Anamnèse : oubli et oublié·e·s en littérature

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Comme toi, moi aussi, j’ai essayé de lutter de toutes mes forces contre l’oubli. Comme toi, j’ai oublié. Comme toi, j’ai désiré savoir une inconsolable mémoire, une mémoire d’ombres et de pierre1

Marguerite Duras, Hiroshima mon amour

À l’occasion de sa journée d’étude annuelle intitulée « Laissé·e·s-pour-contre et minores : penser l’oubli en études littéraires », qui s’est déroulée le 20 mai 2022 à l’Université du Québec à Montréal, l’Association étudiante des cycles supérieurs en études littéraires (AECSEL) a convié les chercheur·euse·s à réfléchir aux œuvres oubliées par l’institution littéraire. En s’attardant aux axes thématiques de la réception, de la mémoire, de l’inclusion et de l’absence, l’AECSEL a ouvert la voie à Postures pour analyser, plus largement, les textes dans leur rapport à l’oubli et à leur façon de le contrer. C’est donc dans une volonté de penser au-delà du canon, mais également d’interroger les textes littéraires que Postures s’inspire de cette thématique pour bâtir son trente-septième numéro.

Se définissant comme une « défaillance de la mémoire, portant soit sur des connaissances ou aptitudes acquises, soit sur les souvenirs » (Le Robert, n. p.), l’oubli peut également être pensé comme le « fait de ne pas prendre en considération » (n. p.) un texte littéraire ou un personnage de roman qui se retrouve non plus au centre, mais dans la marge. On pourrait à bon droit concevoir une dialectique de la mémoire et de l’oubli, une « relation nécessaire, seule façon de bien comprendre ces procédés par lesquels nous parvenons à nous construire comme sujets et êtres pensants » (Gervais 2017, n. p.).

Dans un autre ordre d’idées, d’un point de vue poétique et narratologique, Bertrand Gervais postule les fictions de la ligne brisée : « Les fictions de la ligne brisée désignent les mises en récit et en intrigue de l’oubli. Si la mémoire est une ligne ininterrompue qui rattache le présent au passé, l’oubli est, par opposition, une ligne brisée, une ligne qui se maintient malgré ses ruptures et ses interruptions. » (2017, n. p.) Par ailleurs, l’oubli peut être itéré de multiples manières dans le texte littéraire. Postures s’interroge : de quelle manière l’oubli se manifeste-t-il en littérature? S’impose-t-il à l’aide d’un régime totalitaire à la manière de Cristallisation secrète (1994) de Yoko Ogawa; s’infiltre-t-il au travers d’un processus surnaturel comme dans Le nom au bout de la langue (1993) de Pascal Quignard; se conceptualise-t-il grâce à une figure à l’image de Perdu dans le labyrinthe (1968) de John Barth; s’incarne-t-il dans un personnage comme dans Funes ou la mémoire (1944) de Jorge Luis Borgès; sinon par la langue même, par exemple dans le fameux Cité de verre (1995) de Paul Auster? Mais surtout, qu’est-ce que ces manifestations disent de la littérature, de la mémoire et de l’oubli?

De fait, la question de l’oubli sonde également l’éthique de la recherche en littérature : l’examen d’un cas historiographique au profit d’un autre interroge le choix même des chercheur·euse·s. Doit-on remettre en lumière des textes oubliés, des auteur·rice·s ignoré·e·s? Pourquoi choisir d’examiner tel ou tel texte plutôt qu’un autre? Quels principes sont mobilisés dans la sélection d’une œuvre à analyser? Quels sont les biais qui peuvent informer la sélection, et quoi en faire? Ce type de choix n’est jamais neutre et révèle le véritable « devoir de mémoire » qui incombe aux chercheur·euse·s. Ainsi que l’écrit Paul Ricœur, « la question du devoir de mémoire ou d’autres problèmes cruciaux faisant appel à une politique de la mémoire — amnistie contre crimes imprescriptibles — peuvent être placés sous le titre de la réappropriation du passé historique par une mémoire instruite par l’histoire, et souvent blessée par elle » (Ricœur 2006, 21). 

