Indigo et la connaissance écowomaniste : le pouvoir de l’innommable spectralité dans Sassafrass, Cypress & Indigo de Ntozake Shange

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T.W. : viol; violences racistes

Publié en 1982, le roman Sassafrass, Cypress & Indigo de Ntozake Shange demande, dès ses premières lignes, de nous ouvrir à la magie du monde et des femmes : « Where there is a woman there is magic » (SCI 1, 1). Pour l’écoféministe2 et sorcière américaine Starhawk, la magie est ce qui permet de « trouver des sources de force et de renouveau — la véritable magie [est celle] qui dissout la peur » (Starhawk 2015 [1982], 155). Ainsi, Ntozake Shange adresse son roman « to all women in struggle » (2010 [1982], vii). C’est un récit mêlé de mysticisme, d’enchantements et de résistance qui montre comment s’attaquer à la peur de la perte de soi quand on est une femme Noire aux États-Unis. Cette lutte contre l’invisibilisation et l’invalidation de son expérience — propre à l’entrecroisement des oppressions sexistes et racistes — ne se fait pas seule : que ce soit dans un safe space avec ses consœurs ou en étant habitées par les esprits de ses ancêtres, les personnages féminins de Shange trouvent leur pouvoir dans le lien qu’elles entretiennent avec les femmes de leur communauté, avec la nature et avec le monde des esprits. Le roman suit l’histoire de trois sœurs nées à Charleston : Sassafrass, Cypress et Indigo, mais c’est cette dernière, la benjamine, qui entretient un rapport unique avec les ancêtres. Leur présence spectrale traverse l’imaginaire, mais aussi le corps d’Indigo : cela lui confère une vision lucide et magique du monde et lui donne le pouvoir d’exprimer ce qui est innommable. J’analyserai 3 dans ce texte la figure écoféministe (ou écowomaniste — comme nous le verrons plus loin) qu’incarne Indigo, à travers ses pratiques artistiques et ses rituels mystiques. Shange utilise cette figure afin d’explorer, au sein de sa fiction, la conscience collective des femmes africaines-américaines et son entrelacement avec la nature du Nouveau Monde.

La lune qui s'échappe des lèvres

Le roman débute et se clôt sur les chapitres focalisés sur Indigo. Souvent associé à un Bildungsroman4Sassafrass, Cypress & Indigo accorde davantage de temps aux récits des deux grandes sœurs, puisque Sassafrass et Cypress se cherchent toujours une fois adulte dans les grandes villes américaines et à travers leurs relations amoureuses, alors qu’Indigo saisit très bien son identité et sa place dans le monde dès son adolescence. Elle est présentée comme une fille qui parle très peu, car, dit-on dès les premières lignes, elle a une lune dans sa bouche : « A woman with a moon falling from her mouth, roses between her legs and tiaras of Spanish moss, this woman is a consort of the spirits » (SCI, 1). Shange la décrit dans des termes organiques, alliant lune, roses et mousse avec son corps. Cela lui confère d’une part un caractère magique, elle qui entretient un rapport étroit avec le monde des spectres et, d’autre part, si l’on se fie à la définition qu’en donne Starhawk, politique. Très jeune, Indigo explique à sa mère ceci : « I’ve got earth blood, filled up with the Geechees long gone, and the sea » (SCI, 1). Les Geechees sont les enfants légendaires issus des mariages entre Africain·e·s et Autochtones au début de l’esclavage, lorsque ces derniers et dernières avaient encore la capacité d’offrir un asile aux esclaves en fuite : « As legendary figures, these children are noted for their fierce invincibility and fighting spirit in the struggle for freedom » (Thompson-Cager 1989, 595). Indigo se revendique d’un héritage mystique et de résistance, un héritage qui ne vient pas sans son lot de responsabilités :

Indigo is a star child, a person who walks between worlds or a dream walker, a person who lives in the space between known or defined realities/time dimensions. She is also what is called a « carrier », a child who inherits the responsibility of speaking with the voice of the ancestors. (Thompson-Cager 1989, 594)

Cette figure de carrier est à la fois celle qui transporte (bearer) — ou peut-être qui porte — et celle qui transmet (messenger). Indigo tient sur elle à la fois le poids des ancêtres et la force de faire parler ces voix oubliées de l’Histoire. 

Cette particularité d’Indigo fait en sorte que les autres la perçoivent comme une fille étrange : « Sitting among her dolls, Indigo looked quite mad » (SCI, 1). Elle converse avec ses poupées dans l’espace public et même que « [s]ometimes when someone else was talking, Indigo excused herself — her dolls were calling for her » (2010 [1982], 2). Ces conversations surviennent parfois durant son sommeil, et les requêtes de ses poupées sont celles du peuple Noir : « Black people needed so many things », dira-t-elle (SCI, 2). Ces poupées Noires qu’elle a elle-même créées avec des racines de cotton, « so they’d have no more slave children » (SCI, 4), des feuilles de consoude et des retailles du tissage de sa mère et de ses sœurs représentent, selon Anissa Janine Wardi, le corps diasporique des Africaines : « Through memory and imagination, Indigo creates dolls that summon the ancestors » (2012, 133). L’héritage de sa famille immédiate, incarnée par les retailles, est ce qui permet à Indigo de tisser (dans les deux sens du terme) un lien avec ses ancêtres, ancêtres qui ne peuvent plus « enfanter » d’autres esclaves, mais qui donnent plutôt voix aux esclaves oublié·e·s. Des objets du quotidien qui, en apparence, sont sans grande valeur, ces retailles sont resignifiés par la petite d’un point de vue spirituel, artistique et politique, un mouvement qu’Alice Walker décrit dans son essai « In Search of our Mothers’ Gardens » comme l’acte d’aller puiser dans les secrets des mères et leur héritage : 

