Dystopie et spectre du totalitarisme dans Le Monde selon Gabriel, d’Andreï Makine

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Bien des dystopies modernes ont vu dans le socialisme — plus précisément dans le stalinisme — le spectre de la fin de l’Homme. On n’a qu’à penser à 1984 (1950), de George Orwell. Par leur esthétique inspirée des dérives utopiques de ces totalitarismes, ces œuvres ont poussé à l’extrême la hantise d’un régime où les libertés fondamentales de l’humain seraient à jamais bafouées, contrôlées par une instance plus grande que l’Homme, qu’elle soit personnifiée par un dictateur, des entités extra-terrestres ou robotiques. La dystopie du xxe siècle fut largement influencée par le climat de la Guerre froide et la menace nucléaire qu’elle sous-tendait; à cela s’est ajouté la peur de l’Homme devant l’ère industrielle moderne dont le contrôle semblait lui échapper.

La pièce Le Monde selon Gabriel (2007), d’Andreï Makine1, entre parfaitement dans la tradition de la dystopie à la Aldous Huxley, à la différence près que la « menace historique2 » (Brunel, 1988, p. 1439) et le conditionnement des personnages sont présentés de façon satirique. Elle met en scène un monde futuriste pré-apocalyptique, dirigé par un média superpuissant et globalisé qui contrôle neuf milliards de téléspectateurs rivés à leur écran, avides d’images, libérés du besoin de penser.

L’action se déroule dans un avenir plutôt rapproché : d’anciens intellos (pour la plupart soixante-huitards) devenus comédiens participent à une émission télévisée sous les directives d’un ex-éditeur, Ricardo, converti en metteur en scène. Leur travail s’apparente à celui d’une vaste pantomime, car dans ce monde dominé par l’Image, la parole n’est plus nécessaire. Ricardo est, quant à lui, sous la gouverne d’un mystérieux « Grand Imagier » qui a le pouvoir de dicter le sujet d’actualité de chaque épisode, inspiré d’un des grands débats qui a animé la scène intellectuelle française / occidentale au cours des dernières décennies : « Le Choc des civilisations3 » (Makine, 2007, p. 26), « La Fin de l’Histoire4 », (p. 74), « Les Héros de notre temps5 » (p. 91), etc. Chaque épisode prend la forme d’un tableau vivant6 animé par des personnages qui incarnent différentes figures caricaturales, telles qu’un joueur de foot, une femme musulmane vêtue d’une burka, une femme occidentale émancipée, un intellectuel engagé, etc. Les acteurs sont aussi menacés, tout au long de la pièce, par un mur qui s’avance vers eux et les fait trembler de peur.

La pièce de Makine projette une image pessimiste de l’avenir qui révèle surtout les travers de notre époque et les dangers auxquels ils pourraient mener.  Elle a aussi comme particularité de nous montrer l’envers de la médaille : si l’utopie communiste ne s’est pas réalisée, que nous réservent les utopies capitaliste et démocratique? Est-ce que les idéaux occidentaux peuvent éventuellement conduire à l’effet contraire de celui souhaité? C’est ici que la mémoire culturelle de l’auteur d’origine russe entre en scène : au-delà des craintes légitimes qu’inspire le capitalisme, dont celles de voir l’homme réduit à ce qu’il consomme et la culture de masse effacer toute forme de diversité, c’est surtout le spectre du totalitarisme qui hante le texte. Dans l'esprit de Makine, la « rectitude politique » limite la liberté d’expression des Occidentaux au même titre que les mécanismes de censure en Union soviétique. Les personnages de sa pièce sont muselés, non seulement par ce média superpuissant et globalisé qui vise à contrôler les cerveaux de la planète, mais aussi par leurs propres réflexes d’autocensure, eux qui craignent de heurter la sensibilité des téléspectateurs7. Selon l’auteur, seule la parole poétique peut combattre cette dictature des esprits, comme le prouve l’action de l’un de ses personnages, le poète Gabriel. Condamné pour avoir publié un livre subversif, il est le seul à pouvoir libérer les derniers humains de la Terre en leur faisant franchir le mur menaçant qui s’avance vers eux et qu’il transperce à l’aide de sa plume8.

