtaposition de discours cent fois entendus, dont le cotexte immédiat exacerbe l’hypocrisie : 

Il a toujours rêvé de travailler avec des animaux, c’est une vocation, il aime leur contact, il allait toujours caresser longuement les bêtes à la bouverie avant la mise à mort, même si c’est fortement déconseillé — faut pas faire de sentiment avec le bétail. (Sorman 2012, 51, l’autrice souligne)

Joy Sorman débanalise ainsi des idiomatismes qui, sortis de leurs contextes dapparition spontanée et juxtaposés les uns aux autres, se dénudent de l’évidence et de la sagesse dont ils se parent habituellement. En voici un autre exemple tout aussi éloquent : 

On enseigne aux apprentis que ce sont les lois de la nature. Si on élève des bêtes et qu’on ne les tue pas elles finiront par être trop nombreuses et qu’adviendrait-il? Une révolution, un soulèvement des animaux? Si on ne tuait pas chaque année un milliard de volailles et quarante millions de lapins, se ligueraient-ils pour nous faire la peau?

Si on ne tue pas les animaux quon élève afin de les manger, dautres plus féroces et plus barbares sen chargeront, les hyènes, les loups et les ours. Les bêtes sont destinées à être dévorées et nous le faisons de la meilleure manière. Mets-toi ça dans le crâne Pim. Pim y croit déjà dur comme fer, que la vie dun mouton cest au travail avec le berger puis à labattoir avec louvrier sinon cest le loup. Peut-être que si nous ne les mangions pas les animaux mourraient de faim, tout simplement, et Pim nest pas insensible aux bêtes.  (Sorman 2012, 60)

L’ensemble de ce texte est saturé de formules toutes faites employées comme des emprunts. Par exemple, l’emploi du discours direct libre dans la quasi-totalité de l’extrait permet, grâce à l’absence de délimitation typographique entre discours cité et citant, de traduire le processus d’incorporation de l’idéologie spéciste, à force d’impératifs et de martèlements : « Mets-toi ça dans le crâne Pim ». Pim, l’apprenti boucher, est tout à fait réceptif à cet enseignement de vérités auxquelles il « croit déjà dur comme fer ». La locution adverbiale, elle-même figée, opère une surenchère et une ostentation du caractère suranné des discours cités ici, et l’image du fer peut, dans ce contexte de boucherie, évoquer la violence qu’entraîne l’éducation à la doxa spéciste. L’abstraction et la schématisation régissent la détermination des noms. En effet, les articles génériques actualisent des concepts aussi vagues que « les hyènes, les loups et les ours » ou encore « le berger », qui renvoient à un imaginaire collectif plus qu’à des réalités contemporaines. De même, la référence aux « lois de la nature » apparaît tout à fait oxymorique avec l’évocation de la mise à mort industriellement organisée d’un « milliard de volailles et quarante millions de lapins » (Sorman 2012, 60). Joy Sorman fait un usage volontairement grossier de procédés argumentatifs conventionnels tels que l’énumération de questions rhétoriques, auxquelles le bon sens est censé répondre, et l’emploi de syllogismes qui atteignent dans les dernières phrases de l’extrait un paroxysme d’absurdité. La distance critique est cependant laissée à la compétence de la·du lecteur·rice, qui se trouve seul·e révolté·e face à un personnage principal en complète adhésion avec l’idéologie spéciste, ainsi démantelée par la juxtaposition de ses expressions figées. 

Narrations animales et mises à distance citationnelles

Le démantèlement des expressions figées spécistes est étroitement lié à leur mise à distance citationnelle. Selon Jacqueline Authier-Revuz, tout discours est fondamentalement hétérogène sur le plan énonciatif, marqué par une « polyphonie non intentionnelle » (1984, 101) qui se déploie notamment dans le domaine de la phraséologie. Cet arrière-plan discursif, « celui du déjà dit, dont est fait, inévitablement, le tissu même du discours » (Authier-Revuz 1984, 100), constitue en effet un réservoir verbal dont il est cognitivement impossible de se défaire. Tout discours se construit donc nécessairement, et indépendamment de la volonté des locuteur·rice·s, à partir du déjà dit. Mais ces dernier·ère·s peuvent décider d’exacerber leur désolidarisation énonciative avec une partie de leur énoncé : les mots ou segments de phrases, tenus à distance (par un marquage typographique ou non), sont dits modalisés. L’allocutaire est invité·e à s’attarder sur ces « paroles tenues à distance » qui, n’étant pas prises en charge par le·a locuteur·rice, sont soumises au jugement et à l’examen critique.