And yet, it is to my mother — and all our mothers who were not famous — that I went in search of the secret of what has fed that muzzled and often mutilated, but vibrant, creative spirit that the black woman has inherited, and that pops out in wild and unlikely places to this day. (1983, 238-239)

Devant les comportements de sa fille, Hilda Effania, la mère d’Indigo, hochera pourtant la tête et dira : « Something’s got hold to my child, I swear. She’s got too much South in her » (SCI, 2). Selon Chezia Thompson-Cager, « “Too much South” in this passage means too much African influence, too much mysticism and not enough Puritan pragmatism and technology. Indigo’s habits do appear to be more like an ancient earth priestess » (1989, 595). Ainsi, comme le montre le jeu avec ses poupées — qui n’est pas sans rappeler les pratiques du voodoo —, la vision d’Indigo sur le monde naît d’un imaginaire habité par la spectralité de ses ancêtres et c’est pourquoi Shange écrit : « [s]he made herself, her world, from all that she came from » (2010 [1982], 2). Et cette force de transformation ne la quittera pas de tout le roman.

«  The reality of the unreal »

Lorsque la jeune adolescente a ses premières menstruations, Hilda Effania lui demande de cesser d’emmener ses poupées (ses meilleures amies) avec elle dans l’espace public : sa mère cherche à la protéger du regard des autres, mais, du même coup, elle exige de taire une partie essentielle de sa fille, lui demande de cesser d’être ce pont entre le monde des vivants et le monde des morts 5. Triste et dépourvue, Indigo explique sa solitude à Uncle John, un homme sans domicile fixe qui partage sa parole sage avec les membres du quartier. Il lui tend un violon en le présentant comme le nouvel ami d’Indigo. Uncle John entame son explication ainsi : « Listen now, girl. I’ma tell ya some matters of the reality of the unreal. In times blacker than these » (SCI, 22). Il lui raconte comment, durant l’esclavage, les Blancs leur ont dérobé leur identité, leur ont volé leur langage et même leurs esprits (spirits), et quand les esclaves — « the slaves who were ourselves » (SCI, 23) — ne pouvaient ni parler ni marcher librement, le violon et la musique prenaient langue pour eux :

The fiddle was the talkin’ one. The fiddle be callin’ our gods what left us/be givin’ back some devilment & hope in our bodies worn down & lonely over these fields & kitchens. [...] The Colored got some wits to em, you & me, we ain’t the onliest ones be talkin’ wit the unreal. What ya think music is, whatchu think the blues be, & them get happy church musics is about, but talkin’ with the unreal what’s mo’ real than most folks ever gonna know. (SCI, 22-23)

Cette réalité de l’irréel, pour le traduire littéralement, rappelle cette idée, amenée par Thompson-Cager, qu’Indigo transgresse les frontières des réalités et des temps et que, en tant que carrier, elle peut redonner un langage au passé, à l’indicible, à l’innommable des douleurs de l’esclavage. Si cette réalité est invisible, elle est, selon Uncle John, la plus authentique, et le peuple Noir transporte en lui cet héritage à la fois heureux et douloureux. C’est la raison pour laquelle Uncle John lui a fait cadeau de l’instrument : « he’d got this feeling in his waking up that Indigo was dwelling dangerous on the misery of the slaves who were ourselves, & this feeling directed him to march her toward the beauty of this world & the joys of the those come before us » (SCI, 31). Comme lindique Cheryl A. Wall, « [m]usic is at once the container and transmitter of memory » (2005, 10), « [m]usic is also a metaphor for the unspeakable : what cannot be said both because it is too painful or dangerous to express in words and because no one could hear or understand the words if they could be found » (2005, 17). Au même titre que la musique, Indigo contient et transmet la mémoire collective.

Indigo joue le violon par son corps et son âme; sans technique, elle invoque les oiseaux, le vent, le crépuscule, le tonnerre et les marées hautes : « Through sound, Indigo marries the past to the present, intoning the blues, happy church music, talking in tongues, Atlantic travel, and the natural world » (Wardi 2012, 138). Cette force provient du pouvoir-du-dedans, concept écoféministe que Starhawk théorise comme « le pouvoir du bas, de lobscur, de la terre; le pouvoir qui vient de notre sang, de nos vies et de notre désir passionné » (2015 [1982], 39). Ce pouvoir permet à Indigo de rejouer à travers son violon le passé heureux d’une personne qui se tient devant elle, tout comme cela lui permet de manipuler de façon magique les éléments naturels qui l’entourent, comme les eaux et les vents. Ce rôle liminal de carrier ne se joue donc pas uniquement sur le temps : selon les traditions africaines, les esprits des ancêtres habitent la nature. Indigo brouille donc, avec ses poupées et son violon, les frontières entre vivant et non-vivant, faisant d’elle une figure écoféministe au sein du roman, c’est-à-dire un personnage qui incarne l’interconnectivité et la sensibilité possible entre le monde naturel et le monde humain d’un point de vue éminemment féminin.