Il convient également de souligner que, dans les études féministes, postcoloniales, décoloniales et queer, la question de l’oubli demeure une préoccupation majeure. L’autrice franco-algérienne Faîza Guène insistait sur la nécessité de « surtout réparer l’offense de l’oubli » (Guène citée dans Bouchenni 2020) lors de la sortie de son dernier roman intitulé La Discrétion (2020). Cette œuvre croise les récits de plusieurs femmes d’une même lignée, dans des contextes bien différents : l’on passe de l’Algérie colonisée à la violence impérialiste de Paris, marquée par l’enfer du mépris social et politique. Guène souhaite réparer cette offense de l’oubli par la littérature, notamment en racontant l’histoire de celles et ceux qui sont mort·e·s « de discrétion » (2020), c’est-à-dire mort·e·s de la violence de l’indifférence.

Similairement, la poésie féministe actuelle met de l’avant la figure de l’aïeul·e qui alimente le lieu commun féministe de la lignée de femmes. Pensons aux recueils À nos humanités révoltées de Kiyémis (2018), Postcolonial Banter de Suhaiymah Manzoor Khan (2019) et Teaching my mother how to give birth de Warsan Shire (2015). Les littératures féministes et décoloniales traitent de certain·e·s oublié·e·s, avec une perspective inédite, contestant ainsi les représentations dominantes. L’enjeu ici est donc double : autant la représentation que le devoir de mémoire participent à ces littératures dites marginales. Nous pouvons donc nous demander : la littérature peut-elle réparer (Gefen, 2017) la négligence épistémique subie par de nombreux groupes marginalisés? Quel rôle pour la littérature dans les batailles mémorielles et les processus de décolonisation?

Ajoutons encore que plusieurs catégories d’œuvres ont été, au fil du temps, négligées, pour ne pas dire carrément snobées par les études littéraires. Ce fut le cas de toutes celles qui touchent à la culture populaire. Des polars, aux romans d’amour en passant par les novellisations commerciales, ces sous-genres, souvent assimilés à une dégénérescence voire à une infantilisation du public, ont été synonymes, pour les aficionados de la vulgate adornienne, d’une production de masse sans profondeur destinée à une consommation hic et nunc2 incompatibles avec le sérieux de l’analyse universitaire. 

De façon analogue, nombre de publications auxquelles on accole l’adjectif « jeunesse », qu’il s’agisse de contes, de fables, de poésie ou de livres illustrés, ne reçoivent pas la même attention ni le même traitement que les textes qui s’adressent à un lectorat plus mûr ou plus instruit. La revue Fabula-LhT soulignait, à ce titre, dans un récent appel à contributions, la discrétion, pour différentes raisons dans l’histoire littéraire, de l’album qui pourtant constitue depuis un siècle le point de départ de multiples trajectoires de lecteurs et lectrices (Boulaire, Perrin 2022). 

Paradoxalement, on peut se demander si c’est parce qu’il partage avec les paralittératures une dimension accessible et démocratique que l’ouvrage pour enfant est condamné à occuper une position en marge du champ littéraire traditionnel. Quelle valeur accorde-t-on aux Malheurs de Sophie, à Harry Potter ou plus localement aux livres d’Élise Gravel et aux romans de La courte échelle? Dans une chronique parue dans le New York Times et intitulée « Adults Should Read Adult Books », Joël Stein affirmait que « the only thing more embarrassing than catching a guy on the plane looking at pornography on his computer is seeing a guy on the plane reading “The Hunger Games.” Or a Twilight book » (Stein 2012). C’est dire que cette méfiance à l’endroit de la littérature jeunesse ne relève pas uniquement d’un biais de la recherche universitaire; elle est également prononcée socialement.

Même si, l’une comme l’autre, la littérature populaire et la littérature jeunesse ont pris assez de gallons ces dernières années pour faire leur entrée dans plusieurs programmes d’enseignement supérieur — ce qui est le cas aussi de genres comme la bande dessinée ou le roman graphique — il reste que leur apparente simplicité ou bien peut-être l’idée qu’elles puissent mobiliser un public moins pourvu en capital culturel3 continue de les faire passer pour des objets d’étude de second ordre.

Pour son trente-septième numéro, Postures invitait les chercheur·euse·s à étudier le texte littéraire et les liens qu’il entretient avec l’oubli et les oublié·e·s de la littérature, les manières par lesquelles il peut contrer l’oubli et lutter contre « les crimes imprescriptibles » (Ricœur 2006, 21) grâce à la commémoration et à la remémoration, et les façons par lesquelles il ouvre la voie (et offre une voix) pour penser au-delà de l’hégémonie et du canon littéraire.