Pour appuyer son point de vue, Makine présente en avant-propos de son livre une anecdote à valeur d’exemple : la pièce contre-révolutionnaire Les Jours des Tourbine9 (1925) de Mikhaïl Boulgakov a su ébranler le « Spectateur suprême » (p. 5), Staline, qui assista à la représentation une dizaine de fois tant il était subjugué et ne condamna jamais son auteur, pourtant son « pire ennemi idéologique » (p. 5). « Chaque auteur doit avoir le courage d’affronter ce spectateur incrédule et même hostile » (p. 8), nous rappelle Makine qui défend par le fait même le pouvoir de l’écrivain de transfigurer son lecteur, de le projeter dans un autre monde. Dans Le Monde selon Gabriel, le totalitarisme est omniprésent dans le paratexte et personnifié dans le texte (dialogues et didascalies) par l’identification d’une figure contemporaine du tyran, le « Grand Imagier10 », qui s’avérera, à la fin de la pièce, une invention du metteur en scène pour mieux imposer son pouvoir.

Cette critique de l’Occident n’est pas sans rappeler celle qui, traditionnellement, a animé les intellectuels russes qui, comme le rappelle Roman Jakobson, dénonçaient la trop grande propension des Français à privilégier une esthétique de la représentation  dans toutes les sphères de la société : « L'esprit national français s'entend à disposer en groupes picturaux les hommes, les doctrines et les idées, et à en faire des tableaux et des spectacles » (Jakobson, 1931, p. 13).

Par sa structure en abyme, Le Monde selon Gabriel actualise cette critique et avance l’idée que le règne de la représentation porte les germes de sa propre fin. D’ailleurs, ce théâtre dans le théâtre s’autodétruit à la fin de la pièce pour se figer en une seule image. Cette finale donne toutefois naissance à une autre utopie : celle où les esprits se libèrent des rôles imposés par l'Histoire, où la langue poétique retrouve sa véritable valeur.

Dystopie, utopie, paratopie

Selon Yolène Dilas-Rocherieux, le point commun entre l’utopie et la dystopie est la volonté de montrer les failles du monde empirique (2000, p. 340) : l’une propose en opposition avec le monde réel le modèle d'une société idéale, qui sous-tend souvent néanmoins l'idée de sa déchéance (l'Atlantide en est un exemple); l'autre amplifie les failles d’un système pour les rendre plus visibles au lecteur. Toutes deux sont donc fondées sur le rejet amer du présent et dévoilent au grand jour les craintes suscitées par l'évolution d'une civilisation. À l’instar d'un Ievgueni Zamiatine11, plusieurs auteurs de dystopies cherchent à montrer comment certaines utopies, poussées à l'extrême, peuvent se retourner contre l'Homme (Heller, 1995, p. 118).

Au-delà de ce rejet du présent, l’utopie et la dystopie défendent deux points de vue opposés sur les rapports entre individu et société. Ainsi, la forme de l'utopie présente souvent un idéal collectiviste, où chaque individu trouve le bonheur parfait aux côtés de ses concitoyens. Au contraire, la dystopie moderne est née notamment de la crainte du communisme, synonyme de la fin des libertés fondamentales; c'est pourquoi elle défend la survie de la pensée libre par le modèle d'individus récalcitrants. Le Monde selon Gabriel donne l’exemple de personnages qui ne se reconnaissent pas dans ce monde globalisé et unifié et en refusent les règles : c’est le cas de Gabriel, le poète prisonnier, mais aussi du balayeur africain qui, par sa présence muette, incarne un autre type de résistance. L’ensemble de l’œuvre de Makine défend d’ailleurs cet idéal humaniste selon lequel chaque personne, par la singularité de son existence, peut constituer un îlot de résistance face aux abus de pouvoir, à la marche fatale de l’Histoire. Fidèle à la tradition slave, l’œuvre présente aussi un personnage d’écrivain qui agit comme un guide spirituel. Cette figure du poète salvateur, seul capable d'échapper à un monde sans merci, n'est pas sans rappeler celle présentée par Ray Bradbury dans Fahrenheit 451 (1953), où les « hommes-livres » étaient les seuls dépositaires de la culture et du savoir, exilés dans ce qu'il restait de la nature, où ils pouvaient préserver la mémoire des hommes, hors de la cité totalitaire. Le Monde selon Gabriel est aussi un acte de foi envers la littérature qui demeure, dans l'esprit de l'écrivain, le seul véhicule de la parole libre.