Toutefois, le terme « écoféministe » me semble peut-être insuffisant dans ce contexte-ci, puisque s’il reflète l’intersection des oppressions patriarcale et capitaliste sur la nature et sur les femmes, il ne s’inscrit pas nécessairement dans une approche décoloniale et antiraciste. Il est intéressant de noter que le discours dominant considère que les Noir·e·s n’ont aucun intérêt envers le monde naturel, puisque « [t]his sentiment stems from African Americans’ traumatic, coerced relationship with the natural world during enslavement that presumably impeded their ability to cultivate an autonomous interest in and connection to the natural world » (Ferrari 2020, paragr. 2). Ainsi, la pensée écocritique a souvent exclu les textes africains-américains, valorisant le nature writing — genre littéraire qui s’attarde à l’observation de la nature selon une perspective souvent autobiographique — d’un point de vue blanc et masculin. L’écoféminisme a fait surgir, pour sa part, l’association historique entre les femmes et la nature, toutes deux exploitées systémiquement, et le potentiel politique de reconsidérer cette relation pour un monde plus écologique et plus juste. S’il est possible aujourd’hui d’inscrire les écoféminismes dans des démarches décoloniales et postcoloniales, la tradition blanche 6 de ces théories peut exclure l’apport de l’expérience des femmes africaines-américaines, comme le témoigne Leah Thomas :

While Im sure there is an Intersectional Ecofeminism that addresses cultural appropriation, the mainstream feminist spaces didnt always feel inclusive, representative, or safe; they didn't acknowledge all the intersections of my identity and how it applied to my experience as a woman. I realized that my Blackness shouldnt be an extra « add on » to my feminism or environmentalism. When intersectional theory is applied to both, I feel seen and heard in those spaces. (2020, paragr. 8)

Leah Thomas a inventé le terme Intersectional Environmentalism pour spécifier son approche écologique. D’autres, comme Chelsea Mikael Frazier, préfèrent utiliser le terme Black Feminist Ecological Thought pour adresser les productions artistiques des femmes Noires : 

Black Feminist Ecological Thought illuminates and documents the ways that 1. black women thinkers have always developed their own alternative understandings of the interconnectedness of all things and 2. these ecological understandings have centered the health, well-being, and sustainability of Black, African-descended women across the Diaspora since time immemorial. (2020, paragr. 15)

Mais en général, le terme ecowomanism, dérivé de l’écoféminisme et du womanism, ce dernier ayant été défini par Alice Walker (1983)7, est plus largement utilisé. L’association entre nature et femmes Noires prend une dimension plus spécifique que celle expliquée par l’écoféminisme traditionnel, puisque, comme l’explique Melanie Harris qui s’est beaucoup intéressée à l’ecowomanism :

black womens bodies were seen as property by white slave owners. Black women were not seen as fully human. When we compare the structural violence that ravaged the lives and raped the wombs of black women for the sake of slave masters sexual gratification and compare this with the agricultural practices of over” producing cotton in the south (prior to the development of the cotton gin) for the sake of a profit, thus robbing the soil of nutrients in Mississippi and causing soil erosion in Alabama, we see the connection between violence against black women and violence against the earth. (2017, 7)

En plus de cette corrélation entre propriété territoriale et propriété d’esclaves, jusqu’à celle des utérus comme corps reproducteur capitaliste d’esclaves, on remarque que la connaissance intime de l’environnement était un facteur déterminent pour la libération des esclaves : « Thus, encounters with nature — [...] the cosmos guiding the way to freer landscapes [...]— underscore the complex interweaving of freedom and slavery, as mapped onto social and physical topographies in slave narratives » (Wardi 2012, 131). En ce sens, les écrits des femmes africaines-américaines — telles que les autrices Zora Hurston, Alice Walker et Jesmyn Ward — sont riches en représentations d’interconnectivité avec le monde naturel et sacré, et Sassafrass, Cypress & Indigo n’en est qu’un exemple.

Le pouvoir des rituels

Ce qui est particulièrement fascinant avec le personnage écowomaniste d’Indigo, c’est qu’elle incarne et porte toute cette généalogie des traditions africaines, des esprits des ancêtres, du poids de l’esclavage et de la révolte dans son petit corps d’adolescente. Son prénom n’est pas choisi à la légère : l’indigo est une plante historiquement chargée, « for it was a cash crop that enslaved African peoples cultivated in coastal areas of the Southeast » (Wardi 2012, 132). L’indigo est, chez Shange, un symbole de la transplantation de la diaspora africaine dans le sud des États-Unis : « Botanical life that has been forcibly migrated, though, may acclimatize and take root, hence the generations brought forth from the landscape » (Wardi 2012, 133). On peut se poser la question : où s’arrête la délimitation entre la plante et l’humain, entre l’indigo et Indigo? Cette dernière aime son nom : « She was particularly herself. She changed the nature of things. She colored & made richer what was blank & plain. The slaves who were ourselves knew all about indigo & Indigo herself » (SCI, 35). En sachant d’où elle vient, c’est-à-dire de la plante aux Geechees, Indigo offre un modèle féminin subversif : « Re-envisioning the mythology of what constitutes womanhood is a major act of revolt and a necessary step in the politics of liberation for African-American women » (Thompson-Cager 1989, 590-591). Selon Cheryl A. Wall, ce savoir historique est crucial : « [i]ronically, those who desire to free” themselves of the bonds of history are least able to understand the forces that kept them in bondage » (2005, 6).

