Pour une littérature des ruines : extraits d'une enquête

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On a ce qu’on écrit, qui est une vie qui ne se voit pas et puis il y a cette autre vie, qui se voit. Pourquoi ce besoin d’avoir deux vies ? [...] Si vous pouviez la voir [...], vous, les lecteurs, je ne ferais pas ce livre. Elle est cachée1.
Marguerite Duras

Je viens du monde des femmes. Née dans une cuisine, entourée de mes arrière-grands-mères, de mes grands-mères et des bras de ma mère. Chez nous, il n’y avait que très peu d’hommes. On se croisait à la table, on se croisait à la sortie des prisons. J’ai été élevée par des femmes. Chantal, France, Marie-Josée, Adeline, Lucile. J’ai été bercée par leurs angoisses et leur amour, par leur mutisme et leurs crises. Par leurs histoires. La chanteuse d’opéra ravagée par la mort, la cousine transformée en monstre, le génie des sept sœurs Miville, la jeune femme aveugle par choix, la mère en cavale, la statue disparue de Jeanne-d’Arc… La nuit, France me racontait ces femmes qui me semblaient alors toutes plus magiques les unes que les autres. Ça durait des heures, et je m’endormais sans m’en apercevoir. Elle, elle ne dormait jamais. La télévision de sa chambre était toujours allumée, mais silencieuse. La lumière qui s’en dégageait sculptait son visage et ses lèvres en prière. Ma grand-mère réécrivait, murmurait de nouvelles répliques. Elle a toujours été une raconteuse. C’est peut-être là que j’ai commencé à écrire, moi aussi, dans la chambre de France.

Ces femmes devenaient mythes grâce à son don de mémoire et de transmission. À travers elle, elles existaient, plus grandes que nature. Elles n’étaient plus exclues, plus oubliées. Par la matière de sa voix, elles se métamorphosaient, prenaient forme devant mes yeux : une longue filiation, une grande histoire. Leur vie racontée parlait de genèses, de souffrances, d’épreuves, de l’intemporalité des situations, de manières d’être et de devenir. Leur vie racontée injectait du sens à la mienne. Elle était autant de clés pour comprendre le monde, ce qui me précédait, ce qui m’attendait.

Si elles m’étaient d’abord apparues dans toute leur splendeur et leur force, les femmes de mon histoire m’ont bien vite semblé morcelées, en ruines. Elles étaient prises en marge de l’Histoire, invisibles. En voie de disparition. France et moi, on se souvenait, mais nous étions les seules. Ces femmes-mythes sont à la contingence des mondes : pas tout à fait inscrites dans l’Histoire, elles errent, elles n’apparaissent qu’en privé, dans la chambre de France, dans ses récits où leurs traits sont accentués. Elles clignotent, évanescentes, perdues. Mes grands-mères et leurs mères, leurs sœurs et leurs filles.

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Première tentative : placer les idées sur papier, pour une première fois, côte à côte. Les orienter vers le même objet. Les faire rencontrer dans un même espace. Ce document porte les traces incessantes de l’apparition et de la disparition de quelque chose : une lumière. Il conserve tant bien que mal l’empreinte de ce qui a fui, de ce qui s’échappe, de ce qui habite. Ces idées sont impossibles à saisir, à reproduire, mais elles laissent tout de même une impression. Elles marquent. Cette lumière, ces idées, ces choses, ces images, nous ne pouvons les posséder, les tenir dans nos mains, les conserver. L’inverse est plutôt vrai : elles nous composent, elles nous possèdent. Sans nous être toutefois uniques. C’est ce qui motive mon écriture. Cette relation à la lumière. La comprendre. Ces clignotements. L’écriture, c’est trouver l’agencement des mots que suggèrent ces éclairs. Ce qui reste, les résidus. L’écriture, c’est cette recherche de la mise en forme la plus juste de l’expérience. Ça apparaît. Puis, plus on cherche à la revoir, plus ça disparaît. Ce texte est une filature.