La sacralisation du rôle de l’écrivain, presque divinisé (ne porte-t-il pas d’ailleurs le nom de l’archange?), crée un renversement intéressant : car à la figure autoritaire (Ricardo) s’oppose celle du poète Gabriel, véritable guide spirituel qui sauvera les seuls esprits éclairés qui oseront le suivre. Ainsi, cette dystopie impose, par la force des choses, une vision tout aussi manichéenne du monde que celle qu’elle dénonce : ceux qui n'auront pas le courage d'adopter le même regard que celui du poète sont condamnés à une mort certaine ou à l'aliénation totale. Là ne se trouve-t-il pas, malheureusement, le danger de tout idéalisme? Poussé à l’extrême, il conduit bien souvent à une division du monde entre les aveugles et les esprits éclairés.

Au-delà de son caractère satirique et de la véracité de certaines craintes qui y sont formulées, la pièce montre surtout la transition difficile d’une écriture qui s’est émancipée du totalitarisme et qui ne parvient pas à se libérer des archétypes qu’il a imposés. Le lecteur occidental peut avoir l’impression, en lisant Makine, que sa vision du monde porte encore les traces de l’expérience soviétique. Emmanuel Boujou évoque cette transition difficile en ces termes :

[C]omment couper les ponts avec la période totalitaire, renverser le cours des habitudes d’écriture liées directement aux impératifs de la résistance ou de la dissidence, sans pour autant renouer « le fil du vieux discours interrompu » et comment en même temps assumer la mémoire de cette période, en évitant la tentation d’une tabula rasa inévitablement mutilante? (1997, p. 135.)

En écrivant Le Monde selon Gabriel, Makine retrouve une posture de dissidence et exprime ses craintes de voir le monde se transformer en une dictature, ce qui l’incite à dénoncer toute forme de censure ou d’abus de pouvoir. Il véhicule aussi l’idée que seule la poésie peut transcender le langage idéologique qui, pour reprendre les mots de Pierre Rosanvallon,

[...] impose en effet une vision purement instrumentale du monde, la réalité étant totalement effacée par les concepts, comme s’il n’y avait qu’à transcrire et traduire des évidences dans des institutions ou dans des programmes. La marque de l’idéologie réside de la sorte dans la perte du sens de la langue. Qu’elle devienne langue de bois ou de caoutchouc, elle s’assèche dans les deux cas; elle n’est plus alors le travail risqué de l’expression; elle n’est plus affrontement à l’inconnu. (2000, p. 31.)        

Cette distinction claire entre ce qui relève du poétique et de l’idéologique a la particularité chez Makine de ne pas être nuancée; on pourrait aisément reprocher à l’auteur d’opposer à l’autoritarisme (au sens large) un discours tout aussi dogmatique, sans concessions, d’une intransigeance aussi grande que celle qui a mené aux extrémismes dénoncés.

Pour mieux saisir la posture marginale du poète dans une œuvre dystopique, il peut être utile d’avoir recours au concept de « paratopie créatrice » (Maingueneau, 2004, p. 85) : elle décrit la posture de l’écrivain qui doit s’arracher au monde pour mieux pouvoir le décrire. Cette idée est clairement représentée dans la pièce de Makine par la place qu’occupe Gabriel, toujours en marge du reste de la collectivité : il est à la fois présent sur scène mais à l’écart, enchaîné; cette position ne l’empêche pas pour autant d’éveiller des consciences. Le concept formulé par Maingueneau vise à désigner la posture de l’écrivain qui, parce qu’il se consacre entièrement à son art, se place en retrait du monde et tend à décrire dans son œuvre des situations où la recherche d’un Ailleurs est vitale, où l’appartenance à un lieu semble impossible. Cela se traduit par des personnages qui vivent des situations familiales, identitaires ou sociales complexes, tendent à rechercher des lieux limitrophes, exigus. L’Utopie de Thomas More (1516) en est un bon exemple puisque cette république idéale à l’image du célèbre mythe platonicien était bel et bien implantée sur une « île nouvelle » (Brunel, 1988, p. 1432).