Cette connaissance intime avec le monde naturel et le monde des esprits s’inscrit également, en plus des poupées et du violon, dans les rituels magiques qu’Indigo développe et pratique au quotidien. La forme du roman de Shange est plurielle : recettes, entrées de journal, lettres, chansons et rituels parsèment la narration hétérodiégétique. Dans un contexte diasporique, ces insertions sont des modèles alternatifs au savoir hégémonique, une autre façon de s’ancrer dans le territoire, de se transplanter, comme l’entend aussi Toni Morrison avec sa description du rootedness (prendre racine) « as “another way of knowing” [...] [t]hrough memory, music, dreams, and ritual [...] These texts require and enact “re-visions”, that is, different ways of seeing as well as of writing » (Morrison citée dans Wall 2005, 9). Pour Indigo, cette pratique du savoir inclut des rituels tels que « Moon Journey : cartography by Indigo »; « If Your Beloved Has Eyes for Another »; et « Realizing Spirits’ Hints/What Your Dreams Can Do For You ». Indigo prend le savoir des femmes autour d’elle et le transpose dans ses propres mots et gestes, comme c’est le cas avec le rituel « Marvelous Menstruating Moments (As Told by Indigo to Her Dolls as She Made Each and Every One of Them a Personal Menstruation Pad of Velvet) ». Le jour de ses premières menstruations, avant d’être allée voir Uncle John, elle est chez un autre personnage du voisinage, une dénommée Sister Mary. Cette sœur s’exclame que le Seigneur a béni Indigo avec la grâce d’enfanter et elle plonge Indigo dans un bain rempli de pétales de rose pour symboliser la naissance d’une nouvelle femme. Après cette scène, on peut lire le nouveau rituel d’Indigo où l’imploration religieuse envers un dieu mâle, donnée par Sister Mary, est complètement évacuée : « When you first realize your blood has come, smile; an honest smile, for you are about to have an intense union with your magic » (SCI, 16). Indigo y reprend toutefois le rituel du bain : « Take baths in wild hyssop, white water lilies. Listen for the voices of your visions; they are nearby. [...] Remember that you are a river; your banks are red honey where the Moon wanders » (2010 [1982], 16). Puis, elle donne des recommandations pour traiter la douleur. 

Remettre en question l’autorité divine d’un Père tout-puissant est une des premières critiques qu’émettent les écoféministes pour dénoncer les valeurs patriarcales qui imprègnent nos institutions de pouvoir :

Même quand nous ne croyons plus, au sens littéral, en un Dieu blanc et mâle, les institutions de la société intègrent son image à leurs structures. Les femmes et les personnes de couleur ne sont pas présentes aux niveaux les plus élevés de la hiérarchie [...] [n]otre histoire, notre expérience, notre présence peuvent être effacées, ignorées, banalisées. (Starhawk 2015 [1982], 42)

Rappelons que l’Église chrétienne a longtemps nié « la chair » au profit de « l’esprit », dénigrant tout ce qu’elle considère davantage un corps8, soit les femmes et tout particulièrement les femmes de Couleur. La valorisation des menstruations par Indigo va ici à l’encontre de la malédiction chrétienne qui lui est habituellement associée : « Indigo’s experiences [...] present it as a part of the legacy of conjure-power rooted in the healing arts of African-American southern women and their practical teaching through the oral literature » (Thompson-Cager 1989, 594). Ce mouvement se fera dans tous ses rituels. Pour Patricia E. Clark, « Indigo's revisions to history particularize the experiences of women by calling attention to their cycles while recognizing the shared history of all Colored people » (2007, 160). Ce geste est proprement écowomaniste si l’on se fie à Melanie Harris : 

Because of the deep value of the earth as sacred, and the interconnection of black womens bodies to the body of the earth, a religious worldview that translates across the African diaspora is one that African and African American women (black women) all embody a commitment and connection with the earth. (2017, 4)

C’est pourquoi il est intéressant de noter les nombreuses références à l’eau dans les rituels d’Indigo, elle qui est comme une rivière, à l’image d’Oshun, la déesse et également l’esprit des rivières, des arts et du pouvoir pour le peuple Yoruba au Nigeria. Nous avons ici un autre exemple de la transplantation et du rootedness mis à l’écrit par Ntozake Shange. Cette représentation importe, puisque « [r]ather than defining self in opposition to others, the connectedness among individuals provides Black women deeper, more meaningful self-definitions » (Hill Collins 2000, 125).