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Les livres abritent des chocs. Lire peut provoquer une résonance, une sensation de vibration entre le monde et nous (Rosa 2018). Dans un entretien réalisé par Isabelle Charpentier, Annie Ernaux parle de sa lecture de Bourdieu en ces termes : « [Q]uand j’ai lu Les Héritiers [...], j’ai eu ce [...] sentiment d’évidence [...] [. Ça] a été si fort et si violent, mais d’une violence libératrice, parce que je me suis sentie obligée de faire quelque chose de cela » (2005, 163). La force de l’onde peut varier. Le premier impact de la lecture, à l’instar de l’effet produit par Bourdieu sur Ernaux, est sensoriel. Elle soulève d’abord le monde des sens. C’est une évidence! « Tous les gens qui ont vécu cela le disent! » (163) La lecture permet de combiner connaissance de soi et connaissances intellectuelles, c’est cet accord qui résonne en nous. Signalons ceci : le faire quelque chose d’Ernaux n’est pas engendré par sa lecture, cette dernière est seulement le déclic, ce qu’elle nomme son « injonction à agir » (163). Le mouvement qui anime ce faire précède la lecture, il s’amorce hors du texte et lui préexiste : ce que nous qualifions d’abord d’expérience individuelle, isolée et unique, met l’écrivain.e en marche. Puis, la lecture révèle ce qu’elle est véritablement : une expérience vécue par plusieurs, répétée et opérée par des structures et des rapports de domination.Édouard Louis raconte que sa lecture de Retour à Reims, de Didier Eribon, lui permet de comprendre que ses propres larmes ne sont pas anecdotiques :

Je ne me rendais pas compte que c’était le produit de toute une histoire de l’homophobie […] qui avai[t] rendu possible et pensable ce crachat […]. [N]os larmes sont politiques […] [. L]es larmes que je versais après avoir reçu les crachats étaient politiques, parce qu’elles étaient rendues possibles par cet entremêlement d’histoire politique, sociale, culturelle. (Louis dans Eribon, VI)

Ce déplacement du privé au politique autorise la (re)connaissance de ce que nous sommes, de ce que nous vivons et d’où nous le vivons. Ce mouvement ne se fait pas sans heurt. Si un regard plus lucide permet un décloisonnement des possibilités, il blesse les croyances, faisant écho à la violence libératrice d’Ernaux. La lecture oblige une prise de conscience politique, nous fait voir notre détermination et notre assujettissement. Néanmoins, ce choc crée une brèche dans laquelle vibre la notion de libération, la prise de conscience n’incarnant pas la finalité du geste, mais plutôt son moteur. Moteur pour vivre, moteur pour écrire. La lecture ouvre et l’écriture déplie, dans un même geste. « […] Retour à Reims est un livre qui permet de voir sa vie, et donc de la raconter » (Louis dans Eribon, III. L’auteur souligne).

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La lecture, l’écriture donnent à voir le réel. L’autre couche, l’autre monde. Le voile appris, évident, le voile en transparence sur la vie, se déchire. L’autre monde, c’est ce qui clignote : les percées scintillantes, évanescentes.

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Pour être libre, il faut aller au bout de la connaissance de son objet – le seul objet de l’écriture, n’est-ce pas la vie, inépuisable, qui se présente à nous sous différentes formes? Ce qui nous touche d’un objet, ce qui nous en rend passionné.e.s, n’est-ce pas la lueur de compréhension qu’on y discerne, qu’on y entrevoit? Il faut aller au bout de son objet, même de manière incomplète, même si on sait que c’est sans fin.