Cette stratégie argumentative se déploie de façon privilégiée dans les narrations animales à la première personne, dont nous prendrons pour exemples les textes suivants : Anima de Wajdi Mouawad11 et Mémoires de la Jungle de Tristan Garcia12. Doogie, le narrateur autobiographe des Mémoires, et Tomahawk, l’un des nombreux·se·s narrateur·rice·s d’Anima, sont deux chimpanzés qui témoignent d’une même attention envers les mots que les êtres humains emploient pour les désigner. Dans les deux romans, les idiomatismes spécistes sont mis en tension avec le contexte énonciatif, comme on peut le voir par exemple avec l’expression « faire le singe », qui fait l’objet d’une « surcharge sémantique » (Milcent-Lawson 2018) dès lors qu’elle est justement prise en charge par un singe. On peut le voir dans l’extrait suivant d’Anima : 

Souvent, à ma vue, les gens s’exclament et s’émeuvent, Ooooh !!! et ils rigolent. Ils se mettent à faire les singes en disant Un singe !! Ils deviennent idiots. (Mouawad 2012, 128)

C’est aussi le cas du passage suivant tiré de Mémoires de la Jungle : 

[J]e suis suspendu la tête en l’air. Houh ! houh ! Doogie ne fais pas le singe. Je me rattrape avec les mains, parce que les pieds du singe n’ont pas l’habitude, ils ont mal de trop serrer, ils sont faits pour marcher. (Garcia 2010, 36)

Le discours absorbé « Doogie ne fais pas le singe » montre comment le chimpanzé réprouve ses mouvements spontanés, car il a intériorisé les remontrances répétitives de son éducatrice, Janet. Le paradoxe d’un tel ordre est représentatif de la manière dont l’éducation de cet animal, faite par des êtres humains à la manière d’un petit garçon, l’a totalement aliéné. L’omniprésence des injonctions d’autrui au sein de la narration montre aussi à quel point Doogie a intériorisé son infériorisation, alors même que sa capacité à être un énonciateur et la complexité de ses réflexions la contredisent. C’est là l’objectif de Tristan Garcia : montrer à quel point il est difficile d’échapper à l’aliénation lorsque le seul moyen dont on dispose pour formuler sa pensée est « la langue des maîtres » (Garcia dans Ghio 2010).

De manière radicalement différente, Tomahawk porte un regard critique et ironique sur les idées préconçues que les êtres humains qu’il côtoie formulent à l’égard des animaux. Wajdi Mouawad le représente avec une conscience particulièrement fine du caractère préconstruit des stéréotypes qui essentialisent les animaux, tout comme des expressions qui les expriment. Dans la scène qui suit, après avoir volé à un homme une cigarette et l’avoir fumée, le chimpanzé raconte : 

Ils en sont restés babas. Forcément. Un « singe », ça mange des bananes et ça se gratte les aisselles en faisant Ouh! Ouh! Mais ça ne roule pas des cigarettes! Cest bête, un « singe », ça ne sait pas qu’une âme immortelle lhabite! Cest vrai. Javoue. Je ne sais pas limmortalité de mon âme. Et alors? Quelle différence puisque, observant ces hommes tels que je les observe, je me demande parfois sils le savent plus que moi. (Mouawad 2012, 130)