Ainsi, ce pouvoir-du-dedans que l’on pourrait rapprocher d’un pouvoir du devenir-soi par ces pratiques du care, cette posture de carrier par l’expression artistique et cette conscience historique du passé sont peut-être ce qui permet à Indigo de mieux faire face à la violence sexuelle qu’elle subit dans le roman. Après tout, comme le dit Chezia Thompson-Cager, « [t]he logic of survival asserts that knowing oneself is the best way to develop one's greatest weapon » (1989, 600).

Viol, cauchemar et la conscience collective

Après avoir reçu le violon dUncle John, Indigo sempresse daller à la pharmacie de Mr. Lucas pour acheter des serviettes sanitaires. Elle arrive tout juste quand Mr. Lucas allait barrer la porte de son magasin. Devant la requête de la petite fille, l’homme pense en premier lieu que les serviettes sanitaires sont pour Hilda Effania, mais Indigo le corrige en rougissant. Surpris, Mr. Lucas s’approche d’elle et l’observe. Il cherche la femme en elle : « But here was this girl with this child body & woman in her all at once. It was difficult for Mr. Lucas to just go & get the Kotex. He wanted to keep looking at this girl, this woman. He wanted to know what she felt like » (SCI, 24). Immédiatement après cette dernière phrase, on a un nouveau paragraphe qui commence comme suit : « Indigo heard somebody talking to her. She saw Mr. Lucas coming toward her & somebody talking to her. Telling her to get the Kotex & get home quick. Get the Kotex & get home quick » (2010 [1982], 24). Indigo va elle-même chercher les serviettes à l’arrière du magasin; elle se précipite, fait tomber des produits avec son étui à violon, s’enfuit rapidement et, tout au long de cette scène, une voix lui dit de partir rapidement. Cette voix n’est jamais identifiée. Ce somebody pourrait être la voix dédoublée du pharmacien, comme si Indigo percevait en lui une dissociation entre ses gestes et sa parole. Ou alors, notre réflexe est peut-être plutôt de concevoir cette voix comme un autre esprit qui communique avec elle — puisqu’elle est une carrier —, une voix qui tente de la protéger du désir de cet homme. Toutefois, une fois seul dans son magasin, Mr. Lucas regarde son diplôme universitaire et a des pensées incriminantes : 

He knew he might be in some trouble. Didnt know what had got hold to him. Every once in a while, he saw a woman with something he wanted. Something she shouldnt have. He didnt know what it was, an irreverence, an insolence, like the bitch thought she owned the moon.

« Yeah, thats right. » Mr. Lucas relaxed. « the whole town knows that childs crazed. If she says a thing, wont a soul put no store in it. »

The South in her. (2010 [1982], 25)

Plusieurs critiques (Gumbs 2014; Murphy 2019) parleront de cette scène comme une tentative d’agression ou une menace qui n’est pas mise à l’exécution. Certes, d’un côté, aucun attouchement n’est décrit dans ce passage, et Indigo semble s’être enfuie avant le pire, protégée par la voix. D’un autre côté, Mr. Lucas ne serait pas inquiet de sa situation s’il s’était simplement approché d’Indigo, sans plus. Indigo ne parlera jamais de ce qui s’est passé, si ce n’est que par son violon : « Indigo sat in her window, working with her fiddle, telling everybody, the wind & all his brothers, what was on her mind » (SCI, 28). Jusqu’à présent, le roman nous initie à la réalité de l’irréel, aux voix invisibles, aux souffrances qui ne peuvent être dites ni exprimées. Il nous faut donc porter attention à ce qui ne peut être dit, même au sein de la narration hétérodiégétique. Je propose de voir cette scène comme trouée : l’agression sexuelle se fait selon moi dans l’innommable ou dans l’invisible du roman. On ne saura jamais, en tant que lecteur·trice·s ce qui s’est réellement passé, mais le processus de guérison chez Indigo, du rituel qui suit à son jeu mélancolique de violon, témoigne du trauma qu’elle vient de vivre.

Après la scène avec Mr. Lucas, Shange insère ainsi un nouveau rituel d’Indigo intitulé « To Rid Oneself of the Scent of Evil ». Déjà, on peut remarquer la présence de l’odeur de l’autre sur la protagoniste, ce qui insinue habituellement un contact entre les corps. Le rituel commence par un processus de remémoration par la nomination : « repeat the offenders name till you are overwhelmed with the memory of your encounter » (2010 [1982], 25). Indigo indique ensuite qu’il faut se purifier de la présence physique de l’offenseur (ou de l’agresseur), « taking the poisons of the offender out of your body & spirit » (2010 [1982], 25). Elle prend une douche pour retirer la saleté sur son corps, puis elle plonge dans un bain chaud pour renouer avec les fleurs : « Lying in your fragrant bath, sip the roses water, for you are again among natures flowers » (2010 [1982], 25). Dans ces recommandations, renouer avec la nature — ou retrouver un état d’interconnectivité propre à l’écoféminisme et l’écowomanisme — devient un processus nécessaire pour survivre au trauma. Toutefois, cette guérison demande de se souvenir de la rencontre : « We found that in order to move beyond prescribed categories we had to rememory” — reconstruct our past » (Christian 1990, 48). On peut penser, dans ce cas-ci, à la réduction de sa personne en objet sexuel alors qu’on tente uniquement d’acheter des serviettes sanitaires à la figure d’autorité médicale de son quartier. Le pharmacien, qui est censé guérir, détruit et offense le corps. Indigo doit alors développer ses propres ressources — en lien avec les médecines traditionnelles de la diaspora africaine transmises oralement — pour prendre soin d’elle-même. Shange nous montre que c’est par la reconnaissance du passé traumatique, cette fois-ci personnelle, qu’Indigo permet d’être celle qui exprime plutôt que d’être celle qui est exprimée. Indigo est donc celle qui peut se définir dans ses propres termes, en dehors des catégories sociales et prescriptives. En d’autres mots :