L’oubli 

En ouverture de numéro, Marie-Ève Kingsley pose l’hypothèse que lorsqu’un travail d’écriture tournée vers le passé s’enclenche, le sujet peut passer de l'assujettissement à la subjectivité. C’est à partir de l’auto-socio-biographie Mémoire de fille et l’essai L’écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet que l’autrice de l’article développe cette idée. En effet, la honte, qui ressurgit lors de l’écriture des événements passés, permet à la narratrice d’enclencher un dialogue avec la jeune fille qu’elle était à la colonie de vacances et celle qui écrit, quelques années plus tard. Ernaux renverse donc, selon Kingsley, la pensée assujettie et enclenche un processus d’émancipation. 

En se basant sur la lecture que fait Ivan Delazari (2021) de Nous qui n’étions rien (2018) de Madeleine Thien, qu’il considère « comme une encyclopédie non-conventionnelle », Aglaé Boivin tente de démontrer que le Livre des traces, en tant que mise en abyme du roman, est lui aussi de nature encyclopédique. Dans la foulée, elle constate que le paradoxe inhérent de ce « roman-monde » (Samoyault 1999), c’est-à-dire sa dimension ouverte et fermée, s’apparente au fonctionnement de la mémoire, et ce, par la transformation constante de l’inscription mémorielle initiale.

À partir de la notion de « pacte du témoin » de Philippe Forest, Mara Capraro étudie le corpus carcéral de l’écrivaine Goliarda Sapienza qui, selon elle, exprime, par ses stratégies d’écriture, la vie carcérale telle que vécue par les témoins. En effectuant d’abord une brève présentation de la biographie de Sapienza, l’autrice de l’article suggère ensuite que l’écrivaine Sapienza, connaissant les histoires de la communauté carcérale, est chargée de les transmettre pour ainsi conserver la mémoire de ces témoins. 

Les oublié·e·s

Dans « Réception de Victor Segalen : de l’oubli à l’exhumation », Said Ouchari retrace les enjeux, à la fois idéologiques et esthétiques, qui ont déterminé la réception de Victor Segalen, d’abord par ses contemporains puis par la postérité. Il analyse la transformation de cette réception, à l’aune de la notion de l’oubli et des apports idéologique et littéraire de Segalen, un auteur qui offre une conception nouvelle de l’exotisme. Dans quelle mesure l'œuvre de Segalen fut-elle oubliée ? Comment est-elle sortie de l’oubli ?

Dans « Profil de l’orignal d’Andrée Maillet ou Le “classique oublié” », Victor Caron-Veilleux propose une étude de la réception de ce roman, suivant les rééditions successives de l'œuvre (1953, 1974, 1990). Il s’interroge notamment sur le rôle de l’autrice dans le champ littéraire et sur la tension d’une œuvre à chaque fois célébrée lors de sa parution ou de ses rééditions, pour être presque immédiatement oubliée par l’institution littéraire québécoise.

Dans le cadre de cet article, Marie-Catherine Lapointe présente un décryptage punk d’un album de François Blais. En plus de rapprocher deux mondes en apparence éloignés — la littérature jeunesse et le mouvement punk —, l’autrice met en valeur un objet de réflexion et un appareillage théorique encore peu considérés par les études littéraires. « Punk is not dead : une lecture du Livre où la poule meurt à la fin » révèle le grand pouvoir heuristique et opératoire que peut receler le punk. L’analyse de thèmes comme l’autodestruction, la provocation ou le refus de l’autorité servent, au demeurant, à dépasser le comique de façade pour exposer les nombreuses questions philosophiques qui jalonnent le texte.

Hors-dossier

Sarah-Maude Bilodeau propose une analyse de l’évolution de la littérature autofictionnelle des femmes ainsi que de sa réception dans la critique littéraire, en se penchant sur la représentation de la souffrance féminine. En prenant appui sur les critiques de Borderline de Marie Sissi Labrèche (2000) et de Trente de Marie Darsigny (2018), Bilodeau montre comment la réception de l’écriture de la souffrance féminine a évolué depuis la parution de Borderline. En effet, l’autrice de l’article pointe que le roman Trente, s’inscrivant dans une filiation avec Borderline, participe à la légitimation de l’écriture de la souffrance féminine qui était autrefois perçue par la critique littéraire comme « narcissique et mineure », pour le dire avec Bilodeau. 

En clôture de numéro, rachel lamoureux avec « Écrire le dégoût d’être héritière dans le roman Nom de Constance Debré » conteste le projet de l’écrivaine qui aspire à se libérer de son récit familial et à remettre en cause l’héritage bourgeois dont son patronyme se fait l’écho. En témoignant notamment de la réception des œuvres de Debré, de la position qu’elle occupe dans le champ littéraire et de la socialité qui émane de son écriture, lamoureux révèle habilement le paradoxe qu’il y a à vouloir s’affranchir de son milieu tout en jouant le jeu des institutions.