Les stéréotypes sont ici explicitement tenus à distance par l’énonciateur, tant leur délimitation est typographiquement et syntaxiquement marquée. Effectivement, la dislocation combinée à l’usage du pronom résomptif « ça » et la modalité exclamative délimitent des discours directs libres mimétiques de l’oral. On repère facilement leur caractère figé par l’usage du présent gnomique et de l’article indéfini à valeur générique. Dans le syntagme « un “singe” », les guillemets exacerbent la modalisation autonymique du nom, Tomahawk récusant le caractère généralisant d’une pseudo-vérité éthologique qui serait valide pour toutes les espèces ayant pour hyperonyme « singe ». Nul besoin d’argumenter pour dire que l’acte de manger des bananes et de se gratter les aisselles constitue des traits stéréotypiques associés au concept de « singe », et Tomahawk se désolidarise à la fois énonciativement et cognitivement de ces stéréotypes dans la fin de l’extrait. En effet, à la simplicité naïve et ridicule des discours rapportés succède une progressive complexification des phrases, qui suit le cheminement de la pensée simiesque dans l’abstraction métaphysique et le raisonnement éthologique et anthropologique. Enfin, on peut interpréter, à la suite d’Ilias Yocaris, la phrase « Je ne sais pas l’immortalité de mon âme » comme une « autocontradiction performative »,, puisque « celui qui l’énonce est forcément conscient du fait qu’il est doté dune conscience subjective… du fait même qu’il l’énonce » (Yocaris dans Badiou-Monferran et Denooz 2016, 152). L’autocontradiction performative trouve dans Anima une manifestation assez différente de ce qu’on a pu lire dans Mémoires de la Jungle. Si Doogie n’a pas réellement conscience que son énonciation remet en cause les préjugés spécistes avec lesquels il a grandi, Tomahawk adopte une distance ironique dans ses commentaires métalinguistiques, comme c’est le cas encore ici : 

Coach est comme ça. Il a des phrases. Il dit souvent qu’il préfère les animaux aux humains. Il dit aussi que les humains sont plus bêtes que les bêtes, et les bêtes plus humaines que les humains, Coach peut se permettre ce genre de dialectique puisqu’il est le mâle dominant de sa tribu. (Mouawad 2012, 128)

Nous nous trouvons là face à un véritable examen critique de ces « phrases » relativement figées qui se caractérisent par leur itération — « souvent » — et jouent sur des phénomènes homophoniques — « plus bêtes que les bêtes » — à la manière des dictons et des maximes. Le chimpanzé narrateur insiste sur le fait que ce genre de discours stéréotypés repose sur des systèmes de domination selon l’espèce, mais aussi selon le rang social et le genre13. Le démantèlement des formules figées qui infériorisent les chimpanzés, et plus généralement tous les êtres qui ont statut de minorité, se fait donc de manière encore plus explicite que dans Mémoires de la Jungle. En mettant à distance les discours et jugements dautrui, l’énonciation animale invalide performativement les valeurs spécistes ambiantes. Il s’agit alors pour l’animal narrateur (Tomahawk, mais pas Doogie) d’opérer « une réassurance, un renforcement de la maîtrise du sujet, de l’autonomie du discours » (Authier-Revuz 1984, 108) en désolidarisant son énonciation de la « langue des maîtres » (op. cit.) qui perpétue l’oppression. 

Rémanences de stéréotypies traditionnelles aux niveaux narratif et thématique

Ces écofictions animalières contemporaines, que nous pouvons en somme qualifier de métalinguistiques tant elles mettent en question des usages courants du langage, n’adoptent pas un tel recul critique concernant l’élaboration des personnages et des schémas narratifs. Les individus qui peuplent le bestiaire d’Anima remettent peu en cause les a priori que nous avons concernant la cognition des différentes espèces. Presque tous les insectes utilisent le présent comme temps de la narration, traduisant une « saisie immédiate du réel » (Orlandi dans Bertrand et Constantin 2017), tandis que le passé composé, signe d’une appréhension plus ample de la temporalité, est plutôt réservé aux chiens et aux chats (mammifères domestiques, cibles privilégiées de lanthropomorphisation)14. Si ces choix stylistiques se veulent fidèles à des connaissances éthologiques et biologiques15, il n’en reste pas moins que certains personnages, comme le singe savant ou le poisson rouge amnésique du roman de Mouawad, apparaissent comme des archétypes. De même, choisir pour l’énonciation de Doogie une syntaxe et un emploi du lexique « proches du babil enfantin » (Garcia dans Ghio 2010) peut être interprété comme découlant d’une analogie un peu rapide entre conscience simiesque et conscience humaine, et induire une involontaire dépréciation de la première en en faisant un stade non abouti de la seconde. Là encore, les choix stylistiques se justifient par un savoir éthologique, mais qui n’est pas lui-même dépourvu de schématisations. Quant à la trame des récits, celle-ci est très souvent assez fidèle aux schémas traditionnels, si bien que la plupart apparaissent comme des adaptations à la marge des grands genres : la biographie avec Mémoires de la Jungle, le polar avec Anima, le roman d’apprentissage avec 180 jours et Comme une bête, le roman de science-fiction avec Défaite des maîtres et possesseurs.