[b]ecause language is one (though not the only) way to express what one knows/feels even when one doesn’t know one knows it, because storytelling is a dynamic form of remembering/recreating, we found that it was often in the relationship between literature and the world that re-visioning occurred. (1990, 48-49)

Si, avec cette scène, nous assistons à un trauma personnel, tout acte d’agentivité rend compte, selon Patricia Hill Collins, d’une réalité beaucoup plus grande lorsqu’il est question des femmes Noires : « When combined, these individual acts of resistance suggest that a distinctive, collective Black womens consciousness exists » (2000, 108). Un passage particulièrement marquant du roman qui témoigne du re-visionning  (de la réimagination) et de cette conscience collective des femmes Noires est la description du rêve de Cypress, la cadette des trois enfants de Hilda Effania. Cette scène survient beaucoup plus tard que l’agression de Mr. Lucas, c’est-à-dire durant le récit consacré à Cypress, alors que celui d’Indigo entame et clôt le roman; or, elle fait étrangement écho aux événements vécus par Indigo à la pharmacie. Ce rêve aborde le viol des femmes africaines-américaines d’un point vue historique et collectif. Cette réalité historique habite l’inconscient de Cypress, même si elle n’est pas une carrier qui entend les voix du passé. Par extension, l’on pourrait supposer qu’elle habite l’inconscient de toutes femmes descendantes d’esclaves, puisqu’il est question ici de la mécanisation du viol comme arme nationale de répression des femmes Noires durant l’esclavage.

Dans son rêve, Cypress est transportée quarante ans dans l’avenir, en Angleterre après un holocauste nucléaire. Depuis cette guerre du futur, les femmes doivent réparer les dégâts environnementaux : « In a war the women are left behind, and the men go away to fight and kill, so when the devastation began and ended, women were left to contend with the fruitlessness of the soils, the weight of the skies » (SCI, 185). Cypress entre dans un univers dystopique matriarcal, qui ressemble à une société amazone moderne où les rôles sociaux se divisent en « Mothers », « Daughters » et « bearers », ces dernières qui, par punition, sont condamnées à enfanter à répétition et à voir leurs filles disparaître et leurs fils tués. Curieuse, Cypress suit une dénommée Gisa pour voir les « bearers » et elle tombe sur sa mère qui accouche d’une énième Sassafrass et d’une énième Indigo :

 « Oh my god. » Cypress caught herself from speaking too loudly. « Oh, Jesus. » Most of the « bearers » were black and Latin. « Oh god, not again. » Cypress held onto the walls. She was swooning; all of slavery gushing from her stomach.

« That’s my mother. I’ve got to get my mother out. »

[...] And Cypress couldn’t explain that her people had done this before, filled wombs over and over until they collapsed, or the body let go. Brought children to the soil never to be seen again, bred spirits to be smashed, sold, played with until their connection to the idea of humanity was obliterated. (2010 [1982], 187-188)

Cette vision onirique du futur puise dans l’asservissement des femmes Noires par le viol durant l’esclavage, qui servait surtout à produire de nouveaux esclaves pour que les maîtres blancs puissent les vendre : « the rape of black female slaves was not, as other scholars have suggested, a case of white men satisfying their sexual lust, but was in fact an institutionalized method of terrorism which had as its goal the demoralization and dehumanization of black women » (hooks 1981, 27). Ce rêve, qui se présente comme une fiction au sein de la fiction, est un des seuls passages, avec celui d’Uncle John et le violon, qui adressent directement les violences subies par les ancêtres. Il intervient au moment où Cypress semble enfin trouver le bonheur grâce à sa relation amoureuse avec un personnage nommé Leroy et adresse la menace que l’histoire civilisationnelle, avec ses horreurs, peut toujours se répéter. Ce cauchemar tisse un lien entre la dégradation de la nature, par la guerre et le poison nucléaire, et l’exploitation et la désacralisation de la maternité : « les femmes enceintes ne sont plus considérées comme l’origine de la régénération humaine, mais comme la matière première à partir de laquelle il faut “extraire” le produit. » (Ben Abdallah 2017, 1) Cette dystopie vivant dans l’inconscient de Cypress rappelle l’importance de changer notre société et notre rapport à la terre pour éviter la cyclicité des violences exercées envers les femmes Noires. Il est intéressant que cette entrée dans le bonheur pour Cypress exige avant tout une reconnaissance du legs féminin qui lui a été transmis, comme quoi le remembering et le re-visioning peuvent provoquer une réconciliation historique pour la conscience collective des femmes Noires : « For the characters within the texts, the images provoke stories that close the gap between past and present » (Wall 2005, 9).