L’équipe de Postures remercie chaleureusement les membres des comités de rédaction et de correction, qui ont travaillé à l’élaboration de ce numéro. Nous remercions les partenaires financiers qui permettent à Postures d’exister et d’offrir un espace de partage et de diffusion riche et stimulant aux chercheur·euse·s étudiant·e·s. Un grand merci au Département d’études littéraires, à l’Association Facultaire des Étudiants en Arts (AFEA), à l’Association Étudiante des Cycles Supérieurs en Études Littéraires (AECSEL), à l’Association Étudiante Modulaire en Études Littéraires (AEMEL) ainsi qu’aux Services à la vie étudiante (SVE) de l’UQAM. Postures exprime toute sa reconnaissance aux auteur·rice·s de ce numéro pour leur travail.

 

Bibliographie

Adorno, Theodor W. 1964. « L’industrie culturelle ». Dans Communications, no 3, p. 12-18.

Bouchenni, Nadia. 2020. « Avec “La discrétion”, Faïza Guène veut “réparer l’offense de l’oubli” ». TV5MONDE. 11 octobre. https://information.tv5monde.com/info/avec-la-discretion-faiza-guene-veut-reparer-l-offense-de-l-oubli-376756 (Page consultée le 27 novembre 2022).

Bourdieu, Pierre et Jean-Claude Passeron. 1970. La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement. Paris : Les Éditions de minuit.

Boulaire, Cécile et Dominique Perrin. 2022. « La Littérature avant la lettre. L’album pour enfants devant la théorie littéraire ». Fabula-LhT. 29 avril. https://www.fabula.org/actualites/107851/fabula-lht--la-litterature-avant-la-lettre-lalbum-pour.html (Page consultée le 14 novembre 2022). 

Gefen, Alexandre. 2017. Réparer le monde : la littérature française face au XXIe siècle. Paris, France : Éditions Corti.

Gervais, Bertrand. 2017. « Fictions de la ligne brisée : Typologie des mises en récit de l’oubli ». Réflexions sur le contemporain. Observation de l’Imaginaire contemporain. 11 septembre. https://oic.uqam.ca/fr/carnets/reflexions-sur-le-contemporain/fictions-de-la-ligne-brisee-typologie-des-mises-en-recit-de (Page consultée le 27 novembre 2022).

Le Robert. s.d. « Oubli ». Le Robert. Dico en ligne. s.d. https://dictionnaire.lerobert.com/definition/oubli (Page consultée le 27 novembre 2022). 

Ricœur, Paul. 2006. « Mémoire, histoire, oubli ». Esprit, vol. 3 : 20-29. 

Stein, Joël. 2012. « Adults Should Read Adult Books ». New York Times, 23 mai.https://www.nytimes.com/roomfordebate/2012/03/28/the-power-of-young-adult-fiction/adults-should-read-adult-books(Page consultée le 19 novembre 2022).

Corpus

Auster, Paul. 1985. Cité de verre. Arles : Actes sud.

Barth, John. 1968. Lost in the Funhouse. États-Unis : Doubleday. 

Borges, Jorge Luis. 1994. Ficciones: Fictions (trad. Roger Caillois). Paris : Gallimard, Coll. « Folio Bilingue ».

Duras, Marguerite. 1960. Hiroshima mon amour. Paris : Gallimard.

Guène, Faïza. 2020. La discrétion. Paris, France : Plon.

Kiyémis. 2020. À nos humanités révoltées. France : PNM éditions.

Manzoor-Khan, Suhaiymah. 2019. Postcolonial Banter. London, Royaume-Uni de Grande-Bretagne. Verve Poetry Press.

Quignard, Pascal. 1993. Le nom sur le bout de la langue. Paris : Gallimard.

Ogawa, Yoko. 1994. Cristallisation secrète. Arles : Actes sud.

Shire, Warsan. 2011. Teaching my mother how to give birth. London, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord : Mouthmark, 2011.

Pour citer cet article: 

Berger Soucie, Kevin et al. 2023. « Anamnèse : oubli et oublié·e·s en littérature », Postures, Dossier « Anamnèse : oubli et oublié·e·s en littérature », no 37, En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/anamnèse-oubli-oubliées-en-littérature> (Consulté le xx / xx / xxxx).