Cet exemple met en évidence le caractère allégorique de ce genre d’œuvre qui défend l’idée que la littérature peut transformer la vision du monde des lecteurs, les projeter dans un univers « radicalement différent », pour emprunter les mots à Makine (p. 8). Dans la dernière scène du Monde selon Gabriel, l’invitation du poète à traverser le mur symbolise l’accession à cet espace poétique. Elle peut être interprétée au sens religieux comme un passage vers l’au-delà, ou, au sens poétique, comme l’arrachement au monde physique pour tendre vers un monde métaphysique, atemporel. En cela, l’œuvre de Makine, tout en étant dystopique, est aussi porteuse d’une utopie qui prône une recherche de ce qui a une valeur d’éternité et rejette le régime de temporalité actuel, défini par une surconscience du présent (Hartog, 2003).

 

Bibliographie

Œuvres de fiction

Boulgakov, Mikhaïl. 1984 (1925). La Garde blanche. Paris : Laffont, 345 p.

Bradbury, Ray. 2003 (1953). Farhenheit 451. New York : Simon and Schuster, 190 p.

Dostoïevski, Fédor. 1969 (1880). Les Frères Karamazov. Paris : Garnier, 1107 p.

Huxley, Aldous. 1933 (1931). Le Meilleur des mondes. Paris : Plon, 331 p. 

Lermontov, Mikhaïl. 1946 (1841). Un Héros de notre temps. Paris : Chêne, 256 p.

Makine, Andreï. 2007. Le Monde selon Gabriel. Monaco : Du Rocher, 157 p.

More, Thomas. 1945 (1516). L’Utopie. Paris : À l’Enseigne du pot cassé, 189 p.

Orwell, George. 2007 (1950). 1984. Paris : Gallimard, 407 p.

Zamiatine, Ievgueni. 2008 (1920). Nous Autres.  Paris : Gallimard, 218 p. 

Théorie

Boujou, Emmanuel. 1997. « De la difficulté d’écrire après les totalitarismes (présentation) ». Revue de littérature comparée, no 2 (avril-juin), p. 133-136.

Brunel, Pierre (dir.). 1988. Dictionnaire des mythes littéraires. Paris : Éditions du Rocher, 1504 p.

Dilas-Rocherieux, Yolène. 2007 (2000). L'Utopie, ou la mémoire du futur : de Thomas More à Lénine, le rêve éternel d'une autre société. Paris : Pocket, 645 p.

Ferré, Jean. 2003. Dictionnaire des symboles, des mythes et des mythologies. Monaco : Du Rocher, 747 p.

Fukuyama, Francis. 1992. La Fin de l’histoire et le dernier homme. Paris : Flammarion, 452 p.

Hartog, François. 2003. Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris : Seuil, collection La librairie du XXIe siècle, 258 p.

Heller, Leonid. 1995. Histoire de l’utopie en Russie. Paris : Presses universitaires de France, 295 p. 

Huntingdon, Samuel. 1997. Le Choc des civilisations. Paris : O. Jacob, 1997, 402 p.

Jakobson, Roman. 2001 (1931). « Le Mythe de la France en Russie ». Pinakothẽkẽ/Пинакотека. Moscou, no 13-14, p. 10-14.

Maingueneau, Dominique. 2004. Le Discours littéraire : paratopie et scène d’énonciation. Paris : Armand Colin, 262 p.

Rosanvallon, Pierre. 2000. « Les Figures de la représentation ». Marc Fumaroli, Yves Bonnefoy, Harald Weinrich et Michel Zink (dir.), Identité littéraire de l’Europe. Paris : Presses universitaires de France, collection Perspectives littéraires, p. 27-34.  

 

Pour citer cet article: 

Bellemare-Page, Stéphanie. 2010. « Dystopie et spectre du totalitarisme dans Le Monde selon Gabriel, d’Andreï Makine  », Postures, Dossier « Utopie/Dystopie: entre imaginaire et réalité », Hors série n°2, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/bellemare-page-hd2> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Bellemare-Page, Stéphanie. 2010. « Dystopie et spectre du totalitarisme dans Le Monde selon Gabriel, d’Andreï Makine  », Postures, Dossier « Utopie/Dystopie: entre imaginaire et réalité », Hors série n°2, p. 55-62.