Pour revenir à la figure écowomaniste d’Indigo, la représentation donnée par le rêve de Cypress montre, selon moi, l’importance du pouvoir qu’exerce Indigo. La peur qui habite Cypress — et, par extension, de nombreuses femmes Noires aux États-Unis — se retrouve sans issue : Cypress poursuit son cheminement avec un sentiment de peur, tandis qu’Indigo calme les âmes tourmentées par les traumas des ancêtres tout en revalorisant les corps des femmes autrefois exploités et capitalisés. Après tout,

[l]a pensée écoféministe [ou écowomaniste] nous montre, décidément, qu’à l’époque de la mondialisation et de limmense ouverture culturelle, des thèmes comme le réenchantement de la maternité, le rapport aux racines et à la terre-mère, le drame du déracinement, la rencontre entre langues, cultures et territoires peuvent être partie intégrante de lengagement social, intellectuel et artistique. (Ben Abdallah 2017, 14-15)

Comme nous l’avons vu jusqu’à présent, Indigo incarne la rencontre entre différents territoires (entre l’Afrique et le Nouveau Monde) et entre différents langages (expressions artistiques). Elle resacralise le corps féminin, de ses menstruations à sa connexion mystique avec la terre, créant une rupture avec le modèle féminin sexiste et raciste qui lui est présenté alors qu’elle grandit dans la société américaine de la ségrégation. Par sa relation étroite avec le passé, elle offre un pont entre les différentes temporalités pour la conscience collective des femmes Noires. Son pouvoir de transformation est politique : « She absorbs the body of cultural knowledge and turns grief into healing. In an intense merging of artistry and healing, Indigo testifies to the community's pain. » (Wardi 2005, 138) Si Cypress rêve du viol systémique des femmes africaines-américaines, Indigo crée un rituel pour guérir des agressions sexuelles et elle comble chez les nouvelles mères cette soif de compréhension de l’histoire africaine-américaine de la maternité grâce à sa musique. Il me semble important de souligner le mot transformation, car, pour citer bell hooks : 

Usually, when people talk about the strength” of black women they are referring to the way in which they perceive black women coping with oppression. They ignore the reality that to be strong in the face of oppression is not the same as overcoming oppression, that endurance is not to be confused with transformation. (1981, 6)

Le cas d’Indigo montre qu’elle ne fait pas qu’endurer les oppressions sexistes et racistes, elle les surmonte. Cela ne demande pas toujours des actes de vengeance ou de violence : « Violence or purposeful revenge should not be considered in most cases » (SCI, 25). Parfois, cela demande plutôt de se donner le pouvoir de reconstruire son passé, de s’autodéfinir dans l’interconnectivité, d’où l’aspect central du remembering dans le roman de Shange qui donne lieu au re-visionning, un acte transformatif. C’est pourquoi « the overarching theme of finding a voice to express a collective, self-defined Black womens standpoint remains a core theme in Black feminist thought » (Hill Collins 2010, 110). Shange offre un personnage romanesque politique qui participe à transformer la conscience collective des femmes Noires : « Art is special because of its ability to influence feelings as well as knowledge » (Davis citée dans Hill Collins 2010, 115). Lorsque Shange adresse son roman « to all women in struggle » (2010 [1982], vii), elle s’assure d’ajouter aux legs des femmes africaines-américaines des images de résistance écowomaniste ou, pour citer Patricia Hill Collins : 

Perhaps Ntozake Shange best summarizes the importance that Black women can have for one another in resisting oppressive conditions. Shange gives the following reason for why she writes: « When I die, I will not be guilty of having left a generation of girls behind thinking that anyone can tend to their emotional health other than themselves ». (2010, 115)

L’autrice de Sassfrass, Cypress & Indigo montre en effet que la santé émotionnelle peut se faire en assumant son rapport culturel et mystique à la terre pour créer de nouvelles pratiques du savoir.

Incarner le passé pour donner naissance à l’avenir

Le roman Sassafrass, Cypress & Indigo termine avec un saut dans le temps pour Indigo. Apprentie de sa tante Haydee, elle devient sage-femme : « Giving birth, curing women folks & their loved ones. At first Aunt Haydee only allowed Indigo to play her fiddle to soothe the women in labor, but soon the mothers, the children, sought Indigo for relief from elusive disquiet, hungers of the soul » (SCI, 204). Sa tante l’écoute jouer et pense  « It’d been a long time since a colored woman on Difuskie moved the sea. Some say it was back in slavery time » (2010 [1982], 204). On nous présente alors l’histoire de Blue Sunday9, une esclave sur la plantation d’indigo de Master Fitzhugh, que l’on peut supposer être l’ancêtre de Miz Fitzugh, la propriétaire de la maison de Hilda Effania et aussi sa patronne de tissage. Master Fitzhugh affectionne Blue Sunday, mais chaque fois qu’il s’approche d’elle « the sea would getta fuming, swinging whips of salt water round the house where the white folks lived » (2010 [1982], 204). Il souhaite la charmer avec des cadeaux, mais en vain. Il essaie tant bien que mal de l’asservir en la fouettant, mais aucun sang, aucune cicatrice n’apparaît sur son dos. Il l’envoie être violée par deux hommes blancs, mais elle revient vierge. Quand il réussit à la pénétrer une fois qu’elle est inconsciente sur son lit, elle se transforme en crocodile et elle lui arrache une jambe : « As a crocodile, Blue Sunday was benign. Her only struggle was to remain unconquered » (2010 [1982], 205). Après cet incident, Master Fitzugh abandonne la production d’indigo sur sa plantation, et « Blue Sunday was never seen again by any white person, but women of color in labor called on her and heard songs when they risked mothering free children » (2010 [1982], 205). Pour Anissa Janine Wardi, 