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Les souvenirs douloureux sont-ils vivants? Une blessure palpite, pantelante. C’est peut-être ce qui rend l’écriture affolée et affolante : on ne peut que reproduire cette palpitation. Qu’est-ce qui précède l’écriture? J’ai dit : la violence. J’ai dit : une intuition. Je crois que c’est aussi la mémoire, les souvenirs. Avant l’écriture, ça fond, informe et coulant. Ça pourrait rester dans cette informité, çane pourrait être qu’une sensation. Mais on en tente la mise en forme, on tente l’écriture. Ne serait-ce pas tout simplement ça, écrire? Revenir à la vie, à une vision de la vie, pour en esquisser des contours. Le plus difficile de l’écriture, c’est de ne pas contenir, de ne pas étouffer par la forme. Il faut écrire par incisions. Composer avec ce que l’on découvre, même fragmenté, incomplet. S’intéresser au problème plus qu’au récit. Autopsier, approfondir les ravages. Aimer les choses pour ce qu’elles sont, pas pour ce qu’elles apportent à l’écrivain.e, au livre. Il faut aimer l’autre, le ça dans ce qu’il a de fuyant, de dépossédant, en ce qu’il résiste à la compréhension. Bien écrire, c’est bien aimer. Au sens de bonté. C’est ce qui différencie les écritures, les projets : la bonté. La vraie, la sincère. Rien qui nous mette en valeur, rien qui nous illustre. La bonté qui (nous) efface.

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J’écris sur Thérèse, la mère de mon père, morte à 28 ans. Ni fiction, ni roman, ni autobiographie, ni essai. Écrire Thérèse, c’est faire enquête. « La littérature, c’est la recherche » affirme Ivan Jablonka, dans son éclairant ouvrage L’histoire est une littérature contemporaine (2017). Cette définition de la littérature oblige une posture particulière de l’écrivain.e, celle de l’écrivain.e-enquêteur.euse. Il ne s’agit pas d’être écrivain.e et enquêteur.euse, mais d’être enquêteur.euse parce qu’écrivain.e, et vice versa. L’écrivain.e-enquêteur.euse sait que l’écriture permet une prise sur le monde autrement inaccessible et s’attèle à s’approcher du mystère sans l’estomper. En enquêtant par la littérature, iel voit une possibilité de connaissance, ne sait pas tout à fait ce vers quoi iel écrit et c’est pour cela qu’iel écrit. Dans son geste d’écriture, iel rencontre des vérités qu’iel n’a pas vécues. Ou plutôt, les mots l’autorisent à explorer des vécus lui étant inconnus. « Écrire, c’est trouver les mots pour dire cette violence qu’on finit par ne plus dire parce qu’elle apparaît comme évidente à force de se reproduire, elle apparaît avec l’évidence du toujours ainsi » (Édouard Louis, dans Adler 2016. Je souligne). Lentement, l’écrivain.e-enquêteur.euse borde de mots ce qu’on ne voit plus, donne à voir l’invisible, s’intéresse à ce qui est devenu transparent à force d’être évident. Ce dévoilement crée les silences, les blancs et les fosses qui ponctuent la vie. Et c’est là, près des trous, que l’écrivain.e-enquêteur.euse se situe, pour les interroger. Par sa pratique, iel s’engage. L’écrivain.e-enquêteur.euse a choisi la recherche, car iel souhaite raisonner. Son texte est hybride : littérature et sciences sociales sont indissociables. Iel visite les ruines douloureuses, poursuit sa longue enquête dans l’objectif d’atteindre cette « petite chance de finir libre » (Bourdieu, dans Barraband 2017, 162).

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Tout.e écrivain.e qui annonce un projet sur le réel se fait taxer d’écrivain.e du réel et son projet, d’autofiction ou d’autobiographie, pour le meilleur et pour le pire. Doit-on écrire la vie telle qu’elle est? Doit-on écarter la fiction? Est-ce que celui ou celle qui s’intéresse ouvertement à ce qui est arrivé ne doit jurer que par le vrai? Est-ce que la fiction offre un aperçu plus juste de la réalité? Masquer ou démasquer? Fiction ou réalité? À mon avis, ce serait un faux débat. Je ne cherche pas à démystifier la fiction ou à écrire le réel tel qu’il est. Je m’intéresse à l’écart entre les deux, à leur relation. La vie et la littérature, la réalité et la fiction ne sont-elles pas imbriquées l’une dans l’autre, indissociables? Écrire pour vivre et vivre pour écrire. Ces deux mondes ne sont pas opposés, ils dialoguent continuellement. Ils sont l’un contre l’autre, près l’un de l’autre, impossibles à délimiter.