Comment expliquer cette générale — mais non totale — réticence à écrire en dehors des codes narratifs traditionnels? Si l’on met de côté l’hypothèse, du reste largement valable selon nous, que les auteur·rice·s sont moins préoccupé·e·s par la macrostructure de leur texte que par un travail du détail, il semble probable que l’efficacité défamiliarisante de la resémantisation des idiomatismes et des dictons ne puisse s’opérer que lorsque l’arrière-plan discursif n’est pas lui-même subversif. La défamiliarisation s’effectuant dans une dynamique qui fait surgir l’incongru au sein du familier, elle pourrait nécessiter pour se déployer une trame qui guide la lecture sans effort. 

L’émergence de nouveaux topoï : les bases pour un classement générique?

La visite de l’abattoir fait figure de topos de l’écriture militante antispéciste. Plusieurs auteur·rice·s sont allé·e·s elleux-mêmes sur le terrain, et leurs descriptions de la chaîne d’abattage, basées sur une matière authentique, sont les porte-voix littéraires de la dénonciation des conditions de vie et de mort des animaux de rente16. Les exemples qu’on a pu lire dans Comme une bête180 jours et Défaite des maîtres et possesseurs nous apparaissent de fait comme des déclinaisons d’une même scène, qui a ses stylèmes propres. Parmi les plus saillants, on peut citer l’usage complémentaire de la réification et de la personnification dans la désignation des animaux/êtres humains abattus, le refus des euphémismes, ou encore la représentation impersonnelle de la « chaîne » qui transforme les animaux en morceaux de viande. Les maillons humains opérant des actions de la même manière que les scies automatiques, leur portrait revivifie le motif de lusine dévoreuse d’êtres. Ces scènes suivent toutes le même enchaînement. On plonge d’abord dans l’ombre et les odeurs de l’abattoir, et s’ensuit une description méticuleuse des étapes de la transformation : dépôt des animaux en camion, couloir de la mort, tuerie, découpage et mise en vitrine des pièces de viande dans la boucherie. Au niveau émotionnel, le résultat visé est de superposer jusqu’à remplacer, dans le corps et la conscience du lectorat, l’appétit par le dégoût.

Le camion à bestiaux est lui-même un motif récurrent, qui structure symboliquement 180 jours — il apparaît même sur la première de couverture. Pour Anima, ce motif se traduit par un échange de regards entre un cochon et le protagoniste, sur une aire d’autoroute, mais aussi au trajet que ce dernier effectue au sein du camion, parmi des chevaux agonisants sur la route de l’abattoir. L’analogie avec les wagons qui transportaient les Juifs, les minorités de genre et les opposant·e·s politiques vers les camps de la mort est sous-jacente. Certain·e·s auteur·rice·s, comme Camille Brunel, l’explicitent : en l’occurrence, les baleiniers qui mêlent à la fois le motif du wagon à bestiaux et celui de l’usine de mort sont qualifiés d’« Auschwitz flottants »17

En ce qui concerne l’écriture du point de vue animal, il est clair qu’elle a aussi ses codes, et que l’innovation stylistique d’un·e auteur·ice n’est que relative si l’on prend en compte la récurrence des mêmes procédés au sein de la production littéraire actuelle. Citons ainsi, de manière non exhaustive : le recours à des phrases courtes et averbales, censées mimer une « saisie immédiate du réel » (Orlandi dans Bertrand et Constantin 2017), la distorsion de l’ordre syntaxique SVO, l’invention de tropes ayant la vocation de traduire une interprétation non humaine du monde, l’instabilité des marqueurs déictiques témoignant des différentes formes de conscience de soi. La défamiliarisation elle-même fait dorénavant partie intégrante de l’« horizon d’attente » du lectorat de biographies animales. 