Indigo's most powerful initiation into the world of the « slaves who are ourselves » is in the summoning of Blue Sunday during women's labor. The breaking womb waters merge with the sea issuing forth the Ur-mother of resistance, ancestry, and history. By rising eternally from the ocean, Blue Sunday returns the reader to the moon, the leitmotif in Indigo's section, which bridges Indigo's childhood rituals to her adult profession. (2012, 139)

C’est ainsi que le rôle de carrier d’Indigo devient enfin clair pour sa mère qui n’avait jamais compris sa fille, qui ne l’avait jamais encouragée à entrer dans the reality of the unreal : « Hilda Effania knew Indigo had an interest in folklore. Hilda Effania had no idea that Indigo was the folks » (SCI, 206).

Le pouvoir de transformation d’Indigo sert une petite communauté de Charleston et de Difuskie, ce qui rappelle que les actes révolutionnaires ne doivent pas nécessairement être à grande échelle pour être significatifs, mais bien dans le personnel, dans sa relation avec les autres et avec la terre, comme le promeuvent l’écoféminisme et l’écowomanisme :

Réécrire l’histoire d’un point de vue écoféministe signifie avant tout la renverser, reconsidérer ses structures sociales et culturelles, réviser ses modèles de « progrès » et d’émancipation, à partir d’un angle nouveau, celui du bas, de ceux et celles qui ont toujours été en bas de l’échelle civilisationnelle. (Ben Abdallah 2017, 14. L’autrice souligne)

Pour Wardi, « [w]hile diasporic experience is genuinely theorized as a fragmented one, Shange characterizes Indigo as a unified body of diasporic memory, who ritualizes her ancestral connection via the natural world » (2012, 132). En effet, comme en témoigne la forme plurielle du roman, la connaissance diasporique et écowomaniste se fait dans un processus d’accumulation « both-and » plutôt que « either-or » pour reprendre les termes de Barbara Christian (1997), ce qui explique l’usage de l’esperluette dans la narration. L’identité d’Indigo est donc pleine : elle est femme & Noire & africaine & africaine-américaine & dans le présent & dans le passé & elle est une plante & une artiste & une sage-femme & Blue Sunday & elle souffre & elle est liée à la terre & elle se révolte en étant soi. La magie, pour rappeler les paroles de Starhawk, est celle qui dissout la peur, et Shange offre une façon de contrer la peur de la perte de soi dans l’expérience africaine-américaine. Selon Arlene Elder, « [f]or her, freedom includes a positive sense of identity, an understanding of various kinds of community, and the achievement of an authentic artistry » (1992, 101).

En somme, une lecture écowomaniste du personnage d’Indigo permet de mettre en lumière le potentiel politique de ses pratiques artistiques (la création de poupées, le jeu de violon et l’écriture de rituels magiques) lorsque combinées à la présence spectrale des ancêtres. La connaissance du passé et la définition de soi en ses propres termes sont des facteurs déterminants pour la libération des femmes africaines-américaines, un processus individuel qui engendre un mouvement au sein de la conscience collective des femmes Noires. Investir les connaissances traditionnelles et une relation d’interconnectivité à la nature permet de se transplanter dans le Nouveau Monde et de prendre racine dans un contexte diasporique africain, une étape tout aussi importante pour s’autodéfinir, comme le montre Shange. Sassafrass, Cypress & Indigo rappelle que le pouvoir de transformation débute à partir de soi, comme l’indique Alice Walker : « I found, while thinking about the far-reaching world of the creative black woman, that often the truest answer to a question that really matters can be found very close » (1983, 238). Ainsi, l’autrice réussit à offrir à la génération suivante un modèle de résistance et de guérison émotionnelle face au sexisme et racisme actuels et du passé traumatique. Enfin, peut-être qu’en créant un personnage tel qu’Indigo, Ntozake Shange incarne la réelle action écowomaniste : celle d’offrir de nouvelles images à l’esprit, des images qui contestent l’hégémonie du monde, celle qui demande d’entrer, ne serait-ce que le temps de lecture de son roman, dans the reality of the unreal.

 

Bibliographie

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Pour citer cet article: 

Warren, Élise. 2022. « Indigo et la connaissance écowomaniste : le pouvoir de l’innommable spectralité dans Sassafrass, Cypress & Indigo de Ntozake Shange », Postures, Dossier : « De l'étude du vivant : la littérature au prisme des écologies », En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/warren-36> (Consulté le xx / xx / xxxx).