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La fiction, qu’est-elle? « Il y a un autre lien entre réalité et fiction, qui ne relève pas de la mimesis. Une fiction peut provoquer une espèce de compréhension instantanée, fournissant au lecteur la clé dont il a besoin pour décoder le réel » (Jablonka 2017, 193). En effet, s’il faut s’éloigner de la mimesis, c’est pour arracher le réel à la fiction, car cette dernière offre des méthodes efficaces pour la recherche. Jablonka le rappelle : quelle science ne fait pas appel à l’hypothèse, à la conceptualisation, au scénario vraisemblable, à la contre-vérité? Ce sont tous des outils employés par la littérature de fiction. Il s’agirait peut-être d’explorer ces directions - ces méthodes de fictions, comme les appelle Jablonka -, d’annoncer les jeux, les techniques, et de les désamorcer en les poussant le plus loin possible. Dès qu’il y a écriture, il n’y a plus de réel ou de fiction. Entre les deux, un territoire inédit s’ouvre alors. L’écriture crée cet écartèlement, qui nous éloigne momentanément de la vie, pour nous permettre ensuite de nous en approcher. Malgré la douleur du geste, l’écriture serait une « aide-à-vivre » (Ernaux 2011, 24). La fissure que crée l’écriture révèle un espace dans lequel peut surgir le présent tel qu’il est : informe, innommé, morcelé. Le présent tel qu’il est : en ruines. Car tout ce qui est (au) présent se termine dans l’immédiat et laisse des traces. Nous vivons dans les ruines. Hier tombe en ruines. Ce texte aussi. Ce qui me motive à écrire ce texte est vivant, mais tout ce qui s’échoue sur ces pages n’est qu’un souvenir, un rappel. Je peux le relire, je peux ressentir momentanément les sensations vécues, mais elles ont disparu à jamais. Et je ne dois pas m’y attacher. Je dois accepter cette pulsation, cette cadence avec laquelle les choses finissent par s’effacer en elles-mêmes. C’est aussi le propre du vivant que de côtoyer la mort de si près.

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Il ne s’agit pas de suivre les pistes, de les déposer, une à une, sur le papier, mais de les questionner, de raisonner sur elles et avec elles. L’écrivain.e-enquêteur.euse doit observer, écrire ses observations et s’en extraire. Iel doit se détacher de lui-même, s’observer, lire ses notes comme si elles étaient d’une.e autre, se décrypter. Et retourner à l’écriture, qui peut alors engendrer une vérité parmi d’autres.

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J’écris sur la mère de mon père, oui, mais j’écris surtout sur ce que signifie sa disparition, les causes et les conséquences de sa disparition, et sur ses apparitions, sur la manière dont elle se manifeste encore aujourd’hui, par intermittence. « [L]e négatif de la présence n’est pas forcément l’absence » (Chevrette 2017, 234). Je me demande comment dire, comment écrire cette forme évanescente, ce clignotement. Mon objet, ma grand-mère et sa mémoire, est en voie de disparition, lumière faiblissante. Et mon désir de conservation n’est pas nostalgique, c’est plutôt le contraire : je sais que la mémoire de cette femme permet une compréhension du présent. Si mon projet s’intéresse à ce qui s’est passé, il fait la route jusqu’à aujourd’hui. C’est un projet tourné vers l’avant.

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Annie Ernaux parle ainsi de son objet d’écriture : « C’est assez difficile à expliquer, je n’ai pas d’abord quelque chose à dire… en fait, la chose à dire, immédiatement nécessite une forme » (Charpentier 2005, 166). L’objet transforme la forme, l’entraîne, l’oblige même. Je ne cherche pas à renouveler la forme, mais à trouver la forme que nécessite mon objet afin d’être écrit. Ce qui m’intéresse, c’est l’exploration; et écrire est un terrain vague, un terrain de jeu, nous invitant à le scruter. Lorsqu’une lecture nous remue, il n’est plus question de forme ou de genre. On referme le livre et on en ressort ouvert.e, éméché.e, transformé.e.