De fait, les chercheur·euse·s comme le lectorat sont aujourd’hui susceptibles de repérer et d’attendre, au sein du corpus écopoétique, certains motifs narratifs, thématiques et stylistiques, grilles d’écriture, mais aussi de lecture à travers lesquelles se déploie un sous-genre en pleine stabilisation de ses codes. Il nous semble en effet que les écofictions animalières forment « un système cognitif complet où tous les niveaux de code sont solidaires » (Dufays 1994, 99), à la fois à l’échelle de chaque récit, et dans leur mise en relation intertextuelle. Partant du principe que « les notions de genres et de courants littéraires » peuvent se définir « comme des ensembles de stéréotypie » (Dufays 2001), on peut en conclure que les écofictions animalières sont en train de se constituer comme un sous-genre à part entière, qui a ses topoï, ses stylèmes, ses visées argumentatives communes, et que renverser l’idéologie spéciste est avant tout une affaire collective.

Les quelques œuvres du corpus zoopoétique que nous avons observées dans le cadre de cet article nous permettent d’étudier la place du stéréotype dans une double optique : d’une part, les expressions figées spécistes sont réinvesties et remotivées pour dénoncer l’imaginaire collectif qu’elles entretiennent. D’autre part, et de manière concomitante, les œuvres normalisent (volontairement ou malgré elles) certaines innovations stylistiques pour les transformer en topoï littéraires immanents, qui commencent à se constituer en codes du sous-genre émergeant des écofictions animalières. Repérer ces nouveaux patrons, c’est alors pour le·a stylisticien·ne délimiter les frontières et les zones de porosité du corpus, homogène à la fois dans sa manière de récuser les stéréotypies animalières traditionnelles et de naturaliser intertextuellement des stylèmes qui ne tarderont sûrement pas à devenir de nouveaux poncifs. 

Par contraste, les œuvres qui subvertissent la macrostructure de la narration, à l’exemple de l’inclassable Que font les rennes après Noël? d’Olivia Rosenthal, échappent en partie à cette codification en cours. Publié en 2010, ce roman suit un itinéraire biographique, mais en subvertissant complètement ses codes : le « je » narrant est supplanté par un énigmatique « vous », et le récit de vie alterne, de paragraphe en paragraphe, avec des bribes de discours hétérogènes provenant tantôt de vétérinaires, tantôt de boucher·ère·s… La trajectoire humaine trouve ainsi son écho dans les dynamiques d’oppression que subissent les minorités humaines (enfants, femmes, homosexel·le·s) et animales (de laboratoire, de zoo, de rente). Pierre Schoentjes qualifie lui-même l’œuvre de « roman » tout en soulignant qu’on a pu lui préférer le terme de « conte philosophique » (2016, 156). Si bien que le travail d’exploration de ce texte, en dehors de tout classement générique préétabli et à contre-courant des grands prototypes du genre écofictionnel, reste encore à faire.

 

Bibliographie

Corpus littéraire

Brunel, Camille. 2018. La guérilla des animaux. Paris : Alma.

Del Amo, Jean-Baptiste. 2016. Règne animal. Paris : Gallimard.

Del Amo Jean-Baptiste. 2016. L214. Une voix pour les animaux. Paris : Flammarion.

Garcia, Tristan. 2010. Mémoires de la Jungle. Paris : Gallimard.

Message, Vincent. 2016. Défaite des maîtres et possesseurs. Paris : Seuil.

Mouawad, Wajdi. 2012. Anima. Paris : Actes Sud.

Rosenthal, Olivia. 2010. Que font les rennes après Noël ?. Paris : Gallimard.

Sorente, Isabelle. 2013. 180 jours. Paris : JCLattès.

Sorman, Joy. 2012. Comme une bête. Paris : Gallimard.

Références critiques

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Pour citer cet article: 

Beltran, Perrine. 2021. « Ce que les écofictions animalières font aux stéréotypes spécistes », Postures, Dossier « Depuis que le monde est monde : stéréotypie et clichés littéraires », no 34, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/beltran-34> (Consulté le xx / xx / xxxx).