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Pour Annie Dillard, le livre est un cercueil. En effet, au dernier point, le manuscrit devient un livre figé, un agencement de mots immobiles. Le livre n’est plus ce qu’était le projet, car le livre terminé a quitté l’écrivain.e, le corps qui pense. Le livre, aussi complet soit-il, n’est qu’une trace du processus de son auteur.e. Il est mort, car seul, il ne peut pas se suffire. Pourtant, Dillard affirme que nous lisons « dans l’espoir que l’écrivain rendra nos journées plus vastes et plus intenses, qu’il nous illuminera, nous inspirera sagesse et courage, nous offrira la possibilité d’une plénitude de sens » (80). Et parfois, la lecture donne raison à cet espoir. Rappelons-nous : la lecture permet une résonance entre le monde et nous. Alors pourquoi, si la lecture est chérie par Dillard, le livre est-il abhorré par l’écrivaine? La réponse est simple : le livre appartient aux lecteur.trice.s. Il est un espace pour le.la lecteur.trice, qui peut s’y retrouver ou non. Ce qui donne une forme au travail de l’écrivain.e, ce n’est pas le livre, mais la personne qui le tient dans ses mains. Le livre reprend ainsi vie, par cette personne qui y dépose ses propres sensations, ses propres expériences. La lecture peut mettre en marche, inciter à la vie ou à l’écriture. Lire, écrire : c’est créer des communautés d’actions subversives en parallèle de la grande Histoire, réagencer les symboles. C’est développer un imaginaire collectif pour voir autrement le monde. Ce que la littérature peut offrir : un réseau de voix permettant une expansion de la vie.

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C’est un cercle, un ouroboros. Il y a fécondation. Un dialogue souterrain crée le collectif. Le.la lecteur.trice porte la multiplicité. L’écrivain.e est soumis aux choses et doit travailler pour elles. L’écrivain.e ne peut pas contrôler les sensations, ne peut pas les manier, iel écrit avec elle, mais iel ne les crée pas. La lecture active.

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Annie Ernaux à Frédéric-Yves Jeannet : « Écrire est, selon moi, une activité politique, c’est-à-dire qui peut contribuer au dévoilement et au changement du monde ou au contraire conforter l’ordre social, moral, existant » (Ernaux 2011, 68. L’auteure souligne). Embrasser le politique, ce n’est pas nécessairement se refuser à l’empathie, à l’amour et à l’abandon dans l’acte d’écrire. Il y a quelque chose, dans l’écriture, qui relève de la contemplation. Il faut regarder, écouter, faire silence, mais d’une manière active. Regarder pour comprendre, pour se transformer, pour partager. Être en posture d’écoute afin de mieux parler, de mieux écrire. Écrire est politique, au sens où s’entremêlent des vies, des vécus, où l’on rend public l’intime.

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Le présent, il me semble, contient le passé. Le présent serait le visible; le passé, l’invisible. Ce qui disparaît, ce qui ne résiste pas au temps - corps, choses, évènements -, laisse une trace. C’est de marques, de ce qui nous précède, qu’est composé le présent. Certaines disparitions, souvent les plus violentes, les plus traumatiques, peuvent même nous sembler plus présentes que ce qui est là, que ce qui est perceptible. Lorsqu’il y a destruction, par l’usure du temps ou par volonté, ne reste-t-il pas quelque chose? Les maisons, une fois vides, gardent l’empreinte de ceux et celles qui les ont meublées : les planchers marqués par les chaises de la salle à manger, les couleurs délavées dessinant sur le mur le squelette de la desserte. Et si la maison brûle, demeure ce qui a brûlé : les restes, les débris, les ruines. Les souvenirs, les histoires qu’on se raconte perdurent. Une personne qui meurt dans l’anonymat ou qui devient anonyme par sa disparition laisse des souvenirs matériels et immatériels. L’entreprise d’écriture a pour but de rendre visible ce qui a été enseveli (par le pouvoir ou par l’Histoire) afin de reconstruire le sens (et non redonner vie), de mieux vivre. En un sens, ne sommes-nous pas tous et toutes des survivant.e.s de quelqu’un.e, de quelque chose? Notre corps a cette « mémoire des sens », « continuellement sous-jacente », « prête à refaire surface » (Verstraeten 2009, 5). Il s’agit de lui donner la place nécessaire pour émerger : pour écouter et écrire. « C’est ça l’écriture. C’est le train de l’écrit qui passe par votre corps. Le traverse. C’est de là qu’on part pour parler de ces émotions difficiles à dire, si étrangères et qui néanmoins, tout à coup, s’emparent de vous » (Duras, dans Adler 2015). Et ainsi, laisser surgir la mémoire des choses par l’état du corps pour saisir non pas cette mémoire, mais un sens. Par la parole ou par l’écriture, créer une communauté, établir des liens, même ténus, pour mieux voir, mieux vivre. Accepter ces lieux en ruines, ces spectres pour lesquels nous ne pouvons rien, sauf peut-être, enfin, les laisser mourir. Essayons de comprendre les blancs plutôt que de les calfeutrer. Tissons entre nous, entre les mots et les images, une courtepointe infinie, trouée. Laissons les corps chérir ces brèches qui constituent le présent, faire voir les ruines, ce qu’il en reste, mais aussi les cavités, là où loge le sens.

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Le résultat de l’écriture n’est jamais la restitution de l’objet dont il est question, c’est seulement une marque de plus qui, avec un peu de distance, s’ajoute à la constellation d’images qui nous permet de comprendre un peu mieux la vie. Le résultat ne peut être qu’une forme qui délimite l’objet, sans le reproduire. La main se dépose sur la feuille de papier et le feutre, incertain, trace le contour. Lorsqu’on relève la main, ce n’est jamais tout à fait la bonne mesure : la silhouette est déformée, disproportionnée, mais elle est le rappel de ce qui était là, de ce qui a existé.

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Les ruines sont multiples, protéiformes. Elles sont la ville fumante, détruite par la guerre, sans horizon. Elles sont les forêts ravagées, brûlées. Elles sont la maison qu’on se construit, le nouveau projet. Elles sont les traces de pas dans la neige. Les ruines, c’est la vie et la mort : la proximité entre les deux.

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Tout est momentané. Toutes les expériences sont provisoires, transitoires. Ça apparaît et ça disparaît. L’écriture, c’est une marque, une manière de garder la trace, d’accomplir le devoir de mémoire. En revanche, l’écriture fige aussi, elle participe à cette mort, à l’évanouissement, à la perte. De la même manière que le fait une photographie. On capture les gens qu’on aime, les moments précieux, pour ne jamais les oublier, pour les garder avec nous. Pourtant, l’ami.e ou l’amant.e nous quitte et il ne reste que son image capturée : preuve qu’iel a existé, qu’iel a déjà été tangible, devant nous, mais qu’iel n’est plus là. La preuve, alors, de son absence. La preuve d’une perte. L’écriture a cette fonction de marquer le temps qui passe. Elle ne permet pas de garder, de conserver; elle est seulement une ruine.

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L’évanescence, c’est mourant et ça scintille. Ça décline et ça erre. C’est agité, ça tremble. Ça bout, ça exalte. L’évanescence est une fièvre.

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Écrire, trouver une forme liminale entre les mondes pour être le plus juste possible, rendre justement à Thérèse son état. Sa disparition – et les secrets, les mensonges, les silences, la violence – l’a laissée en transition. Pas tout à fait dans la vie ni dans la mort. Ce type de disparition fait se confondre la réalité et la folie. Ça se superpose, on perd pied. Le réel dérape vers le fantasmatique. Si l’écriture ne peut pas compenser la disparition ou l’absence, elle l’exhibe, la charrie. Après un moment, la contusion d’un coup reçu s’amenuise. Néanmoins, si elle ne laisse pas de marques permanentes, elle laisse une trace invisible. Le corps se souvient, c’est là qu’est conservée sa mémoire, c’est de là qu’elle peut jaillir. Le corps est une ruine ambulante. Écrire, c’est une manière de rendre visible le ravage, de légitimer la mémoire du corps, mémoire véritable, souvent enfouie, souvent masquée.

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Quatre mois de lecture et de réflexions sur la littérature s’achèvent et me laissent avec une impression aigre-douce : me suis-je posé la bonne question? Qu’est-ce que la littérature? Qu’est-ce que l’écriture? Et quels en sont les possibles? Un labeur passionnant. Un labeur vain? Plus je définis l’écriture, moins j’écris. La carotte au bout du bâton. Plus j’avance, plus ças’éloigne. Il m’arrive même d’écrire et, relisant le texte, de ne pas m’y reconnaître. Expérience particulière qu’est cette déréalisation. Peut-on écrire et se poser la question de l’écriture simultanément? Soudainement, cette conciliation me semble difficile. Abandonner, René Lapierre nous y invite (2002). Ne pas écrire, ne pas comprendre. Plutôt dé-comprendre. Faire confiance. C’est ce que je veux, mais dois-je, pour y arriver, laisser tomber la notion de volonté? Ça arrivera. Malgré tout, le moteur de mon écriture reste, j’en suis certaine, un désir de compréhension du monde. La littérature, c’est la recherche. Ma recherche de sens. Il y a une différence entre comprendre et comprendre. Le premier est acharnement, le deuxième accueil. Oui, il y a là quelque chose du pouvoir de la littérature, de l’écriture qui réside dans un genre de laisser-aller. Un abandon, caractéristique de la vie. Il faut le provoquer par l’écriture, la lecture. Et la littérature surgit alors plus vivante, plus propice à vivre que la vie même. La littérature prend vie. Par contre, si on la brusque, elle se dissipe.

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Pour me l’expliquer, j’ai déjà divisé l’écriture en trois phases : le contact avec l’objet, le contrecoup et le combat (entre l’objet et nous, par le geste d’écrire). Avec un peu de recul, je peux voir ce qui manquait à cette explication. De l’amour, de l’humilité, de l’espace. Pour écrire, il faut faire de l’espace et se soumettre aux choses, à la vie, à son objet. Se démultiplier pour s’abaisser (Lapierre 2002), pour revenir à soi, à son intérieur. Ne plus contrôler les objets, mais les accueillir. C’est l’immanence. Paradoxalement, cette immanence semble transcender. Un terre à terre spirituel. Il y a un je-ne-sais-quoi de divin, de plus grand, et ce sont les autres, les choses de la nature. S’anéantir pour écrire, c’est-à-dire laisser aller les grandes idées, les constructions. Trouer une réalité totale, ruiner une image totalitaire de la vie, de l’écriture. L’écriture comme un couteau (Ernaux 2011) : la littérature à la fois comme arme de combat (Barraband 2017) et outil tranchant de l’archéologue qui, lentement, minutieusement, perfore la roche, la terre figée, à la recherche de. C’est la pelle de l’orpailleur. Il suit des pistes, des intuitions, quelques preuves. C’est tout ce qu’il a. Il écoute les choses. La plupart du temps, lorsqu’il creuse, il n’y a rien. Il se dirige ailleurs, seul, chantonnant.

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Si l’identité se multiplie, éclate et se dissipe dans l’écriture, il reste toujours quelque chose. La dissipation est symbolique. Se dissiper, c’est une image pour expliquer la bonté, la volonté de dialoguer, le désir de comprendre sa place, de fournir des « aides-à-vivre » aux autres. C’est une invention de dire qu’on se dissipe réellement. On reste la somme de nos histoires, de nos expériences et de nos apprentissages.

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Pourquoi écrit-on? Cette question se réverbère partout, sur tout. La remise en question de l’écriture ne me prédispose pas à un éventuel désaveu, elle est plutôt une exigence liée à mon désir de maîtriser mon outil de travail. L’écriture, et plus largement la littérature, est un outil choisi par conviction. C’est en ce sens que l’écrivain.e-enquêteur.euse, à partir de cette posture pour laquelle j’ai tenté de proposer une définition, n’a qu’une obsession : la littérature-recherche, c’est-à-dire la lecture, l’écriture et le raisonnement. L’objet qu’iel convoite n’est pas la transparence, mais ce qui est transparent et ne peut qu’être vu par la littérature. Iel sait que la littérature comme la vie ne sont pas autonomes, et a choisi l’écart entre les deux comme territoire. Comment écrire la vie? Certainement pas dans une suite d’expériences reproduites, calquées. Bien que l’observation de celles-ci soit déterminante pour atteindre l’objectif de l’écrivain.e-enquêteur.euse, il faut « travailler la matière de sa propre vie » (Blanckeman, dans Garrigou-Lagrange 2018. Je souligne). La notion de travailler la vie est importante pour l’écrivain.e-enquêteur.euse. Par ce travail, iel ne fait pas que parsemer son ouvrage de réflexions, iel débat. C’est ce que Blanckeman nomme la posture du procès de l’expérience. Ainsi, l’écrivain.e-enquêteur.euse ne veut pas écrire la vie. Iel veut délibérément écrire un livre déjà, en quelque sorte, ruiné.

 

Bibliographie

Barraband, Mathilde. 2017. « Pierre Bergounioux, l’autobiographie comme sport de combat ».

Hamel, Jean François, Barbara Havercroft et Julien Lefort-Favreau (dir.). Politique de l’autobiographie. Engagements et subjectivités. Montréal : Éditions Nota Bene, p. 157-176.

Charpentier, Isabelle. 2005. « La littérature est une arme de combat ». Gérard Mauger (dir.), Rencontres avec Pierre Bourdieu, Vulaines sur Seine : Éditions du Croquant, p. 159-175.

Chevrette, Éric. 2017. « L’évocation et la politique du maldicible dans Dora Bruder de Patrick Modiano ». Hamel Jean François, Barbara Havercroft et Julien Lefort-Favreau (dir.). Politique de l’autobiographie. Engagements et subjectivités. Montréal : Éditions Nota Bene, p. 229-244.

DesRochers, Jean-Simon. 2015. Processus agora. Montréal : Les Herbes rouges.

Dillard, Annie. 2017. En vivant, en écrivant. Paris : Christian Bourgeois éditeur.

Duras, Marguerite. 1995. Écrire. Paris : Gallimard.

Ernaux, Annie. 2011.L’écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet. Paris : Gallimard

_____.2014. Le vrai lieu. Entretiens avec Michelle Porte. Paris : Gallimard.

Jablonka, Ivan. 2017. L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales. Paris : Éditions du Seuil.

Lapierre, René. 2002. Figures de l’abandon. Montréal : Les Herbes rouges.

Rosa, Harmut. 2018. Résonance. Une sociologie de la relation au monde. Paris : La Découverte.

Verstraeten, Alice. 2009. « À la charnière de l’intime et du social : quand des familles de disparusréélaborent leur rapport au corps et au langage ». Journal des anthropologues. 1 juin. https://journals.openedition.org/jda/3476 (Page consultée le 5 janvier 2019).

Médiagraphie

Adler, Laure. 3 novembre 2015. Delphine de Vigan – Hors-Champs [Baladodiffusion]. Repéré à https://www.franceculture.fr/player/export-reecoutercontent=08c00d82-7f0....

_____.9 août 2016. Édouard Louis – Hors-Champs [Baladodiffusion]. Repéré à https://www.franceculture.fr/player/export-reecouter?content=83a9ab8e-ce....

Garrigou-Lagrange, Matthieu. 20 novembre 2018. Hervé Guibert (2/4) : Les récits indécidables d’Hervé Guibert – La compagnie des auteurs [Baladodiffusion]. Repéré à https://www.franceculture.fr/player/export-reecouter?content=d1920350-c5....

Pour citer cet article: 

Boilard-Lefebvre, Alexandra. 2019. « Pour une littérature des ruines : extraits d'une enquête ». Postures, no. 29 (Hiver) : Dossier « Formes de l'enquête, construction du savoir : élucidations, opacités et angles morts ». http://revuepostures.com/fr/articles/boilard-lefebvre-29 (Consulté le xx / xx / xxxx).